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écriture - Page 11

  • Au revoir Camille

     

    MONET Claude - Camille Monet sur sont lit de mort, 1879

     

     

    Vendredi 5 septembre 1879  

     

        Un silence glacial avait envahi la petite maison de Vétheuil faisant face à la Seine où Claude et Camille s’étaient installés l’année passée avec la famille Hoschedé. Les cris habituels des enfants ne raisonnaient plus.

     

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        Claude Monet avait souhaité rester seul à ses côtés. Une lucarne éclairait faiblement la pièce où elle reposait sans vie depuis ce matin.

         Camille… ma chère Camille… Enfin elle ne souffre plus…

         L’artiste contemplait le fin visage devenu rigide de sa femme. Il y avait un instant, le regard mouillé, il avait accroché autour de son cou, sous la parure transparente qui recouvrait le corps et le lit, le médaillon qu’il avait dégagé du mont-de-piété, et l’avait ensuite recouvert avec des fleurs. C’était le seul souvenir qu’elle avait conservé.

         Une mariée… Le voile en tulle qui enveloppait la jeune femme lui rendait l’apparence de la jeune mariée qui souriait à Claude, heureuse, le jour de leur mariage il y avait seulement neuf années.

       La tête de la morte avait été recouverte d’un bonnet qui lui enserrait les joues et le menton. Les yeux clos, elle semblait dormir paisiblement, dans un vague sourire.

      Le peintre se surprit à noter machinalement la décomposition des coloris que la mort imprimait sur le visage immobile. Il voyait des tonalités nuancées de mauve, de bleu, de jaune, des gris rosés. Il estimait les ombres, les endroits précis où la lumière se déposait sur le visage, le voile, le lit. Il percevait la succession des valeurs.

         La face ravagée de Camille devenait une réflexion picturale…

        C’était plus fort que lui. Un besoin organique qu’il ne maîtrisait pas le submergeait. Il prit une toile vierge suffisamment grande dans le sens de la hauteur, et son matériel de peintre.

         La toile se couvrait de touches immatérielles, de hachures colorées, nerveuses, inhumaines. Des formes estompées, floues, se recréaient, redonnaient une apparence à l’image de ce corps éteint. Monet peignait dans une sorte de détachement qui lui donnait la sensation inexplicable d’entrevoir un mystère, celui de la vie.

         Les traits émaciés de la femme qu’il aimait envahissaient la toile. C’était le plus beau portrait qu’il ait fait d’elle.

         La toile fraîche posée contre le mur près du lit, il fixa longuement le portrait de la femme qu’il avait peinte si souvent. Etrangement, il ne l’avait jamais sentie aussi près de lui que sur cette toile. Monet avait conscience qu’une période importante de son existence se terminait devant le visage glacé de cette morte dont les beaux yeux s’étaient définitivement fermés.

        Monet revoyait Camille si jolie qui posait inlassablement autrefois : la Femme à la robe verte des débuts de leur rencontre, celle dont l’ombrelle violaçait le visage sur la plage de Trouville, les formes flottantes de sa robe qui balayait les hautes herbes d’une prairie d’Argenteuil piquetée de coquelicots. Tous ces souvenirs des jours heureux…

         Le regard obscurci par les larmes, il la discernait à peine. Il savait qu’il ne peindrait plus jamais de personnages avec la même tendresse.

        Il se leva, saisit la toile et la coinça dans un angle du mur, derrière l’armoire. Il ne la montrerait à personne. Elle lui appartenait pour toujours.

     

     

  • Un déguisement de Mardi gras

     

    MONET Claude -  La japonaise, 1875, Museum of Fine Arts, Boston

     

     

     

         « Souris, lance Claude Monet à sa femme ! Bon dieu, c’est pourtant simple !... Non ! Pas comme ça ! Un vrai sourire ! naturel… tu me fais une grimace… Tourne bien la tête vers moi ! »

         Elle fait de son mieux, Camille, mais Monet est tellement exigeant. D’autant plus que ce qui intéresse le peintre n’est pas essentiellement le visage, ni les mains de la jeune femme, mais toutes ces couleurs qui éclatent sur elle, s’entrechoquent, vibrent.

     

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         Elle n’est plus la bourgeoise élégante qui était superbement habillée d’une robe de soie verte au salon de 1866. Cette fois, le peintre a voulu faire exotique : une japonaise.

        Il l’a affublée d’une somptueuse robe d’acteur japonais rouge brodée de fleurs et de personnages grimaçants. Elle s’est transformée en parisienne déguisée, coiffée d’une curieuse perruque blonde, tenant un éventail tricolore à hauteur du visage. Même ses yeux paraissent bridés... Ainsi attifée, elle s’efforce de sourire, niaisement car elle a plutôt envie de rire tellement sa pose est étrange et son déguisement théâtral.

         Une fantaisie… Certains des amis de l’artiste osent parler d’œuvre indécente, déplacée : peinture,monet,camille,impressionnisme,estampespeindre sa propre épouse habillée pour Mardi gras, avec un guerrier grotesque sortant bien vivant des plis du kimono brodé sur ses fesses...

        Innocemment, Camille le lui fait remarquer. « Je m’en fiche, l’essentiel est que l’on te remarque au Salon ! Crois-moi que ce kimono éclatant et ce guerrier grimaçant - mal placé je reconnais ! - ne passeront pas inaperçus, répond-t-il, rigolard. »

     

     

     

     

     

     

     

     

     

        Pourquoi Monet, en cette fin de l’année 1875, peint-il cette « japonaiserie », tableau d’un mauvais goût détonnant par rapport à son travail habituel ?

         L’exposition universelle de 1867 a révélé l’art japonais au public. Des estampes circulent un peu partout et influencent les artistes européens. De suite, Monet a été séduit par le charme de ces peintures nippones dont il collectionne les fameux « crépons » achetés dans des boutiques à Paris. Ceux-ci lui révèlent l’importance du vêtement et son rôle dans l’expression du mouvement, des formes, du rythme. Tout lui plait dans ces gravures : la pureté et la finesse des contours, l’élégance décorative, l’harmonie des couleurs, une grande richesse de tons, le raffiné de la composition.

          Un art fondé sur un idéal esthétique...

         Cette Japonaise marque-t-elle un moment de changement psychologique dans le travail de Monet qui modifie sa façon de traiter la perspective et le rapport des couleurs entre elles ? Veut-il prouver qu’il sait faire autre chose que des paysages ?

        Camille ne s’inquiète pas de la façon dont elle est grimée dans ce ridicule accoutrement de geisha. Claude est l’homme de sa vie. Il peut tout lui demander.     

         Elle tente de garder la pose et continue de lui sourire.

     

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  • Un bel été à Trouville

     

    MONET Claude - La plage de Trouville, 1870

     

     

         Claude Monet et Camille ne se quittent plus : leurs journées se partagent entre leur vie de couple et la peinture. Travail et amour se confondent. Le fruit de cet amour, Jean, aura bientôt trois ans. Monet croque inlassablement son modèle favori : en buste, assise en bord de Seine enveloppée de reflets colorés, à table faisant manger l’enfant…

         C’est décidé !

        Malgré la désapprobation de son père, Claude Monet veut régulariser sa liaison. Le 18 juin 1870, à la mairie du 17e arrondissement à Paris, il se marie civilement avec Camille. Le célèbre peintre Gustave Courbet est venu et signe le registre. Seuls les parents de Camille Doncieux assisteront à la cérémonie ; le père de Monet est resté en Normandie.

         La douce et discrète Camille est devenue officiellement madame Monet.

        C’est l’été. Jeunes mariés, ils envisagent un voyage de noces… Pourquoi pas Trouville proche de chez le père de Monet ? Acceptera-t-il de rencontrer sa belle-fille et son petit-fils Jean ?

        Il fait si beau. Monet aime cette côte normande. Il peint la mer, les voiliers colorés, l’entrée du port, le luxueux hôtel des Roches Noires face à la mer, l’hôtel le plus majestueux de la côte normande. L’artiste et sa nouvelle femme observent les élégantes parisiennes venir y faire la fête, sauter dans la mer, se déshabiller, se rhabiller, changer de toilette. Eux se contentent de la modeste pension Tivoli où ils se sont installés avec Jean.

