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écriture - Page 10

  • Ma propre musique

     

    VAN GOGH Vincent Le semeur (d’après Jean-François Millet, 1850), 1889, collection privée 

     

     

     

         En cette fin du mois d’août 1889, Vincent Van Gogh ne va pas bien…

        Depuis de nombreux mois, il est enfermé à l’hospice de Saint-Rémy-de-Provence, dans ce Midi où il est arrivé il y a seulement un et demi. Il veut repartir vers le Nord. Le soleil ne lui réussit pas… Il ne le sait pas encore, dans huit mois, en mai 1890, il reprendra le train pour Auvers-sur-Oise, une commune de la région parisienne, où il retrouvera le docteur Gachet qui sera chargé par son frère Théo de s’occuper de lui.

       Vincent manque de confiance dans ses capacités physiques pour entreprendre un voyage : « Je suis étonné qu’avec les idées modernes que j’ai, moi si ardent admirateur de Zola, de Goncourt et des choses artistiques que je sens tellement, j’aie des crises comme en aurait un superstitieux et qu’il me vient des idées religieuses embrouillées et atroces telles que jamais je n’en ai eu dans ma tête dans le nord. »

        Pour le moment, l’artiste vient de sortir d’une longue et violente crise. Ne pouvant sortir, il travaille d’arrache-pied dans sa chambre : « Je laboure comme un vrai possédé. J’ai une fureur sourde de travail plus que jamais. Et je crois que ça contribuera à me guérir. Peut-être m’arrivera-t-il une chose comme celle dont parle Eugène Delacroix : « J’ai trouvé la peinture lorsque je n’avais plus ni dents ni souffle ». 

       N’ayant pas de modèles, il demande à son frère Théo de lui envoyer des gravures de ses peintres préférés. Parmi ces gravures, il entreprend de copier les travaux des champs, dont « Le semeur », de Jean-François Millet. Il ne veut pas faire de simple copie des toiles du peintre mais souhaite en faire une interprétation personnelle : sa propre musique…

     

     

    Lettre à Théo – vers le 20 septembre 1889

     

    « J’ai à présent 7 copies sur les dix des « travaux des champs » de Millet.

    Je peux t’assurer que cela m’intéresse énormément de faire des copies et que n’ayant pour le moment pas de modèles cela fera que pourtant je ne perdrai pas de vue la figure.

    En outre cela me fera une décoration d’atelier pour moi ou un autre.

    Ce que je cherche là-dedans et pourquoi il me semble bon de les copier, je vais tâcher de te le dire. On nous demande à nous autres peintres toujours de composer nous-mêmes et de n’être que compositeurs.

    Soit – mais dans la musique il n’en est pas ainsi et si telle personne jouera du Beethoven elle y ajoutera son interprétation personnelle – en musique et alors surtout pour le chant l’interprétation d’un compositeur est quelque chose, et il n’est pas de rigueur qu’il n’y a que le compositeur qui joue ses propres compositions.

    Bon – moi, surtout à présent étant malade, je cherche à faire quelque chose pour me consoler, pour mon propre plaisir.

    Je pose le blanc et noir de Delacroix ou de Millet, ou d’après eux, devant moi comme motif.

    Et puis j’improvise de la couleur là-dessus, mais bien entendu pas tout à fait étant moi, mais cherchant des souvenirs de leurs tableaux - mais le souvenir, la vague consonance de couleurs qui sont dans le sentiment sinon justes - ça c’est une interprétation à moi.

    Un tas de gens ne copient pas, un tas d’autres copient – moi je m’y suis mis par hasard et je trouve que cela apprend et surtout parfois console.

    Aussi alors mon pinceau va entre mes doigts comme serait un archet sur le violon et absolument pour mon plaisir. »

     

     

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    Jean-François Millet – Le semeur, 1850, Museum of Fine Arts, Boston

     

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    Vincent Van Gogh – Le semeur (d’après Jean-François Millet 1850), 1889, Collection privée

     

     

         En 1891, l’écrivain Octave Mirbeau, dans « L’écho de Paris », ne pouvait faire une plus belle analyse du travail de l’artiste :

     

    Octave Mirbeau – L’écho de Paris, 31 mars 1891

     

