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Eugène DELACROIX écrivain

 

Journal - 5.  La liberté guidant le peuple, 1830, Louvre

 

 

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     Le 23 juillet 2018 se terminait la grande exposition consacrée au peintre Eugène Delacroix.

    A cette occasion, comme je l’avais déjà fait pour les correspondances de Vincent Van Gogh et Gustave Courbet, j’avais publié une série d’extraits choisis du journal de jeunesse du peintre. Au début de l’été dernier ma publication de ce journal de jeunesse s’arrêtait à la fin de l’année 1824 et l'exposition au Salon de « Scènes des massacres de Scio ».    

   Delacroix a 24 ans lorsqu’il entreprend d’écrire un journal. Il le tiendra assidument durant deux ans de septembre 1822 à octobre 1824, puis cessera brusquement. Il ne le reprendra que 23 années plus tard, sans interruption du 1er janvier 1847 jusqu’à sa mort en 1863. En mars 1854, il note : « Il me semble que ces brimborions, écrits à la volée, sont tout ce qui reste de ma vie, à mesure qu’elle s’écoule. Mon défaut de mémoire me les rend nécessaires. »

 

   Pendant cette période d’absence de journal, l’artiste effectuera un voyage au Maroc en 1832 et peindra nombre de toiles et des décorations pour des salles du Palais Bourbon et de la bibliothèque du Sénat au Palais du Luxembourg à Paris. Je cite quelques toiles célèbres de cette période : « La mort de Sardanapale » (1827) ; « Les Femmes d’Alger dans leur appartement » (1834) ; « Médée » (1838) ; « Madeleine dans le désert » (1845).

   Une des toiles les plus connues du peintre « La liberté guidant le peuple » fut exposée au Salon de 1831. Comme souvent pour les toiles du maître, car cette femme aux seins nus coiffée d’un bonnet phrygien était loin de faire l’unanimité, les critiques furent nombreuses. Le mot « dévergondée » revenait souvent pour qualifier cette Liberté. D’autres s’indignèrent : « Dieu qu’elle est sale » ; « poissarde » ; « fille publique, faubourienne ».

     Dans un prochain article, je publierai à nouveau des extraits choisis du journal de la maturité qui ne reprendra qu'en 1847. Auparavant, je republie aujourd'hui un récit (nouvelle) écrit anciennement se rapportant à ce tableau qui montre une scène des combats qui renversèrent la royauté de Charles X en juillet 1830. Je le présente sous une forme épurée et raccourcie :

 

 

Une odeur de poudre

 

 

 

     Le baron Louis-Auguste Schwiter s’avança vers la toile.

   Eugène Delacroix sourit en regardant l’étrange allure de son ami. Perché sur des jambes de héron, celui-ci se dandine plus qu’il ne marche. Grand et mince, il personnifie par sa mise élégante et son côté exquis le vrai gentleman anglais. Un dandy… Eugène l’apprécie.

     Le baron s’exclama, envieux :

     — Tu es un prétentieux, Eugène ! J’admets que tu es un grand peintre. De là à te représenter au premier plan de ton tableau, un fusil à la main, montant à l’assaut de cette barricade… La redingote, le haut-de-forme, la cravate soigneusement nouée… Et ce teint pâle, ces cheveux noirs, un regard de feu… Superbe ! Tu as de la chance, cher Eugène, d’être beau naturellement ! « Une tête de prince », m’a dit récemment un ami en parlant de toi.

 

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     Delacroix éclata de rire devant cette description.

    — Je n’avais pas de modèle sous la main, dit-il. Et puis je me sentais bien dans la peau de ce bourgeois fier et déterminé…

     Depuis qu’ils se connaissaient, Louis-Auguste enviait la finesse des traits d’Eugène. Il attirait les femmes comme des mouches dans les soirées mondaines. Le jeune aristocrate observa le tableau et lança sarcastique :

  — Vous, les artistes romantiques, cherchez à vous approprier ces « Trois Glorieuses » qui ont vu la mort de centaines d’hommes en juillet de l’année dernière. Combien étiez-vous de romantiques sur les barricades ? Il n’y avait que des pauvres gens encadrés par de rares bourgeois… Même Victor Hugo, le romantisme personnifié, est resté chez lui prétextant que sa femme accouchait !

     Eugène le fixa sévèrement.

     — Et toi où étais-tu ? Absent, comme les autres !…

     Le peintre cherchait les mots justes.

   — Je sais, Louis… Les jeunes romantiques que nous sommes s’exaltent. Leur enfance a été bercée par les récits d’héroïsme et de grandeur de l’Empire… Un de mes frères est tombé à Friedland… Ils rêvent de liberté, d’évasion et de rêve, mais n’ont pas le courage de se battre en vrai. Leur combat est culturel avant tout. C’est pour cela que j’ai peint ce tableau, mon ami !