         Quel plus joli modèle que son épouse ? Comme d’habitude, le peintre la peint élégamment habillée, assise sur la plage devant la mer. Au loin, quelques voiliers passent.

      

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    Claude Monet – La plage à Trouville, 1870, National Gallery, Londres

     

         Ce bel été semble marquer un tournant dans le style de Monet. Sur la plage de Trouville, il retrouve avec plaisir Eugène Boudin arrivé avec sa femme, son initiateur de jeunesse à la peinture de paysage. Lors de leur première rencontre, quelques années auparavant, celui-ci lui avait dit : « Etudiez, apprenez à voir et à peindre, dessinez, faites du paysage. »

         Aujourd’hui, l’étude de la lumière est devenue la préoccupation essentielle de l’artiste.

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    Claude Monet – Camille assise sur la plage de Trouville, 1870, collection particulière

     

        « Camille, installe-toi ici !… Jette ton ombrelle en arrière, ton visage doit rester dans l’ombre !… Accroche bien ton chapeau, le vent souffle !… Mets-toi dos à la mer !… Descends ta voilette sur le nez !… Penche-toi en avant !… Tu vois bien qu’il n’y a plus de soleil, referme ton ombrelle !... ».

      

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    Claude Monet – Camille à la plage de Trouville, 1870, collection particulière

      

         Camille pose des journées entières sur la plage. Les vagues viennent parfois lécher sa robe qui prend la couleur du sable. Elle n’oublie jamais de mettre son petit chapeau fleuri accroché sur ses cheveux.

     

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    Claude Monet – Sur la plage à Trouville, 1870, musée Marmottan, Paris

     

         Quelle idée est passée dans la tête de Monet ? Ce jour-là, malgré l’opposition ferme de Camille, il lui demande de s’installer de travers sur une chaise vêtue d’une robe rayée de bandes bleues et blanches, le visage encadré de curieuses nattes de lycéenne, l’éternel petit chapeau fleuri sur les cheveux. « Cela changera de tes apparences habituelles de parisienne élégante, lui dit-il en riant ». A côté d’elle, il a installé, assise sur le sable, une fillette qui ressemble bougrement à sa femme. Une sœur jumelle…

         Monet est assez dictatorial envers ses modèles. Qu’importe, Camille se prête à toutes les demandes de son jeune mari. Elle est si heureuse d’avoir Claude et son fils Jean toute la journée auprès d’elle. Leur avenir s’annonce radieux…

     

     

     

  • Trois femmes pour le prix d'une

     

    MONET Claude - Femmes au jardin, 1867, musée d'Orsay, Paris

     

     

     

         Monet est amoureux. Au printemps 1867, il vit son amour avec Camille dans une petite maison de banlieue entourée d’un jardin, à Sèvres, près de Ville-d’Avray. Les parfums fruités des boutons de roses libérant leurs corolles envahissent l'air.

         Fort du succès obtenu au Salon précédent, l’artiste s’obstine à peindre de nouveau un tableau grand format, une sorte de rattrapage à son Déjeuner sur l’herbe inachevé. Le projet est d’importance : 2,50 mètres de hauteur ; des figures en plein air de jeunes femmes grandeur nature installées au bord d’une allée sur une pelouse ensoleillée.

     

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         Monet souhaite peindre la toile entièrement sur le motif, dans le jardin. Il n’a pas lésiné sur les moyens pour réussir son travail. Un fossé a été creusé dans la terre pour pouvoir enfouir progressivement la peinture lorsqu’il en peint le haut. Un système de poulies permet de faire monter ou descendre la toile à la manivelle.

         Le projet du peintre : représenter quatre jeunes femmes revêtues de robes d’été élégantes. Faute de moyens financiers, la plupart des robes utilisées pour le Déjeuner seront réutilisées. Deux modèles sont disponibles : Camille et une amie. « Qu’importe tu seras les trois femmes qui seront sur la gauche de la toile, dit le peintre à Camille ! » Gentiment, elle s’exécute. Chaque jour, elle change de robe comme de personnage.

         Assise au centre, la toilette de la jeune femme est splendide : une robe et une veste blanches peinture,monet,camille,impressionnismeornées d’élégantes broderies en arabesques noires. Paupières baissées sous l’ombrelle saumon, son regard se penche vers le bouquet de fleurs blotti au creux de sa robe dont le jupon blanc déborde de l’allée. La lumière traverse l’ombrelle et chauffe son visage. La tendance de l’été est au petit chapeau à galettes qui lui enserre les cheveux.

     

     

     

     

        Derrière Camille, c’est à nouveau Camille qui pose pour les deux femmes debout dans l’ombre : de profil, en crinoline blanche rayée de vert, coiffée d’un autre curieux petit chapeaupeinture,monet,camille,impressionnisme posé sur le chignon dont le ruban blanc lui tombe jusqu’au bas du dos ; de face, jupe droite beige, le visage enfouit dans un bouquet de fleurs, ses grands yeux foncés regardant son Claude qui travaille inlassablement.

         Au fond de l’allée rosâtre, une quatrième femme aux cheveux roux cueille une rose. Sa robe en mousseline blanche à pois noirs illumine tout le tableau qui est traversé d’une lumière du jour exceptionnelle.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

         La nouvelle manière de peindre de Monet ne plait pas au monde poussiéreux du Salon. Ses Femmes au jardin ne sont pas acceptées par le jury du Salon de 1867. Tous ses amis sont également refusés. La plupart, dégoutés, vont envisager de montrer leur travail dans une Exposition des Refusés.

         « Qu’ils aillent se faire… éructe Monet en apprenant la décision du jury ! ». Il est d’autant plus furieux qu’il ressent ce rejet comme une insulte envers sa gracieuse compagne, omniprésente sur la grande toile, elle qui avait fait l’objet de commentaires grandiloquents au même Salon de l’année précédente dans La femme à la robe verte.

     

        Malgré les ennuis financiers, une grande joie va arriver dans le couple. En août de cette même année, Camille donne naissance à son fils Jean. Elle a vingt ans, Claude n’en a pas encore vingt-sept. Occupé à peindre des paysages chez ses parents à Sainte-Adresse en Normandie, il ne peut être présent à l’accouchement. Le travail avant tout…

         Le fidèle Bazille sera le parrain de l’enfant et, pour aider ses amis, il achète Femmes au jardin.

     

     

     

  • Vert... Noir...

     

    MONET Claude - La femme à la robe verte, 1866, Kunsthalle, Brême 

     

     

     

         Il ne restait que peu de temps avant la fin des délais d’inscription au Salon de 1866. Monet voulait présenter une toile qui accompagnerait son Pavé de Chailly. « Il me faut quelque chose de solide qui plaira au jury ». Il ne décolérait pas de n’avoir pu terminer à temps son Déjeuner sur l’herbe, son « énorme tartine » comme son ami Eugène Boudin avait surnommé l’immense toile. Pour le moment, elle restait dans un coin de l’atelier. On verrait plus tard…

        Le peintre avait beaucoup apprécié Camille, la jeune femme qui était venue vers lui l’été dernier alors qu’il peignait tranquillement en forêt de Fontainebleau. Les divers rôles de modèle tenus par celle-ci dans le Déjeuner l’avaient comblé. A nouveau, il avait souhaité la mettre à contribution. « J’accepte monsieur Monet » lui avait-elle dit de la même petite voix d’adolescente de dix-huit ans qui l’avait ému le jour de leur première rencontre. Il fallait faire vite, le Salon ouvrant ses portes au printemps.

     

     

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         L’hiver finissant est froid. Camille pose en intérieur. Monet veut la peindre dans un format spectaculaire, grandeur réelle. Qui se voit… Pour ne pas brusquer le jury et le public du Salon, il adopte un style restant académique, la lumière venant de l’arrière du personnage dans un effet de clair-obscur.

         Bourgeoise parisienne, la jeune femme porte une élégante veste bordée de fourrure. Le noir de la veste semble se fondre dans le fond sombre d’où émerge, lumineux, le beau visage régulier. La pose est théâtrale : les yeux baissés, elle se retourne à demi, une expression coquette se dessinant sur son profil, sa main tient la bride de son petit chapeau orné de plumes.