    « Dans  « Le semeur », de Millet, rendu si surhumainement beau par Van Gogh, le mouvement s'accentue, la vision s'élargit, la ligne s'amplifie jusqu'à la signification du symbole. Ce qu'il y a de Millet demeure dans la copie ; mais Vincent Van Gogh y a introduit quelque chose à lui, et le tableau prend bientôt un aspect de grandeur nouvelle. Il est bien certain qu’il apportait devant la nature, les mêmes habitudes mentales, les mêmes dons supérieurs de création que devant les chefs-d’œuvre de l’art. Il ne pouvait pas oublier sa personnalité, ni la contenir devant n’importe quel spectacle et n’importe quel rêve extérieur. Elle débordait de lui en illuminations ardentes sur tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il, touchait, tout ce qu’il sentait. Aussi ne s’était-il pas absorbé dans la nature. Il avait absorbé la nature en lui ; il l’avait forcée à s’assouplir, à se mouler aux formes de sa pensée, à le suivre dans ses envolées, à subir même ses déformations si caractéristiques. Van Gogh a eu, à un degré rare, ce par quoi un homme se différencie d’un autre : le style. Dans une foule de tableaux, mêlés les uns aux autres, l’œil, d’un seul clin, sûrement, reconnaît ceux de Vincent Van Gogh, comme il reconnaît ceux de Corot, de Manet, de Degas, de Monet, de Monticelli, parce qu’ils ont un génie propre qui ne peut être autre, et qui est le style, c’est-à-dire l’affirmation de la personnalité. Et tout, sous le pinceau de ce créateur étrange et puissant, s’anime d’une vie étrange, indépendante de celle des choses, qu’il peint, et qui est en lui et qui est lui. »

     

     

     

  • QUE LES BLES SONT BEAUX - L'ultime voyage de Vincent Van Gogh

     

     

    Colis de Noël

     

      

    Extrait de l’« Introduction » du roman :

     

    « Auvers-sur-Oise…

         Au printemps de l’année 1890, l’itinéraire tourmenté du peintre mène ses pas dans ce petit village situé au nord de la région parisienne. Il revenait du Midi où il avait connu de longues périodes de souffrance et un séjour d’une année, à sa demande, dans l’hospice Saint-Paul-de-Mausole à Saint-Rémy-de-Provence. A Auvers, la prescription médicale du docteur Gachet qui le soigne est simple : « jetez-vous hardiment dans le travail, distrayez-vous, pensez à autre chose. »

        Vincent va suivre les préceptes du docteur à la lettre. Au sommet de son art, il peint dans une débauche d’énergie, parfois plus d’un tableau par jour. Nombre des toiles de cette période sont des chefs-d’œuvre.

        Plusieurs fois, je me suis rendu dans cette petite commune longeant les berges de l’Oise où la présence de l’artiste est encore perceptible. Je l’ai rencontré. Il est devenu un ami.

        Cette rencontre s’est transformée en un récit écrit par Vincent lui-même. Tour à tour joyeux, mélancolique, parfois sombre, il conte, au jour le jour, son ultime pérégrination de deux mois dans Auvers. Il nous fait partager ses goûts, ses désirs, sa curiosité, ses rencontres, décrit son activité quotidienne, explique sa peinture, et, surtout, exprime son amour de l’art qui le fait répéter souvent : « Il y a du bon de travailler pour les gens qui ne savent pas ce que c'est qu'un tableau ».

         Vincent Van Gogh, le solitaire, l'incompris, aurait aimé cette histoire qui est la sienne. »

     

         A l’approche de Noël, Vincent et moi sommes heureux de vous faire partager ce livre numérique commencé il y a une dizaine d’années. Il est librement consultable en cliquant sur sa couverture. Les fonctions interactives permettent d’adapter la vision la plus confortable pour chacun : par exemple, pour moi, le mode de lecture le plus agréable à l’écran me paraît être la « Vue défilante », en grossissant légèrement les caractères. Pour les personnes qui préfèrent utiliser des liseuses ou tablettes, je peux leur envoyer un fichier PDF ou DOC.

     

    Couverture QUE LES BLES SONT BEAUX 3.jpg

     

         Vincent m’a soufflé qu’il aimerait connaître les commentaires des lecteurs qui seront intéressés par son histoire afin que nous puissions leur retourner une réponse amicale personnalisée.

         Bonne lecture et JOYEUX NOEL à tous.

     

              Vincent             Alain

     

     

  • Marguerite Gachet

     

    VAN GOGH Vincent - Marguerite Gachet au piano, 1890, Kunstmuseum Basel, Suisse

     

     

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         - Mettez-vous en place, Marguerite !

        La jeune fille ne semblait guère pressée de reprendre la pose. Elle avait enfin tenu sa promesse. Depuis mon arrivée dans la région, je la relançais régulièrement pour qu’elle me permette de faire son portrait devant son piano. Le soir, dans ma chambre, j’imaginais la pose, les couleurs, la forme.

        Paul m’aida à déménager la table au centre de la pièce. Le piano fut installé près de la fenêtre, en pleine lumière. J’avais besoin d’espace autour du chevalet pour travailler.

         Hier, après un premier croquis préparatoire à la pierre noire, j’avais attaqué la peinture. Le mur blanchâtre et le parquet en chêne de la pièce étaient trop ternes pour être repris à l’identique. J’avais recréé le fond du décor en étalant une première couche de peinture très diluée : une laque de géranium sur le sol et un vert Véronèse mixé de jaune sur le mur. Au soir, la toile était déjà bien avancée, surtout dans les teintes claires : la blondeur des cheveux, la robe blanche, les mains.

        J’installai la toile étroite encore fraîche de la veille sur le chevalet. Cette semaine j’avais utilisé pour les paysages un nouveau format de 1 mètre de haut sur 50 cm de large. Il m’avait été inspiré par les estampes japonaises. Ce format allongeait les formes du modèle, ainsi je l’avais gardé pour le portrait tout en hauteur.