        La fourrure blonde garnissant le bas de la veste repose sur une longue jupe traînante à bandes noires et vertes qui s’étale en larges plis souples satinés. Ce vert … Monet ne voit que lui. Fougueusement, son pinceau attrape l’émeraude pure de sa palette et la dépose sur la jupe dans un méthodique jeu de rayures. Vert… Noir… Noir… vert.

         Emporté par sa fièvre créatrice, quatre jours suffisent à l’artiste pour terminer le portrait. Il ne restera que quelques retouches à faire au dernier moment. La jeune fille est superbe. Une touche d’amour a été posée sur la toile.

         Dès l’ouverture du Salon, le tableau suscite un concert de louanges. Un critique écrit : « La jeune femme traîne une magnifique robe de soie verte, éclatante comme les étoffes de Paul Véronèse ». C’est un nouveau succès pour Monet qui vient après celui de l’année précédente où il présentait deux marines peintes sur sa chère côte normande.

        Emile Zola est le plus élogieux. Dans le journal l’Evénement, il commente le Salon pour la première fois, et ne mesure pas son enthousiasme :

        « J’avoue que la toile qui m’a le plus arrêté est la Camille de M. Monet. C’est là une peinture énergique et vivante. Je venais de parcourir ces salles si froides et si vides, las de ne rencontrer aucun talent nouveau, lorsque j’ai aperçu cette jeune femme traînant sa longue robe et s’enfonçant dans le mur, comme s’il y avait eu un trou. Vous ne sauriez croire combien il est bon d’admirer un peu, lorsqu’on est fatigué de rire et de hausser les épaules.

         Je ne connais pas Monsieur Monet. Je crois même que jamais auparavant je n’avais regardé attentivement une de ses toiles. Il me semble cependant que je suis un de ses vieux amis. Et cela parce que son tableau me conte toute une histoire d’énergie et de vérité.

         Eh oui ! voilà un tempérament, voilà un homme dans la foule de ces eunuques. Regardez les toiles voisines et voyez quelle piteuse mine elles font à côté de cette fenêtre ouverte sur la nature. Ici, il y a plus qu’un réaliste, il y a un interprète délicat et fort qui a su rendre chaque détail sans tomber dans la sécheresse. Voyez la robe. Elle est souple et solide. Elle traîne mollement, elle vit, elle dit tout haut qui est cette femme… »

     

        Une réussite… Comment qualifier la prestation de la jolie Camille ? Elle vient de faire une entrée remarquée dans l’histoire de la peinture. En l’espace de quelques mois, elle est devenue le modèle de Claude Monet, mais aussi sa nouvelle compagne.

         L’artiste songe déjà à en faire son modèle favori pour ses travaux à venir.

     

     

     

  • Je sais poser, monsieur Monet, je m’appelle Camille…

     

    MONET Claude - Déjeuner sur l’herbe, 1865, musée d'Orsay, Paris

     

     

         Il fait chaud en cet été 1865. Claude Monet est installé à l’ombre des feuillages en lisière de la forêt de Fontainebleau, à Chailly non loin du petit village de Barbizon. Un ruban de ciel éclaire le chemin en diagonal, lui donnant une sensation de profondeur. L’artiste étudie le contraste offert par les verts et bruns des arbres que cette coulée de lumière azurée renforce.

         Il la voit arriver de loin. Elle s’avance vers lui sans hésiter.

         - Vous êtes monsieur Monet ? Un de vos amis de l’atelier Gleyre m’a fait savoir que vous cherchiez un modèle pour un tableau de plein air. « Avec ce beau temps, allez au pavé de Chailly, il y sera, m’a-t-il dit ! »

         - Vous êtes modèle ?

        - Oui, monsieur ! Je suis arrivée récemment de Lyon avec ma famille. Mon physique plait aux peintres… Et puis j’aime ça !

         La jeune femme se tourne vers la toile que l’artiste peint.

         - C’est beau ce que vous faites ! Moins sombre que vos amis. Quelle clarté !

         Elle parlait d’une petite voie d’adolescente. Pendant qu’elle examinait le tableau, le regard de Claude Monet s’attardait sur elle. Elle était ravissante avec ses cheveux bruns relevés en chignon, la taille bien prise, un nez droit planté dans un visage à l’ovale parfait et une bouche fine qui s’ourlait discrètement de carmin. Charmante, pensa-t-il !

         - Je cherche des modèles pour un projet de composition à plusieurs personnages grandeur nature pique-niquant dans la forêt. L’esquisse de la toile est bien entamée mais il me manque un personnage féminin. Je souhaite m’inscrire pour le Salon en mars de l’année prochaine… mais je crois que j’ai vu trop grand… J’en deviens fou !

         Cheveux longs tirés en arrière, le peintre approchait de ses 25 ans. La demoiselle lui paraissait bien jeune. Il remballa son matériel.

         - Si vous êtes libre demain matin, venez à l’atelier que je partage avec mon ami peintre Frédéric Bazille, rue Fürstenberg à Paris. Nous ferons quelques essais de pose.

         - Je viendrai. Je serais heureuse d’être votre modèle monsieur Monet. Je n’ai que 18 ans mais je sais poser. Je m’appelle Camille.

         Monet trouvait les yeux de la jeune fille magnifiques. Ceux-ci s’éclairaient de reflets verts dorés lorsque le soleil s’y mirait. 

     

         Pour Camille, les séances de pose allaient commencer dans les jours qui suivirent leur première encontre.

         Monet travaillait pour le Déjeuner sur l’herbe, une œuvre immense de 27 m2. Les amis de l’atelier Gleyre, Renoir et Sisley, ne souhaitant pas servir de modèle, le grand Bazille parti en province fut sommé d’accourir par Monet afin de poser pour certaines figures.

     

     

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    Claude Monet – Déjeuner sur l’herbe, fragment central, 1865, musée d’Orsay, Paris

     

         Courbet venu voir le travail émit, comme toujours, quelques critiques : « Cela manque de peinture,monet,impressionnisme,camillenus, mon ami. Copiez le scandaleux Manet ! ». Néanmoins, il propose de poser : « Je serai le personnage de gauche avec une moustache en pointe, dit-il avec son fort accent franc-comtois ».

         Boudin, grand ami du peintre, de passage, est admiratif en voyant l'importance de l'œuvre et s’exclame : « Cette énorme tartine va te coûter les yeux de la tête ! ».

         Camille est représentée plusieurs fois au côté de la haute silhouette déhanchée de Frédéric Bazille en chapeau melon qui remplit toute la hauteur de la composition : dans la partie centrale de la toile, elle est la femme en robe de toile bleue cachant son visage par un mouvement des bras pour retirer son chapeau. A gauche de la toile, elle pose en robe mexicaine grise à ceinture rouge, jupons et festons assortis.

     

     

     

     

     

     

     

     

    Claude Monet – Déjeuner sur l’herbe, fragment de gauche, 1865, musée d’Orsay, Paris

     

         Monet, satisfait de son nouveau modèle, la peint également dans une étude plus petite en robe grise ornée de broderies noires, coiffée d’un chapeau de la même teinte que la robe.

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    Claude Monet – Les promeneurs, 1865, National Gallery of Art, Washington

     

     

         Le tableau, par ses effets lumineux nouveaux, l’utilisation de couleurs pures, est un enchantement pour l’œil. Malheureusement, le projet est trop imposant et la date d’inscription au Salon de 1866 trop proche pour être prêt dans les délais. A contrecoeur, au début de l’année, l’artiste renonce à terminer la toile.

        L’allure et la grâce de son nouveau modèle, Camille, lui ont plu. Il souhaite présenter au salon un portrait de femme élégante et demande l’aide de la jeune femme, ce qu’elle accepte dans un sourire.

         Elle apprécie la peinture de ce jeune artiste. Et sa présence…

     

     

  • Camille Pissarro, confidences

     

    J’ai commencé à comprendre mes sensations vers les quarante ans

     

     

         En 1890, Camille Pissarro a déjà 60 ans. Il est l’aîné du groupe des peintres impressionnistes dont les membres se sont beaucoup éparpillés depuis la première exposition de 1874. Renoir et Monet commencent à atteindre une certaine notoriété. Théo Van Gogh, qui dirige la succursale parisienne de Boussod-Valadon, vend des toiles de Pissarro. Séduit par la technique divisionniste de Georges Seurat, celui-ci a adopté le style des néo-impressionnistes, ce qui déplait à Claude Monet qui va l’inciter à revenir à la touche impressionniste de ses débuts.

     

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    Camille Pissarro - Le bain de pied, 1895, Art Institute of Chicago

     

     

         Camille Pissarro écrit régulièrement de longues lettres affectueuses ponctuées de conseils sur la peinture et l’harmonie des couleurs à ses fils Lucien et Georges ainsi qu’à sa nièce Esther résidant à Londres. Je publie deux extraits de ces lettres dans lesquelles nous pouvons apprécier le ton direct, spontané et coloré de l’artiste.

     

     

    Lettre à Georges Pissarro (fils du peintre) – Eragny par Gisors, Eure, le 31 janvier 1890

     

    Mon cher Georges

    […] Comment veux-tu donc faire de l’harmonie si ce n’est avec des tons francs et séparés, où diable puises-tu ce sens nouveau ? Il est évident que si tu étales dans un dessin du vert Véronèse pur sous prétexte de faire de l’herbe, tu ne fais pas l’harmonie ; non plus si tu mélanges ce vert avec du rouge. Séparés, cela devient conforme à la nature et s’accorde. Les tons sales doivent être absolument bannis de nos combinaisons ; regarde les orientaux s’ils ne séparent pas les tons ; je comprends que l’on aime les tons sourds, mais à une condition, c’est que les éléments ne soient pas mélangés, tu le sais bien !...

    D’un côté, on peut aimer les harmonies éclatantes, c’est une affaire de goût personnel. C’est absolument faux que l’orangé sur le bleu soit criard, dis-donc que c’est éclatant, à la bonne heure ! C’est comme un coup de trompette dans un orchestre, tu diras à cela que c’est du bruit, ah ! parbleu, c’est ce que l’on disait de Wagner. Il ne faut pas avoir de préjugé et voir clairement ce que l’on veut, sans cela on se fiche dedans carrément. Aves ces idées, tu dois penser si les peintres impressionnistes doivent avoir du mal à faire comprendre ce que c’est que l’harmonie qui ne se compose que de contrastes, sans cela c’est de l’UNISSON, c’est comme si l’on jouait tout avec la même note.

    Je suis étonné d’être obligé de te dire ces choses que tu ne devrais jamais oublier !... Encore une chose, le bleu que tu signales n’est beau que parce qu’il y a de l’orangé à côté, le bleu par lui-même est laid, c’est de la toile à culotte, c’est justement le contraste qui rend cette couverture harmonique, diable ! diable !!!

     

     

    Lettre à Esther Isaacson (nièce du peintre) – Eragny par Gisors, Eure, le 5 mai 1890

     

    Ma chère Esther

    […] Georges à tort de dire qu’une chose est mauvaise parce qu’il ne la sent pas, (fais attention que je n’emploie pas comme toi le mot comprendre), il y a un abîme pour un artiste entre sentir et comprendre. L’art en effet est l’expression de la pensée, mais aussi de la sensation, surtout de la sensation, que tu mets toujours au deuxième plan et que tu oublies même. A présent, dans ta deuxième proposition « chaque artiste doit s’exprimer à sa manière », oui, s’il a des sensations et que ces sensations si fugitives, si délicates, ne sont pas troublées par une circonstance quelconque.

    […] Tu sais que cette question de l’éducation est tout ce qu’il y a de plus compliqué ; on ne peut poser des maximes, chaque personnalité ayant des sensations différentes. Dans toutes les écoles on apprend à faire de l’art, c’est une vaste erreur, on apprend à exécuter, mais faire de l’art, jamais !...

    J’ai commencé à comprendre mes sensations, à savoir ce que je voulais, vers les quarante ans, sans pouvoir la rendre ; à cinquante ans, c’est en 1880, je formule l’idée d’unité, sans pouvoir la rendre ; à soixante ans, je commence à voir la possibilité de rendre. Eh bien, crois-tu que cela s’apprend ?

     

     

         En 1868, Emile Zola est un jeune critique. Dans son Salon, il fait des commentaires magnifiques à un peintre sans succès à cette période. Je montre quelques extraits du texte de l’écrivain :

     

    Emile Zola – « Mon Salon, Les naturalistes 19 mai 1868 »

     

    « Il y a neuf ans que Camille Pissarro expose, neuf ans qu’il montre à la critique et au public des toiles fortes et convaincues, sans que la critique ni le public aient daigné les apercevoir. Quelques salonniers ont bien voulu le citer dans une liste, comme ils citent tout le monde ; mais aucun d’eux n’a paru encore se douter qu’il y avait là un des talents les plus profonds et les plus graves de l’époque.

    […]

    Au milieu des toiles pomponnées, les toiles de Camille Pissarro paraissent d’une nudité désolante. Pour les yeux inintelligents de la foule, habitués au clinquant des tableaux voisins, elles sont ternes, grises, mal léchées, grossières et rudes. L’artiste n’a de soucis que de vérité, que de conscience ; il se place devant un pan de nature, se donnant pour tâche d’interpréter les horizons dans leur largeur sévère, sans chercher à y mettre le moindre régal de son invention ; il n’est ni poète ni philosophe, mais simplement naturaliste, faiseur de cieux et de terrains. Rêvez si vous voulez, voilà ce qu’il a vu.

    […]

    Il suffit de jeter un coup d’œil sur de pareilles œuvres pour comprendre qu’il y a un homme en elles, une personnalité droite et vigoureuse, incapable de mensonge, faisant de l’art une vérité pure et éternelle. Jamais cette main ne consentira à attifer comme une fille la rude nature, jamais elle ne s’oubliera dans les gentillesses écoeurantes des peintres-poètes.

    […]

    Camille Pissarro est un des trois ou quatre peintres de ce temps. Il possède la solidité et la largeur de touche, il peint grassement, suivant les traditions, comme les maîtres. J’ai rarement rencontré une science plus profonde. Un beau tableau de cet artiste est un acte d’honnête homme. Je ne saurais mieux définir son talent. »

     

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    Camille Pissarro - Boulevard Montmartre, effet de nuit, 1897, National Gallery, Londres

     

     

         De 1901 à 1903, l’année de sa mort un an après Emile Zola, il peint plusieurs superbes vues de ce Louvre qu’il aimait fréquenter. 

     

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    Camille Pissarro - La Seine et le Louvre, 1903, musée d’Orsay, Paris

     

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    Camille Pissarro - Le Pont Royal et le Pavillon de Flore, 1903, Petit Palais, Paris

     

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    Camille Pissarro - Le Louvre, le printemps, 1901, Musée d’Art Moderne et Contemporain, Liège

     

     

         Après la mort de Camille Pissarro, Octave Mirbeau décrira son ami : « Un travailleur infatigable et pacifique, un chercheur éternel du mieux, un large esprit ouvert à toutes les idées d’affranchissement, un homme d’exquise bonté, et, je puis le dire, en dépit des difficultés qui accompagnèrent sa vie, un homme heureux… Il fut heureux simplement parce que, durant les 73 années qu’il vécut, il eut une noble et forte passion : le travail. »

     

    « Je n’hésiterais pas, s’il fallait recommencer, à suivre la même voie. »

     

     

  • Les années Argenteuil

     

    Portrait : Claude Monet La femme à l’ombrelle, 1875 

      

     

         Claude Monet se plait à Argenteuil où il est installé avec sa récente femme Camille, ils sont mariés depuis à peine cinq années, dans une petite maison depuis l’hiver dernier. Il peint comme jamais jusqu’ici.