       Marguerite s’assit devant le piano. Je ne lui avais guère laissé le choix pour sa tenue peinture,van gogh,marguerite gachet,auvers-sur-oisevestimentaire. Je tenais à ce qu’elle revête sa robe blanche serrée à la taille, avec cette ceinture rouge qui lui moulait les hanches à ravir. Sa chevelure claire relevée en chignon très haut placé dégageait son fin profil.

         Les teintes posées la veille sur la toile s’étaient raffermies en séchant. Je voulais terminer le fond du décor, les autres éléments se mettraient en place d’eux-mêmes. De la pointe du pinceau, je piquai le mur verdâtre de petits points orangés très fins, puis, avec un pinceau plat, le tapis rouge fut couvert de bâtonnets vert olive placés dans le sens de la hauteur. Les couleurs complémentaires vertes et rouges posées près l’une de l’autre s’exprimaient pleinement. La relation qui existait entre les couleurs me surprenait toujours. 

         La tension habituelle montait en moi. Je savais que le résultat de mon travail dépendait des minutes à venir.

         Ma brosse trempée dans le bleu de Prusse enroula délicatement le bas de la robe pour ne pas lapeinture,van gogh,marguerite gachet,auvers-sur-oise salir. Avec la même couleur, je fignolai le dessin du piano, la bougie, le cahier de musique et le tabouret sur lequel Marguerite, assise, pianotait, rêveuse, la tête légèrement penchée sur le clavier. Furtivement, elle se tourna vers moi. Ses yeux azurs pétillèrent un instant. Elle m’offrit à nouveau son profil.

       Je changeai de brosse pour accentuer la pâleur du visage. Avec le même ton, les mains furent allongées. Esquissées à peine, elles paraissaient plus légères sur le clavier. La qualité des mains dans mes portraits était essentielle. « Elles sont aussi importantes que l’ovale du visage ou l’expression d’un regard, elles causent, disais-je souvent à Théo ».

      Mon travail avançait. Je peignais avec l’entrain d’un marseillais mangeant de la bouillabaisse. Goulûment…

        Le pinceau imbibé de laque géranium borda le haut du vêtement, puis rosit ensuite les plis de la robe dans le frais de la couleur blanche. La laque déposée pure accentua le rouge de la ceinture.

       Je voulais vérifier chaque détail et ne cessait de tourner autour de Marguerite. « Arrêtez Vincent, cria-t-elle en riant, vous me donnez mal au cœur ! » Le tableau me satisfaisait. Les contrastes étaient puissants, les couleurs s’équilibraient. Mes bâtonnets répartis fermement sur l’ensemble de la toile remplaçaient le modelé et suggéraient le mouvement. Quelques touches finales achevèrent mon travail. 

       En mouchetant le mur de points orangés, j’avais pensé à mon vieux copain Paul Signac, adepte de cette technique. Elle était déjà loin l’époque où je le suivais dans la campagne proche de Paris, vers Asnières et Clichy, en bord de Seine. Je tentais de pratiquer son style fait de petites touches accolées. Trop rigoureux pour moi ! Mon art avait besoin de respirer, sans contrainte.

         - Vous pouvez quitter la pose Marguerite, dis-je joyeusement !

         La jeune fille se leva pour voir mon œuvre. Son image sur la toile lui plut instantanément.

         - Merci Vincent. Vous savez faire chanter les couleurs.

         - Vous aimez ?

         Dans le « oui » étouffé de sa réponse, je sentis de l’émotion.

       - Les japonais m’ont tout appris, Marguerite. A l’étude de leurs toiles, j’ai compris que l’utilisation des couleurs pures pouvait donner un résultat harmonieux. Il suffit simplement de les mettre en musique comme vous le faites si bien avec les notes sur votre piano.

        Je me disais que cette toile aux tonalités roses ferait très bien avec une autre, de blés, peinte en largeur récemment dans des tons vert pâle. J’avais encore en mémoire des paroles anciennes écrites à Théo : « Nous sommes encore loin avant que les gens comprennent les curieux rapports qui existent entre un morceau de la nature et un autre, qui pourtant s’expliquent et se font valoir l’un l’autre ».

        - Cette toile est à vous, Marguerite ! Je vous l’offre en remerciement de ces deux jours de plaisir ! Accrochez-là au mur pour le séchage. N’oubliez pas que vous m’avez promis de poser à nouveau ces jours prochains, avec un petit orgue…

       « Promis, Vincent, dit-elle tout bas en s’approchant de moi. » Elle refoula sa timidité habituelle et me déposa un baiser rapide sur la joue.