         Les années 1870 sont une grande mutation dans son art. Le peintre ne s’intéresse plus qu’à la lumière. Tout devient vibration. Le plein air est son unique atelier, son seul maître devient la nature. Son inventivité est extrême pour saisir le motif sous tous ses aspects, découvrir le ton qu’il n’avait pas perçu. Il pose de simples virgules de couleurs pures directement sur la toile. Son oeil a changé, il recompose le paysage qui est saisi avec les accidents que l’atmosphère lui donne. Il le réduit à l’essentiel.

         Monet peint quelque chose de nouveau. Sait-il lui-même ce qu’il peint…

         Comme Daubigny autrefois sur son atelier flottant le « Botin », il possède, lui aussi, un bateau-atelier qui lui permet de naviguer, de peindre l’eau, les berges, les ponts, les péniches. Tout ce qu’il voit l’inspire et l’éblouit…

         Argenteuil, la Seine, les jardins, fournissent à Monet d’innombrables sources d’émerveillement. Les ciels de l’artiste n’ont jamais été aussi bleus que ceux d’Argenteuil.

         Camille est sa joie de vivre. Il la surprend partout.

         Dans le jardin avec Jean, se plantant une fleur dans les cheveux…

       Seule, au détour d’une allée, à la fin d’une belle journée d’été au moment où les ombres prennent une teinte bleutée…

         Pensive, dans l’encadrement d’une fenêtre…

         Brodant devant un massif fleuri éclaboussé de tâches colorées… 

       Lisant, assise dans l’herbe sous les lilas, confondue dans la végétation…

         Devant un massif de glaïeuls…

     

     

     

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    Claude Monet – La femme à l’ombrelle, 1875, National Gallery of Art, Washington

     

     

         Par cette belle journée de l'été 1875, Claude Monet a choisi de croquer Camille vers les bords de la Seine. En pleine lumière, il pose des petites touches de couleurs qui vibrent entre elles.

        Une apparition ascendante nous est offerte… Celle-ci, peinte en contre-jour, est éclaboussée du bleu mauve du ciel parcouru de nuages jaunes et rosés qui s’effilochent en se regroupant curieusement autour de la jeune femme, comme pour la protéger. Il l’aime… Les rayons du soleil l’enveloppe…

       La gracieuse Camille debout sur un talus herbeux tient une ombrelle qui, comme son voile et sa robe, s’agite dans le vent. Tout n’est que mouvement : les plis de la robe se cabrent, la voilette agitée laisse percevoir le visage de celle qui nous regarde. Elle nous dit quelque chose ? Non ! Elle parle à Claude ! La pose est naturelle, instant fugace d’un regard de peintre.

        Elle ne va pas tarder à se retourner pour continuer son chemin, accompagnée de Jean son petit bonhomme qui marche à ses côtés.

     

      

  • Alfred Sisley, confidences

     

    Je commence toujours une toile par le ciel

     

     

         « Alfred Sisley est le plus impressionniste des impressionnistes » C’est ce que dira, au début du 20e siècle, le peintre Camille Pissarro à Henri Matisse.

         Du talent, il en a cet anglais, né à Paris de parents marchands anglais venus dans la capitale pour affaire. Influencé dans sa peinture par Camille Corot et Charles François Daubigny, il peint la nature aux environs de Paris. Le plein air… Comme ses amis, Renoir, Monet, Pissarro, il aime planter son chevalet dans la campagne. Régulièrement, il assiste aux réunions du café Guerbois présidées par le chef de file des avant-gardistes Edouard Manet. En 1874, 31 peintres, dont Sisley, les « refusés », participent à la première des expositions du groupe des impressionnistes.

     

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    Alfred Sisley - Vue du canal Saint-Martin, 1870, musée d’Orsay, Paris

     

         De nombreux critiques et écrivains apprécient ce peintre paysagiste, qui peignait le mieux la fugacité des ciels, les lumières miroitantes le long des bords de la Seine et du Loing :

     

         « Sisley fixe les moments fugitifs de la journée, observe un nuage qui passe et semble le peindre en son vol. Sur sa toile, l’air vif se déplace et les feuilles encore frissonnent et tremblent. Il aime les peindre surtout au printemps, quand les jeunes feuilles sur les branches légères poussent à l’envi, quand, rouges d’or, vert roussi, les dernières tombent en automne, car espace et lumière ne font alors qu’un, et la brise agite le feuillage, l’empêche de devenir une masse opaque, trop lourde pour donner l’impression d’agitation et de vie. » - Stéphane Mallarmé, 1876, (The Impressionnists and Édouard Manet).

     

         « Il a aimé les bords des rivières, les lisières des bois, les villes et les villages entrevus à travers les arbres, les vieilles constructions enfouies dans la verdure, les soleils du matin en hiver, les après-midi d’été. Il a exprimé délicatement les effets produits par le feuillage. […]  

    Ce n’est pas un genre facile et inférieur que la peinture de paysage. […] La vérité, c’est qu’un paysage comporte autant de nuances, autant de passages rapides d’expressions qu’un visage […]. 

    Les grands noms sont aussi rares qu’ailleurs dans la peinture de paysage. Un de ces noms est celui d’Alfred Sisley. » - Gustave Geffroy (« Sisley », Les Cahiers d’aujourd’hui, 1923)

     

         « C’est le peintre des grandes rivières bleues se courbant vers l’horizon, des vergers fleuris, des collines claires où s’étagent des hameaux aux toits rouges, c’est, surtout, le peintre des ciels français qu’il exprime avec une vivacité et une souplesse admirables. Il a le sens des transparences de l’atmosphère. » - Camille Mauclair (L’Impressionnisme, son histoire, son esthétique, ses maîtres, Paris, 1904)

     

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    Alfred Sisley - Le pont de Villeneuve-la-Garenne, 1872, The Metropolitan Museum of Art, New York

     

     

         Dans la seconde partie de sa carrière, Alfred Sisley n’aura pas la chance de connaître la reconnaissance de certains de ses amis impressionnistes comme Auguste Renoir et Claude Monet.

         Dans une lettre à Adolphe Tavernier, Sisley, 7 ans avant son décès, retiré à Moret-sur-Loing proche de Paris, explique son approche esthétique :

     

    Lettre à Adolphe Tavernier (critique d’art et ami de l’artiste) – Moret-sur-Loing, le 24 janvier 1892

     

    Cher Monsieur Tavernier,

    Il n’y a rien que je ne fasse pour vous être agréable, mais je vous avoue que coucher sur le papier des aperçus de ce qu’on appelle aujourd’hui son « esthétique » est joliment scabreux.

    A ce propos voici une anecdote qui m’a été contée sur Turner. Le grand peintre anglais. Il sortait de chez un confrère. On s’était pas mal disputé à propos de peinture. Lui n’avait pas soufflé mot. Arrivé dans la rue et se tournant vers un ami qui l’accompagnait : « Drôle de chose que la peinture hein ! »

    Vous le voyez, ce n’est pas d’aujourd’hui que certains peintres ont de la répugnance à faire de la théorie. Je me vois obligé de vous faire une sorte de cours de paysage, car je ne sais pas trop vous expliquer autrement comment je le comprends.

    L’intérêt dans une toile est multiple. Le sujet, le motif doit toujours être rendu d’une façon simple, compréhensible, saisissante pour le spectateur. Il doit être amené (le spectateur), par l’élimination de détails superflus, à suivre le chemin que le peintre lui indique et voir tout d’abord ce qui a empoigné celui-ci : Il y a toujours dans une toile le coin aimé : c’est un des charmes de Corot et aussi de Jongkind.

    Après le sujet, le motif, un des côtés le plus intéressant du paysage est le mouvement, la vie. C’est aussi un des plus difficiles à obtenir. Donner l’illusion de la vie est pour moi le principal dans une œuvre d’art – tout doit y contribuer : la forme, la couleur, la facture. C’est la vie qui donne l’émotion. Et quoique la première qualité du paysagiste doit être le sang-froid, il faut que la facture, en de certains moments plus emballée, communique au spectateur l’émotion que le peintre a ressentie.