     

     

    Texte extrait du roman qui sera publié et offert le 15 décembre prochain : QUE LES BLES SONT BEAUX - L'ultime voyage de Vincent Van Gogh

     

     

  • Eugène DELACROIX, confidences

     

    Un romantique fervent admirateur du peintre flamand Paul Rubens

     

     

         « Aucun tableau ne révèle mieux à mon avis l’avenir d’un grand peintre […]. C’est là surtout qu’on peut remarquer ce jet de talent, cet élan de la supériorité naissante qui ranime les espérances un peu découragées par le mérite trop modéré de tout le reste » - Adolphe Thiers

         Adolphe Thiers parle du tableau « La Barque de Dante » présenté, pour la première fois, par le tout jeune Eugène Delacroix au Salon de 1822. Cette toile inspirée de l’Enfer de Dante, d’une conception dramatique, par ses références à Michel-Ange et Rubens, est considérée comme un manifeste du romantisme. Après « Le Radeau de la Méduse » de son camarade d’atelier Théodore Géricault peint en 1819, les critiques considèrent qu’une orientation nouvelle, un coup fatal vient d’être porté à la peinture académique.

     

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    Eugène Delacroix - La Barque de Dante ou Dante et Virgile aux enfers, 1822, musée du Louvre, Paris

     

     

         Un adolescent. Encore un gamin. Il n’a que 17 ans… Déjà, la superbe lettre ci dessous montre que, très jeune, la passion amoureuse fait entrer Eugène Delacroix dans le romantisme à venir.

     

    Lettre à son ami Achille Piron, le 20 août 1815

     

         Que de choses j’aurais à te dire, mon bon ami, si je n’avais pas perdu la tête, mais malheureusement voilà mes anciennes folies qui me reprennent et tu n’as pas de peine à deviner pourquoi. Quel moment que celui où on revoit après des siècles, un objet qu’on croyait avoir aimé et qui était presque entièrement effacé du cœur… Au milieu de tout cela je tombe de mon haut quand je songe à l’empire que j’ai eu sur moi-même hier dans cet instant délicieux et terrible qui m’a réuni pour quelques minutes à celle que j’avais eu l’indignité d’oublier. Il m’arrive souvent qu’une sensation morale, de quelque nature qu’elle soit, ne me frappe guère que par contrecoup, et lorsque livré à moi-même ou rentré dans la solitude de mon âme, l’effet s’en renouvelle avec plus de force par l’éloignement de la cause. C’est alors que mon imagination travaille et que, contraire à la vue, elle agrandit les objets à mesure qu’ils s’éloignent. Je m’en veux de n’avoir pas joui avec assez de plénitude de l’instant que le hasard m’a procuré ; je bâtis des châteaux de chimères et me voilà divaguant et extravagant dans la vaste mer de l’illusion sans bornes et sans rivages. Me voilà donc redevenu aussi sot qu’auparavant. Dans le premier instant mon cœur battit d’une force… Ma tête se bouleversa tellement que je craignis de faire une sottise : je ne faisais pas un pas sans songer que j’étais près d’elle, que nos yeux contemplaient les mêmes objets et que nous respirions le même air : lorsque je lui eus parlé et que tu m’entraînas dans l’autre salle… je t’aurais, je crois, battu et néanmoins je n’étais pas fâché d’un autre côté de m’éloigner d’elle, mais je crois que l’enfer et les démons ne seraient par parvenus à me faire quitter cette maison bienheureuse tant que j’y aurais su ma Julie. Et puis ces habits noirs, cette tête pâle et défaillante, ces tombeaux, ce froid vague qui me saisissait, cette mort que je voyais partout, ces charmes pleins de jeunesse et rayonnants de beauté, ce pied vif et léger qui foulait les froides reliques de mille générations et la poussière de quelques tyrans… que de sensations, que de choses… Une tête plus forte que la mienne n’y eût pas résisté, et ma foi, à quoi bon s’arracher de l’âme un sentiment qui la remplit si bien, qui cadre si bien avec mes idées.

         Peu à peu mes sens se rassirent : nous parlâmes, nous fîmes quelques plaisanteries, cela me calma, mais dès que je t’eus quitté, mon esprit et mon cœur furent tout aux petits Augustins.  Enfin que veux-tu, je suis le plus grand des fous ; moi, je m’en moque, il faut que je la voie, il le faut, je donnerais le diable pour en venir à bout. Tu sais à peu près à quels termes j’en suis avec elle, elle m’a contemplé hier avec une certaine attention et une fréquence qui persuade à ma vanité que je ne lui suis pas indifférent, tandis que d’un autre côté, je n’y vois qu’une simple curiosité. Il faut dans tout cela me donner au plus vite ton avis, il faut éclaircir tout ceci. Je t’en supplie par l’amitié que j’ai pour toi, cherche, travaille de ton côté, retourne-toi l’esprit de mille manières pour me trouver le moyen de la voir, de lui parler, de lui écrire. Voilà de belles choses, d’étranges folies. Que dirais-je dans un an, dans un mois peut-être si je voyais une misérable lettre comme celle-ci. Mais je suis jeune et… non je ne suis pas encore amoureux : mais c’est à toi à décider si je dois le devenir ou non.

         Réponds moi au plus vite, sur-le-champ, cherche, médite. Songe que je suis sur les épines, j’ai grand besoin que Cupidon jette sur moi un regard de compassion, car je me vois bien loin de mon but.

         Écris, écris, écris et surtout que je la voie.  Que d’obstacles ! Que de barrières à surmonter.

         Eugène

     

     

         Dans ses premières expériences picturales Delacroix est fasciné par Rembrandt, Titien et Rubens qu’il recherchera souvent au cours de ses nombreux voyages. Ensuite, il suivra sa propre voie, revendiquant une liberté de couleur et de touche.

         Cette lettre à un ami montre son immense passion pour Paul Rubens :

     

    Lettre à Charles Soulier (aquarelliste, ami de l’artiste) – Ems, le 3 août 1850

     

         Cher ami,

         Je suis un infâme paresseux : moins j’ai eu d’occupation et moins j’ai eu le courage d’écrire. Je ne veux pourtant pas revenir sans remplir ma promesse et t’écrire deux mots de la vie que j’ai menée. Je suis ici depuis trois semaines : j’en avais passée une à penser en Belgique. […] J’écris à Villot par le même courrier pour l’engager à profiter de l’occasion de la vente du roi de Hollande pour voir les tableaux de Rubens. Ni toi ni lui ne vous doutez ce que c’est que des Rubens. Vous n’avez pas à Paris ce qu’on peut appeler des chefs-d’œuvre. Je n’avais pas vu encore ceux de Bruxelles, qui étaient cachés quand j’étais venu dans le pays. Il y en a encore qui me restent à voir car il en a mis partout : enfin dis-toi brave Crillon que tu ne connais pas Rubens et crois en mon amour pour ce furibond. Vous n’avez que des Rubens en toilette, dont l’âme est dans un fourreau. C’est par ici qu’il faut voir l’éclair et le tonnerre à la fois. Je te conterai tout cela en détail pour te faire venir l’eau à la bouche. Je m’étais bien promis de consacrer huit jours à aller voir la collection de La Haye avant sa dispersion mais mes arrangements n’ont pu définitivement cadrer avec ce projet.

         Je m’en vais me consoler avec les Rubens de Cologne et de Malines que je n’ai pas encore vus. J’irais en chercher dans la lune si je croyais en trouver de tels. Je m’en vais apprendre l’allemand en revenant à Paris et je compte bien sur tes conseils pour cela, pour aller un de ces jours à Munich où il y en a une soixantaine, et à Vienne où ils pleuvent également. Comment négligent-ils au musée d’acquérir les Miracles de St Benoît ? (Toile de Rubens dont Delacroix avait fait une copie en 1844)

     

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    Eugène Delacroix - Les miracles de Saint Benoit (copie d’après Rubens), 1844, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles

     

         Voilà dans de petites dimensions quelque chose qui avec la Kermesse (Toile représentant une truculente noce de village peinte par Rubens en 1635 possédée par le musée du Louvre) remplirait nos lacunes : mais quant à des grands Rubens, à moins que la Belgique ne fasse banqueroute, nous n’en aurons jamais de la grande espèce.

     

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    Peter Paul Rubens - La kermesse au village ou Noce au village, 1635, Musée du Louvre, Paris

     

         Ne me trouves-tu pas redevenu jeune ? Ce ne sont pas les eaux : c’est Rubens qui a fait ce miracle. Toutes les fois que je me suis ennuyé, je n’ai eu qu’à y penser pour être heureux. Et je me suis très peu ennuyé. […]

         Je t’embrasse

     

         Plus tard, en octobre 1860, Eugène Delacroix écrira :

    « Rubens ne se châtie pas et il fait bien. En se permettant tout, il vous porte au delà de la limite qu’atteignent à peine les plus grands peintres ; il vous domine, il vous écrase sous tant de liberté et de hardiesse. »

     

  • Une Joconde hollandaise peut en cacher une autre

     

    VERMEER Johannes - La jeune fille au chapeau rouge, 1667, National Gallery of Art, Washington

     

     

         La foule est impressionnante. Difficile d’approcher… Je contemple longuement le petit portrait installé dans une salle de la National Gallery…

         Le moins que l’on puisse dire est que cette « Jeune fille au chapeau rouge », minuscule tableau de Johannes Vermeer (22,8 x 18 cm), ne passe pas inaperçue ! La toile est tout aussi éblouissante que La jeune fille à la perle, la Joconde hollandaise qui m’avait fait l’aumône d’un sourire lors d’une visite au Mauritshuis à La Haye.

     

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    Johannes Vermeer – La jeune fille au chapeau rouge, 1667, National Gallery of Art, Washington

     

         Ma première impression, devant l’aspect du vêtement et l’étonnant chapeau rouge, est qu’il s’agit d’un jeune homme adolescent. Un regard plus inquisiteur ne peut tromper sur le sexe du personnage : un doux visage au regard curieux, des lèvres entrouvertes qui rappellent la bouche humide de La jeune fille à la perle, une boucle sous le lobe de l’oreille dans l’ombre des cheveux qui paraissent frisés.