    Vous voyez que je suis pour la diversité de la facture dans le même tableau. Ce n’est pas tout à fait l’opinion courante, mais je crois être dans le vrai, surtout quand il s’agit de rendre un effet de lumière. Car le soleil, s’il adoucit certaines parties du paysage en exalte d’autres, et ces effets de lumière qui se traduisent presque matériellement dans la nature, doivent être rendus matériellement sur la toile. Il faut que les objets soient rendus avec leur texture propre, il faut encore et surtout qu’ils soient enveloppés de lumière, comme ils le sont dans la nature. Voilà le progrès à faire.

    C’est le ciel qui doit être le moyen, (le ciel ne peut pas être qu’un fond) il contribue au contraire non seulement à donner de la profondeur par ces plans, (car le ciel a des plans comme les terrains) il donne aussi le mouvement par sa forme, par son arrangement en rapport avec l’effet ou la composition du tableau. Y en a-t-il de plus beau et de plus mouvementé que celui qui se reproduit constamment en été, je veux parler du ciel bleu avec les beaux nuages blancs baladeurs. Quel mouvement, quelle allure n’est-ce-pas ?

    Il fait l’effet de la vague quand on est en mer, il exalte, il entraîne.

    Un autre ciel : celui-là plus tard, le soir. Les nuages s’allongent, prennent souvent la forme de sillages, de remous, qui semblent immobilisés au milieu de l’atmosphère et peu à peu on les voit disparaître absorbés par le soleil qui se couche. Celui-là est plus tendre, plus mélancolique, il a le charme des choses qui s’en vont. C’est celui de la « meule ». Mais je ne veux pas vous raconter tous les ciels. Je ne vous parle ici que de ceux que je préfère entre tous, ils sont à l’infini et sont toujours différents.

    J’appuie sur cette partie du paysage parce que je voudrais vous faire bien comprendre l’importance que j’y attache. Comme indication : Je commence toujours une toile par le ciel. Quels sont les peintres que j’aime ? Pour ne parler que des contemporains : Delacroix, Corot, Millet, Rousseau, Courbet, nos maîtres. Tous ceux enfin qui ont aimé la nature et qui ont senti fortement.

    Voilà cher Monsieur Tavernier ce que je trouve à vous dire sur le moment, sans trop me répéter. Vous trouverez je l’espère ce que vous me demandez. Et quoique ce soit bien mal arrangé je vous ai raconté cela tel que je le pensais dans le moment. J’ai oublié cependant une des qualités essentiel pour un peintre : c’est la sincérité devant la nature.

    Bien sincèrement et bien amicalement à vous.

     

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    Alfred Sisley - Moret-sur-Loing, 1891, Galerie H. Odermatt-Ph. Cazeau, Paris

     

       

         En 1892, Sisley écrit à son ami Tavernier : « Je suis donc depuis bientôt 12 ans à Moret où aux environs. C’est à Moret devant cette nature si touffue, ses grands peupliers, cette eau du Loing si belle, si transparente, si changeante, c’est à Moret certainement que j’ai fait le plus de progrès dans mon art ; surtout depuis trois ans. Aussi quoiqu’il soit bien dans mes intentions d’agrandir mon champ d’études, je ne quitterai jamais complètement ce coin si pittoresque ».

         Personnellement, je connais bien la ville de Moret-sur-Loing. Rien n’a changé depuis la représentation de Sisley ci-dessus : une vue prise à la sortie de ville, l’église Notre-Dame dominant les maisons longeant le Loing. Celui-ci coule sous le petit pont au pied de la porte de Bourgogne, puis avance en s’élargissant, les bords plantés de peupliers. Un calme, un charme poétique…

         Aujourd’hui où l’on parle beaucoup de nationalité en France, une tristesse m’habite : qui connaissait mieux que l’artiste les paysages français ? Un an avant son décès, Sisley entreprend des démarches pour obtenir la nationalité française. L’avis administratif est favorable, il ne deviendra français qu’un an plus tard. Il était mort.

         Sur sa tombe, à Moret-sur-Loing, est inscrite comme épitaphe, une citation de la lettre à Adolphe Tavernier ci-dessus : « Il faut que les objets soient enveloppés de lumière comme ils le sont dans la nature ».

     

     

     

  • Elle offense la pudeur !

     

         En 1863, Napoléon III, étonné du grand nombre de refusés au Salon vint en voisin des Tuileries pour se rendre compte par lui-même. Surpris par la sévérité du jury, il demanda que l’on ouvre, à côté du Salon officiel, une exposition montrant les œuvres rejetées afin que le public puisse juger : le Salon des Refusés. Certains contestataires appelleront ce salon « La chambre des horreurs ».

         Edouard Manet y expose son « Déjeuner sur l’herbe » refusé au Salon officiel. Les dimensions de la toile sont exceptionnelles : 2,08 m sur 2,64 m. Ce genre de format était habituellement réservé aux sujets historiques ou mythologiques. Cette fois, rien de cela… Banalement, l’artiste se contente de reprendre des genres comme le portrait, le paysage et la nature morte.

         « Elle offense la pudeur » dit l’Empereur en voyant la toile. Le public se gausse. C’est un tollé général.

     

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    Edouard Manet – Le déjeuner sur l’herbe, 1863, musée d’Orsay, Paris

     

     

         Edouard Manet avait bien préparé son coup.

         Antonin Proust, dans ses « Souvenirs » de 1897 rapporte la conception du tableau :

         « A la veille du jour où il fit le Déjeuner sur l’herbe et l’Olympia (exposée deux années plus tard) nous étions un dimanche à Argenteuil, étendus sur la rive, regardant les yoles blanches sillonner la Seine […] Des femmes se baignaient. Manet avait l’œil fixé sur la chair des femmes qui sortaient de l’eau. « Il paraît, me dit-il, qu’il faut que je fasse un nu. Eh bien, je vais leur en faire, un nu. Quand nous étions à l’atelier, j’ai copié les femmes de Giorgione, les femmes avec les musiciens (Concert champêtre). Il est noir ce tableau. Les fonds ont repoussé. Je veux refaire cela et le faire dans la transparence de l’atmosphère, avec des personnages comme ceux que nous voyons là-bas. On va m’éreinter. On dira que je m’inspire des Italiens après m’être inspiré des Espagnols. » »

     

     

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    Titien (ancienne attribution à Giorgione) – Concert champêtre, 1509, musée du Louvre, Paris

     

         Manet va se mettre au travail. Une nouvelle fois Victorine Meurant est utilisée. Il la montre nue comme un ver, dans un sous-bois, coincée entre deux jeunes hommes de la bohème élégante, dont l’un d’eux est le frère de Manet, Eugène. Le « pique-nique » est sympathique mais totalement irréaliste.

         Les critiques sont évidemment particulièrement salées :

     

    Ernest Chesneau, 1864

    « Manet aura du talent, le jour où il saura le dessin et la perspective, il aura du goût le jour où il renoncera à ses sujets choisis en vue du scandale […] nous ne pouvons trouver que ce soit une œuvre parfaitement chaste que de faire asseoir, entourée d’étudiants en béret et en paletot, une fille vêtue seulement de l’ombre des feuilles. C’est là une question très secondaire, et je regrette, bien plus que la composition elle-même, l’intention qui l’a inspirée […] M. Manet veut arriver à la célébrité en étonnant le bourgeois […] Il a le goût corrompu par l’amour du bizarre. »

     

    Louis Etienne, 1863

    « Une Bréda quelconque, aussi nue que possible, se prélasse effrontément entre deux gardiens aussi habillés et cravatés […] ces deux personnages ont l’air de collégiens en vacances, commettant une énormité pour faire les hommes ; et je cherche en vain ce que signifie ce logogriphe peu séant. »

     

    Théophile Thoré, 1863

    « Le Bain est d’un goût bien risqué. La personne n’a pas de belle forme malheureusement […] et on n’imaginerait rien de plus laid que le monsieur étendu près d’elle […] Je ne devine pas ce qui a pu faire choisir à un artiste intelligent et distingué une composition si absurde. »

     

     

         En 1867, Emile Zola, ami de l'artiste, écrit une défense en forme d’éloge :

     