         Nul doute, il s’agit bien d’une jeune fille, pensai-je ! Le génie du maître de Delft explosait dans cette peinture exceptionnelle de talent et de sensibilité. Je savais que certains historiens d’art, encore de nos jours, contestaient la paternité de l’oeuvre à Vermeer. Ma conviction intime est faite : seul Vermeer avait pu réaliser ce petit bijou.

         La technique est semblable aux tableaux de l'artiste peints à partir du milieu des années peinture, vermeer, national gallery, 1660 : légères touches de peinture transparente très diluée en glacis recouvrant de minces couches de pigments colorés plus opaques. Le résultat est lumineux…

     

     

     

     

     

     

     

     

     

         Je remarque qu’un homme est installé à mes côtés et examine le tableau silencieusement.

         - Dire qu’elle a failli ne pas être attribué à Vermeer, lui dis-je en souriant ! Difficile de ne pas reconnaître la patte de l’artiste… Tout le talent du peintre est condensé dans ce petit portrait.

         L’homme était décomposé.

         - Ce peintre est un diable qui nous enserre dans ses griffes et ne nous lâche plus. Il utilise la technique des futurs « impressionnistes »... la lumière est disséminée sur toute la toile... mais il est meilleur qu’eux…

         Inconsciemment, il saisit mon bras et lance fougueusement :

         - Tout est admirablement peint : ce saisissant contraste de rouge vif et de bleu froid… les reflets subtils renvoyés par l’étrange chapeau à plumes rouge orangé en forme d’aile empourprant de flammèches les joues de la jeune fille… ce blanc éclatant sous le menton… tous ces rehauts clairs, virgules posées sur la robe, le chapeau et la tête de lion tout en bas… Vermeer est un magicien !

         Des gouttes de rosée étaient déposées sur la bouche et la pointe du nez. En m'approchant, je distinguai une minuscule tête d’épingle vert clair éveillant la pupille de l’œil droit. Jugeant sans doute que l’effet n’était peinture, vermeer, national gallery, pas suffisamment fort, en plein milieu de la toile, l’artiste avait brossé vigoureusement en pâte d’un blanc pur le plastron sous le menton de la femme, l’éclairant fortement et animant son visage. Vincent Van Gogh et ses pâtes épaisses écrasées puissamment aurait aimé ce travail, pensai-je…

     

     

     

     

     

         La fascination s’était installée dans le regard de mon voisin. Il va avoir du mal à s’en remettre, pensai-je, heureux pour lui.

         Troublé, je le laissai en pleine méditation et m'éloignai.

     

     

  • Voir la peinture autrement

     

    Un noir joyeux

     

     

        Esperiidae, mon amie donneuse de voix sur Litterature audio.com, site beaucoup fréquenté par les non-voyants et malvoyants, mais aussi par les curieux de littérature, m’a fait le plaisir d’enregistrer pour la quatrième fois une de mes nouvelles qu'elle sait si bien mettre en valeur.

         Hésitant lorsqu’elle m’a proposé ce projet car je m’imaginais que la vision des tableaux était indispensable à une bonne perception de ceux-ci, je découvre, une nouvelle fois, que la seule force de la voix, sa sensibilité, son timbre, ses modulations et son rythme, permettent une nouvelle approche de la peinture. Les mots parlés donnent vie aux tableaux et confirme la phrase d’un peintre suisse enseignant la peinture à des non-voyants, parlant de « Voir autrement »...

         Ce récit : « Un noir joyeux » conte l’étrange complicité unissant Edouard Manet et Berthe Morisot qui lui servit de modèle durant une quinzaine d’années. 

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  • Un sourire coquin

     

    HALS FransLa bohémienne, 1630, musée du Louvre, Paris

     

     

         C’est bien moi « La bohémienne » ! Je suis une des oeuvres vedettes de la peinture hollandaise du Siècle d’or, magnifique période de ce 17ème siècle hollandais qui rayonnait sur le reste de l’Europe.

     

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    Frans Hals, La bohémienne, 1630, Musée du Louvre, Paris

     

         A l’intérieur des salles du département des peintures hollandaises du musée du Louvre, seules les toiles du grand Rembrandt ou du mystérieux Vermeer réussissent à me faire de l’ombre. Je suis moins connue que « La Joconde » qui attire tous les visiteurs du musée. Je me demande bien pourquoi… Néanmoins, je pense - non sans une pointe d’orgueil ! - que je suis l’œuvre la plus recherchée de cette aile Richelieu où je suis accrochée, si j’en juge au nombre de personnes qui passent et s’arrêtent longuement pour reluquer mon portrait…

        Un peu gênés parfois, les regards appuyés des visiteurs m’amusent… Suis-je responsable du fait que mes rondeurs provocantes, mon sourire entendu, un peu narquois, attirent plus particulièrement la gente masculine ? Je pense que ceux-ci voient en moi une jolie bohémienne aux joues roses, à la bouche gourmande. Rien d’autre… Ma tenue légère, mes cheveux indisciplinés serrés par un ruban rouge, mon regard railleur, doivent leur apparaître comme l’expression d’une certaine jovialité… ma propre joie de vivre.