     « Le Déjeuner sur l'herbe est la plus grande toile d'Edouard Manet, celle où il a réalisé le rêve que font tous les peintres : mettre des figures de grandeur naturelle dans un paysage. On sait avec quelle puissance il a vaincu cette difficulté. Il y a quelques feuillages, quelques troncs d'arbres, et, au fond une rivière dans laquelle se baigne une femme en chemise ; sur le premier plan, deux jeunes gens sont assis en face d'une seconde femme qui vient de sortir de l'eau et qui sèche sa peau nue au grand air. Cette femme nue a scandalisé le public, qui n'a vu qu'elle dans la toile. Bon Dieu ! quelle indécence : une femme sans le moindre voile entre deux hommes habillés ! Cela ne s'était jamais vu. Et cette croyance était une grossière erreur, car il y a au musée du Louvre plus de cinquante tableaux dans lesquels se trouvent mêlés des personnages habillés et des personnages nus. Mais personne ne va chercher à se scandaliser au musée du Louvre. La foule s'est bien gardée d'ailleurs de juger Le Déjeuner sur l'herbe, comme doit être jugée une véritable oeuvre d'art; elle y a vu seulement des gens qui mangeaient sur l'herbe, au sortir du bain, et elle a cru que l'artiste avait mis une intention obscène et tapageuse dans la disposition du sujet, lorsque l'artiste avait simplement cherché à obtenir des oppositions vives et des masses franches. Les peintres, surtout Edouard Manet, qui est un peintre analyste, n'ont pas cette préoccupation du sujet qui tourmente la foule avant tout ; le sujet pour eux est un prétexte à peindre tandis que, pour la foule, le sujet seul existe. Ainsi, assurément, la femme nue du Déjeuner sur l'herbe n'est pas là que pour fournir à l'artiste l'occasion de peindre un peu de chair. Ce qu'il faut voir dans le tableau, ce n'est pas un déjeuner sur l'herbe, c'est le paysage entier, avec ses vigueurs et ses finesses, avec ses premiers plans si larges, si solides, et ses fonds d'une délicatesse si légère ; c'est cette chair ferme modelée à grands pans de lumière, ces étoffes souples et fortes, et surtout cette délicieuse silhouette de femme en chemise qui fait dans le fond une véritable tache blanche au milieu des feuilles vertes, c'est enfin ce vaste ensemble, plein d'air, ce coin de la nature rendu avec une simplicité si juste, toute cette page dans laquelle un artiste a mis tous les éléments particuliers et rares qui étaient en lui. »

     

    Emile Zola, " Edouard Manet, 1867 - La Revue du XIXe siècle "

     

         Plus tard, Zola rajoutera dans une étude sur Edouard Manet: « J’ai répondu aux critiques d’art qui prétendaient que Manet avait outrageusement souillé le temple du beau. J’ai répondu que le destin avait sans doute déjà marqué au musée du Louvre la place future de l’Olympia et du Déjeuner sur l’herbe.

     

         En 1884, au lendemain de la mort d’Edouard, sa famille et ses amis organisèrent une exposition posthume. Son frère, Eugène Manet, demanda à Zola d’écrire une petite notice biographique qui sera placée en tête du catalogue. En guise de notice, celui-ci fera une longue analyse sur l’oeuvre de l’artiste et la terminera par ces mots : « […] Qu’ils le confessent ou non, les jeunes artistes ont tous subi l’influence de Manet ; et s’ils prétendent qu’il y a simplement rencontre, il n’en reste pas moins évident qu’il a le premier marché dans la voie, en indiquant la route aux autres. Son rôle de précurseur ne peut plus être nié par personne. Après Courbet, il est la dernière force qui se soit révélée, j’entends par force une nouvelle expansion dans la manière de voir et de rendre. »

     

     

  • Quel scandale en 1865 !

     

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    Edouard Manet – Olympia, 1863, musée d’Orsay, Paris

     

         Le samedi 16 janvier 2016, une jeune femme s’est allongée nue devant l’Olympia du musée d’Orsay à Paris en prenant la pose de la femme étendue sur un lit peinte par Edouard Manet en 1863. 150 ans plus tard, les passions semblent ne s’être pas totalement éteintes…

         Après son « Déjeuner sur l’herbe », beaucoup critiqué, présentée en 1863 au Salon des Refusés, Manet double la mise au même Salon de 1865. Cette fois le scandale est énorme. Manet se plaint à Baudelaire : « Les injures pleuvent sur moi comme grêle, je ne m’étais pas encore trouvé à pareille fête. » Les critiques se surpassent : « qu’est-ce que cette odalisque au ventre jaune, ignoble modèle ramassé je ne sais où ». « Un chétif modèle […] Le ton des chairs est sale […] ». « Une ignorance presque enfantine des premiers éléments du dessin, […] un parti-pris de vulgarité inconcevable ». « Cette brune rousse est d’une laideur accomplie ».

         Comble de la provocation ! Manet présente au Salon, associé à l’Olympia, un « Christ insulté par les romains » ce qui choqua encore plus les visiteurs.

         Qu’a voulu faire Edouard Manet ? Se confronter au passé ?

         Deux références picturales paraissent certaines :

         Titien et sa « Vénus d’Urbin » dont la pose est ressemblante.

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    Titien – La Vénus d’Urbin, 1538, musée des Offices, Florence

     

         Goya et sa « Maja nue » de 1800 pour l’arrogance du modèle.

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    Goya – La Maja nue, 1800, musée du Prado, Madrid

     

         Manet a fait de son modèle préféré, Victorine Meurant, un nu moderne, réaliste. Geffroy en 1890 dira : « libre fille de bohème, modèle de peintre, coureuse de brasserie, amante d’un jour […] avec sa face d’enfant vicieuse aux yeux de mystère. ».

         Pour les contemporains la scène était explicite : Manet avait peint une prostituée allongée, offerte, attendant le client, l’ambiance exotique et érotique étant accentuée par le bouquet de fleurs, hommage d’un client, et une servante noire entremetteuse.

     

         Au milieu de toutes les critiques, je retiendrai l’article élogieux écrit par Emile Zola :

     

    L’Olympia d’Edouard Manet - Salon de 1865 – Emile Zola

     

    « En 1865, Edouard Manet est encore reçu au Salon ; il expose un Christ insulté par les soldats et son chef d'œuvre, son Olympia. J'ai dit chef-d'œuvre, et je ne retire pas le mot. Je prétends que cette toile est véritablement la chair et le sang du peintre. Elle le contient tout entier et ne contient que lui. Elle restera comme l'œuvre caractéristique de son talent, comme la marque la plus haute de sa puissance. J'ai lu en elle la personnalité d'Édouard Manet, et lorsque j'ai analysé le tempérament de l'artiste, j'avais uniquement devant les yeux cette toile qui renferme toutes les autres. Nous avons ici, comme disent les amuseurs publics, une gravure d'Epinal. Olympia, couchée sur des linges blancs, fait une grande tache pâle sur le fond noir ; dans ce fond noir se trouve la tête de la négresse qui apporte un bouquet et ce fameux chat qui a tant égayé le public. Au premier regard, on ne distingue ainsi que deux teintes dans le tableau, deux teintes violentes, s'enlevant l'une sur l'autre. D'ailleurs, les détails ont disparu. Regardez la tête de la jeune fille : les lèvres sont deux minces lignes roses, les yeux se réduisent à quelques traits noirs. Voyez maintenant le bouquet, et de près, je vous prie : des plaques roses, des plaques bleues, des plaques vertes. Tout se simplifie, et si vous voulez reconstruire la réalité, il faut que vous reculiez de quelques pas. Alors il arrive une étrange histoire : chaque objet se met à son plan, la tête d'Olympia se détache du fond avec un relief saisissant, le bouquet devient une merveille d'éclat et de fraîcheur. La justesse de l'œil et la simplicité de la main ont fait ce miracle ; le peintre a procédé comme la nature procède elle-même, par masses claires, par larges pans de lumière, et son oeuvre a l'aspect un peu rude et austère de la nature. Il y a d'ailleurs des partis pris ; l'art ne vit que de fanatisme. Et ces partis pris sont justement cette sécheresse élégante, cette violence des transitions que j'ai signalées. C'est l'accent personnel, la saveur particulière de l'œuvre. Rien n'est d'une finesse plus exquise que les tons pâles des linges blancs différents sur lesquels Olympia est couchée. Il y a, dans la juxtaposition de ces blancs, une immense difficulté vaincue. Le corps lui-même de l'enfant a des pâleurs charmantes ; c'est une jeune fille de seize ans, sans doute un modèle qu'Édouard Manet a tranquillement copié tel qu'il était. Et tout le monde a crié : on a trouvé ce corps nu indécent; cela devait être, puisque c'est là de la chair, une fille que l'artiste a jetée sur la toile dans sa nudité jeune et déjà fanée. Lorsque nos artistes nous donnent des Vénus, ils corrigent la nature, ils mentent. Edouard Manet s'est demandé pourquoi mentir, pourquoi ne pas dire la vérité ; il nous a fait connaître Olympia, cette fille de nos jours, que vous rencontrez sur les trottoirs et qui serre ses maigres épaules dans un mince châle de laine déteinte. Le public, comme toujours, s'est bien gardé de comprendre ce que voulait le peintre ; il y a eu des gens qui ont cherché un sens philosophique dans le tableau ; d'autres, plus égrillards, n'auraient pas été fâchés d'y découvrir une intention obscène. Eh ! dites-leur donc tout haut, cher maître, que vous n'êtes point ce qu'ils pensent, qu'un tableau pour vous est un simple prétexte à analyse. Il vous fallait une femme nue, et vous avez choisi Olympia, la première venue ; il vous fallait des taches claires et lumineuses, et vous avez mis un bouquet ; il vous fallait des taches noires, et vous avez placé dans un coin une négresse et un chat. Qu'est-ce que tout cela veut dire ? Vous ne le savez guère, ni moi non plus. Mais je sais, moi, que vous avez admirablement réussi à faire une oeuvre de peintre, de grand peintre, je veux dire à traduire énergiquement et dans un langage particulier les vérités de la lumière et de l'ombre, les réalités des objets et des créatures. »

     

         Edouard Manet était un visionnaire puisque, de nos jours, son tableau fait encore la une de l'actualité...

     

     

     

  • Vincent Van Gogh, confidences

     

    La possibilité d’une nouvelle peinture... 

     

     

         Le 17 mai 1890, Vincent Van Gogh vient de quitter la Provence et habite pour 3 jours chez son frère Théo à Paris. Il rencontre sa récente belle-sœur Jo qu’il ne connaissait pas ainsi que leur bébé âgé de 4 mois, son petit homonyme. A sa naissance, Jo avait souhaité l’appeler Vincent Willem en disant dans un courrier à Vincent : « Nous appellerons notre enfant Vincent Willem et vous serez le parrain. J’aime à me figurer que son oncle voudra bien un jour faire son portrait ! ».

         Le 20 mai, l’artiste part pour Auvers-sur-Oise où le docteur Gachet l’attend pour le soigner. 

         Depuis le début de l’année 1890, quelques critiques d’art et journalistes commençaient à s’intéresser à la peinture de Van Gogh : En janvier 1890, Albert Aurier fait dans le « Mercure de France » un brillant éloge du style de Vincent. C’était le premier d’une série à venir : « Les isolés : Vincent Van Gogh ». Le peintre hollandais Joseph Isaäcson écrit un article dans les colonnes de la revue néerlandaise « DePortefeuille » parlant du groupe des peintres impressionnistes et mentionnant le nom de Van Gogh comme « pionnier unique en son genre ».

         Durant son séjour chez son frère à Paris, Vincent écrit à Joseph Isaäcson la longue lettre ci-dessous, pour lui parler de la nouvelle peinture qu’il imagine. Malade, se sentant incompris malgré les critiques élogieuses, il lui rappelle, au début de la lettre, qu’en ce qui le concerne « il était assuré qu’il ne ferait jamais des choses importantes ».

         Vincent venait de visiter le Salon du Champ-de-Mars à Paris et avait été subjugué par l’œuvre de Puvis de Chavannes intitulée « Inter Artes et Naturam », une allégorie de la condition humaine, heureux compromis entre l’art ancien et nouveau.

     

    peinture,puvis de chavannes,

    Pierre Puvis de Chavanne - Inter Artes et Naturam, 1888, The Metropolitan Museum of Art , New York

     

     

     

    Lettre à Joseph Isaäcson – Paris, entre le 17 et le 20 mai 1890

     

    Mon cher monsieur Isaäcson,

    De retour à Paris j’ai lu la continuation de vos articles sur les impressionnistes.

    Sans vouloir entrer en discussion sur les détails du sujet entamé par vous, il me semble que vous cherchez à dire consciencieusement à nos compatriotes où en seraient les choses en vous basant sur des faits. Puisque peut-être vous direz quelques mots aussi de moi dans votre prochain article, je répéterais mes scrupules pour que vous ne disiez juste que quelques mots, étant décidément assuré que jamais je ferai des choses importantes.

    […]

    Mais j’allais m’égarer dans le vague - voici le pourquoi de cette lettre - je voulais vous faire savoir que j’ai dans le Midi essayé de peindre quelques vergers d’oliviers. Vous n’ignorez pas les tableaux existants d’oliviers. Il me parait probable que dans l’oeuvre de Claude Monet et de Renoir il doit y en avoir. Mais à part cela – et de cela, que je suppose exister, je n’en ai pourtant pas vu – à part cela ce qu’on a fait des oliviers est bien peu de chose.

     

    peinture,van gogh

    Vincent Van Gogh – Oliviers, ciel orangé, novembre 1889, Göteborg Konstmuseum

     

    L’effet du jour, du ciel, fait qu’il y a à l’infini des motifs à tirer de l’olivier. Or moi j’ai cherché quelques effets d’opposition du feuillage changeant avec les tons du ciel.

    Parfois le tout est de bleu pur enveloppé à l’heure où l’arbre fleurit pâle et que les grosses mouches bleues, les cétoines émeraudes, les cigales enfin nombreuses volent alentour. Puis, lorsque la verdure plus bronzée prend des tons mûrs, le ciel resplendit et se raye de vert et d’orangé, ou bien encore plus avant dans l’automne, les feuilles prenant les tons violacés vaguement d’une figue mûre, l’effet violet se manifestera en plein par les oppositions du grand soleil blanchissant dans un halo de citron clair et pâli. Parfois aussi, après une averse, j’ai vu tout le ciel coloré de rose et d’orangé clair, ce qui donnait une valeur et une coloration exquise aux gris verts argentés. Là-dedans il y avait des femmes aussi roses qui faisaient la cueillette des fruits.

    Ces toiles-là avec quelques études de fleurs, voilà tout ce que j’ai fait depuis notre dernière correspondance. Ces fleurs sont une avalanche de roses contre un fond vert et un très grand bouquet d’Iris violets contre fond jaune et contre fond rose.

    peinture,van gogh

    Vincent Van Gogh – Iris dans un vase, 1890, Van Gogh Museum, Amsterdam

     

    Je commence à sentir de plus en plus que l’on peut considérer Puvis de Chavannes comme ayant l’importance de Delacroix. Sa toile, actuellement au Champ de Mars, entre autres paraît faire allusion à une équivalence, à une rencontre étrange et providentielle des antiquités fort lointaine et la crue modernité. Plus vagues, plus prophétiques encore que les Delacroix si possible, devant ses toiles de ces dernières années on se sent ému comme assistant à une continuation de toutes choses, une renaissance fatale mais bienveillante. Ah ! Lui les ferait les oliviers du Midi, lui le Voyant.

    Or, je vous l’assure, je ne peux plus songer à Puvis de Chavannes sans pressentir qu’un jour peut-être lui ou un autre va nous expliquer les oliviers.

    Moi je peux voir de loin la possibilité d’une nouvelle peinture mais c’était trop pour moi et c’est avec plaisir que je reviens dans le nord.

    […]

         Auvers-sur-Oise va être une période d’intense production pour Vincent Van Gogh. Il peindra près d’une toile par jour. Pressentait-il quelque chose ?

         Mais...  j'en suis certain en voyant ses toiles provençales, les oliviers du Midi, lui... il nous les a expliqués...