         Lorsque Frans Hals, mon concepteur, m’a peinte dans les années 1630, je passais pour une femme de mauvaise vie, aux mœurs légères. Je ne ressemblais pas aux dames respectables de l’époque cachant leurs cheveux sous des bonnets ou une coiffe, aux corsages boutonnés très haut, le cou ceinturé d’une énorme fraise. Peu m’importait : l’allure débraillée que Frans m’avait donnée me plaisait et l’opinion des gens m’indifférait !

       Sale réputation que celle de notre peuple de bohémiens dont les origines étaient mal connues ! La couleur foncée de notre peau inquiétait. Gens du voyage, nous n’avions pas de domicile fixe et nous nous déplacions constamment. Les populations se méfiaient de nous, nous dérangions : les hommes nous désiraient pour notre gaieté, notre légèreté ; les femmes nous détestaient. Nous étions souvent confondus avec les mendiants, les errants, les vagabonds qui cheminaient le long des routes, ou les pèlerins se rendant à Saint-Jacques-de-Compostelle.

        Nos pires ennemis étaient les services de police : surveillance, intolérance, condamnations pour vagabondage ou mendicité étaient notre sort habituel. Gare aux voleurs, les sanctions étaient lourdes : torture, conduite aux galères, pendaison pour les hommes ; humiliations, fouet en public pour les femmes. Certaines de mes amies avaient été tondues, menacées de bannissement si elles continuaient à « mener la vie de bohémienne », et leurs enfants avaient été conduits dans des hôpitaux.

        Je ne m’expliquais pas cette haine envers nous ! Heureux, nous chantions, dansions, aimions, riions. On ne faisait pas grand mal… à part… bien peu de choses… quelques menus larcins par-ci par-là… La mémoire de mes friponneries passées me hante toujours. Combien de fois avais-je détroussé des passants… Cela se terminait mal parfois…

        Les bons chrétiens n’appréciaient guère les pratiques habituelles de nos femmes consistant à lire dans les cartes et les lignes de la main. Nous étions étranges. Etrangers…

     

         Que se passe-t-il ? Aujourd’hui, les gens passent devant moi rapidement en me jetant un regard distrait… Même les hommes, mes clients privilégiés habituellement, ne paraissent guère intéressés par mon décolleté aguicheur ? Pourtant, je fais des efforts pour me mettre en valeur : œil enjôleur, sourire espiègle… Ton pouvoir de séduction s’étiole ma fille, me dis-je, dépitée !

         « Chérie, viens voir cette jeune bohémienne. Elle est bien gironde ! »

         Un homme, attardé devant mon portrait, appelait sa femme qui continuait sa visite.

       Je me redresse subitement, bombe le torse et envoie un sourire coquin en direction de l’homme.

     

     

     

  • Paul Cézanne, Emile Zola : Confidences

     

    Une amitié de jeunesse

     

     

           Heureux temps du lycée Bourbon à Aix-en-Provence.

         Paul Cézanne et Emile Zola se connaisse très tôt, ils sont inséparables. Au début de l’année 1858, devant rejoindre sa mère à Paris, Zola part finir ses études dans la capitale. Jusqu’en 1861, date à laquelle Cézanne se décidera à monter lui-aussi à Paris, une correspondance régulière va s’installer entre les deux très jeunes amis.

         En avril 1858, Paul s’ennuie : « Depuis que tu as quitté Aix, mon cher, un sombre chagrin m’accable ; je ne mens pas, ma foi. Je ne me reconnais plus moi-même, je suis lourd, stupide et lent. […] Je gémis de ton absence. »

         Dans les courriers de cette période, le ton du jeune Cézanne est libre, joyeux, il ne parle guère de peinture, emploie volontiers l’humour, écrit des bribes de chansons, parle de ses amours et versifie beaucoup :

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  • Théodore GERICAULT, confidences

     

    L’ultime passion amoureuse d’un romantique

     

     

         Le romantisme… Par l’exaltation de ses sentiments, Théodore Géricault, ami de Delacroix qui l’admirait, l’incarne à lui seul.

         A 17 ans, il entre dans l’atelier du peintre Carle Vernet dont la spécialité est les dessins de chevaux. Il étudie ensuite dans l’atelier de Pierre-Narcisse Guérin où il rencontre Eugène Delacroix. Le cheval devient sa passion et il aime monter à cheval. Trois chutes successives l’affaibliront. Cette passion du cheval causera son décès prématuré trop jeune.

        En 1819, l’immense scène de naufrage « Le radeau de la Méduse » utilise un fait divers récent et épuise le peintre par l'ampleur du travail. Souffrant, il n’arrive plus à honorer ses commandes et part à Londres exposer son Radeau.

     

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    Théodore Géricault – Le radeau de la Méduse, 1819, musée du Louvre, Paris

     

     

         Une dernière passion amoureuse, plus pour les chevaux cette fois, avec madame Trouillard rencontrée durant l’hiver 1820-1821 à un bal masqué, l’enflamme.

         Il en parle dans les deux lettres ci-dessous, dont la dernière est adressée à madame Trouillard :

     

    Lettre à Pierre Joseph Dedreux-Dorcy (peintre, ami de l’artiste, qui permettra au «Radeau » d’entrer au Louvre) – Londres, le 12 février 1821

     

    Mon cher Dorcy

    […]

    Je ne m’amuse pas du tout et ma vie est absolument celle que je mène à Paris, travaillant beaucoup dans ma chambre et rôdant ensuite, pour me délasser, dans les rues où il y a toujours un mouvement et une variété si grande que je suis sûr que vous n’en sortiriez pas. Mais le motif qui vous y retiendrait m’en chasse. La sagesse je le sens devient de jour en jour mon lot, sans cesser malgré cela d’être le plus fou de tous les sages car mes désirs sont toujours insatiables et quoi que je fasse c’est toujours autre chose que je voudrais faire. Je lithographie à force. Me voilà voué pour quelque temps à ce genre qui, étant neuf à Londres, y a une vogue considérable. Avec un peu plus de ténacité que je n’en ai, je suis sûr qu’on pourrait faire une fortune considérable.

    […]

    Une conquête aussi mon cher Dorcy, car je dois tout vous dire, une femme qui n’est pas de la première jeunesse mais belle encore et entourée de tout le prestige de la fortune s’est fourrée dans la tête d’être folle de moi, folle à la lettre en vérité. Je serai violé incontestablement. Il me faut autant d’art pour lui échapper qu’il en faut souvent pour obtenir de certaines femmes les plus légères faveurs. Elle n’est ni précieuse ni bégueule je vous assure, elle m’appelle le dieu de la peinture et elle m’adore à ce titre.

    Je voudrais pour tout au monde vous tenir ici pour vous conter à loisir toutes ses folies. L’autre jour elle me disait qu’elle voudrait m’élever un autel pour y déposer tous les jours son offrande. Mais c’est qu’elle me respecte vous n’avez pas d’idée et me regarde quelques fois avec un air qui me ferait crever de rire si je ne craignais de la mortifier. Ce qui me désole est que son mari est un excellent homme qui a mille bontés pour moi. […]

    Un silence absolu sur ma passion je vous prie parce qu’elle est probablement connue à Paris.

    Votre dévoué Géricault 

       

    Lettre à Madame Trouillard – Paris, vers mai-juin 1822

     

    Samedi soir.

    C’est après bien des embarras de toute espèce qu’il m’est permis enfin de venir me prosterner à vos pieds, car véritablement vous êtes une créature divine, et en conscience je ne puis pas moins faire. Comment vous témoigner dignement en effet ma reconnaissance pour les deux propositions toutes charmantes que vous me faites, ayant toutes deux pour but de me procurer l’agréable vue de votre personne ; cependant j’hésite, non pas à choisir, cela est facile : s’il vous était possible de vous mettre à la place d’un chétif mortel, de descendre jusqu’à lui ! alors…

    Supposons un instant que Vénus elle-même, feignant un sincère attachement, me fit demander à la recevoir, jugez pour moi quel embarras où me laissait le choix de la visiter chez elle. Je ne suis jamais monté là-haut, je l’avoue et je ne sais trop quelle figure vous y faites ; mais la recevoir chez moi est plus effrayant, s’il est possible, cependant c’est le plus sage : aussi je lui fais répondre que j’aurai l’honneur de l’attendre. J’attends, j’espère, je désire et redoute sa vue. Quelle anxiété. Enfin elle arrive, mon trouble augmente, je m’agite et me remue sans projet. Tout haletant, j’offre un siège mais point assez doux pour elle.

    Belle et riante déesse, car il faut enfin dire quelque chose, aimable sirène des amours, consolation des pâles humains, à quoi puis-je attribuer une faveur si grande, je n’ai rien vous le savez, je ne suis pas.

    Sot, dit-elle aussitôt en se tournant pour que je n’entendisse pas, mais je l’ai entendue ou plutôt vraiment j’ai deviné ; tout déconcerté, j’essaye à continuer, car je sais le respect qu’on doit à tout ce qui habite l’Olympe ; illustre mère d’Anchise, tendre amante d’Enée (ici je perds la tête tout à fait), épouse fidèle de Jupiter, daigne avoir pour moi les soins touchants que tu prodiguais à Adonis, tes plus chères délices ou bien à...: Sot, trois fois sot, faquin !

    A cette grêle d’injures où seulement d’épithètes peu flatteuses, ad libitum, que je n’attendais pas puisque je faisais de mon mieux, je suis tombé atterré, anéanti…

    La pensée seule fait frémir : ne frémissez-vous pas ?

    A propos qu’allez-vous faire à la mer, est-ce raison de santé qui vous y porte ou bien seulement y allez-vous par plaisir ? Les voyages de ce genre durent six semaines ou deux mois tout au plus. Si nous attendions votre retour ?

     

    L’écriture de cette lettre est pleine de passion. Celle-ci va s’achever de façon déchirante peu avant le décès de l'artiste en 1824 à 33 ans.