     Louis-Auguste effleura d’un doigt léger le beau profil du peintre sur la toile. Une pensée le fit se retourner, excité.

     — Hugo a livré sa bataille à la première théâtrale d’Hernani l’année dernière. Tu t’en souviens ? Quel combat ! Je me suis colleté avec des classiques à coups de poing et de bâton. C’était sanglant !

     Les deux amis s’assirent face au tableau.

   — Je l’envoie au Salon la semaine prochaine, dit Eugène en se versant du vin de Loire. Beaucoup d’artistes ont choisi ces trois jours de combat comme thème d’inspiration. Louis-Philippe, notre nouveau roi, sera là. Tu sais qu’il tente d’apaiser les esprits révolutionnaires en aidant les veuves et les orphelins. Il distribue même des médailles aux combattants des barricades.

     Louis-Auguste sourit :

   — Forcément, il doit son trône à cette courte révolution ! Combien de temps le gardera-t-il ? Il se définit comme un « roi citoyen ». J’en doute…

     Un silence s’installa. Le tableau, immense, les impressionnait.

     Tous ces jeunes hommes voués à mourir, pensa Delacroix en examinant la fureur du combat décrite dans son tableau…                                                       

     Emporté par l’image de cette révolution en marche, le baron Louis-Auguste s’écria :

   — Beau travail Eugène ! Quelle dureté dans le regard de ces travailleurs qui avancent dans la lueur du soleil couchant en chantant la Marseillaise. Ils enjambent des soldats morts. Encore des gamins… Ces ouvriers de tous métiers ne supportent plus la pauvreté et la faim. Ils veulent se battre. L’énergie farouche de cette femme aux seins nus, fusil à la main, coiffée d’un bonnet rouge symbolisant la liberté, agitant le drapeau tricolore pour entraîner ces hommes vers la victoire, va en offusquer certains au Salon !

     Brusquement, le jeune baron se leva et se mit à marcher dans la grande pièce les mains dans le dos, son buste frêle courbé en avant. Parfois, il se redressait, regardait la toile furtivement, puis repartait soucieux. Il s’approcha d’Eugène et lui envoya une bourrade amicale.

     — Trinquons au romantisme, Eugène !

     Il avala son verre d’un trait. Un éclair sombre passa dans ses yeux.

 

 

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     — Pauvres gens, dit-il d’un coup ! Comme en 89, savent-ils qu’ils se battent et souffrent pour rien. Ils ont renversé Charles X pour le remplacer par son cousin Louis-Philippe. La belle affaire… Que vont devenir leurs rêves de réformes, de progrès, d’égalité. L’autorité et l’ordre revenus, leur vie misérable reprendra comme avant.

     Louis-Auguste tourna son regard vers le gamin aux pistolets.

   — Tu vois, ce jeune garçon déluré à côté de la femme au drapeau, pistolets de cavalerie dans les mains… Enfant de Paris, il symbolise la jeunesse de tout temps révoltée pas l’injustice. Tu as mis de la fougue, du plaisir, de l’envie, dans son œil. Son père, qui s’est battu dans la Grande Armée, lui a conté ses exploits. A son tour, il s’enivre de l’odeur de la poudre et exhorte les insurgés. Il n’a pas peur. Peut-il se douter qu’il va mourir dans peu de temps ?

   Eugène se taisait, attristé par la mélancolie que son tableau inspirait à Louis-Auguste. Celui-ci hésita à se resservir un verre de vin. Il finit par dire, fataliste :

   — Eugène, une nouvelle fois, comme souvent dans notre histoire, c’est le petit peuple qui se bat, mais ce sont toujours les puissants qui gagnent !

     Delacroix vint vers son ami et le prit par les épaules.

   — Tu as raison Louis-Auguste. Mais, à chaque nouveau combat, ils continuent d’espérer…

 

 

 

Commentaires

  • Wouaouh, tout à l'actualité cet Eugène!! un superbe tableau qui dénonce bien la révolte souvent inutile parfois nécessaire! Ainsi va la société humaine, toujours à l'affût de plus de confort et de liberté au prix du sang!! Mais les formes de communications ont changé depuis l'an 2000 avec de plus en plus de médias et de réseaux sociaux!!Nous ne sommes plus guère dans le Romantisme , hélas!! Bisous Fan

  • Tu le sais, Fan, de tous temps les hommes se sont battus pour obtenir plus de liberté. Le sang a souvent coulé. C’est grâce à eux que nous vivons mieux dans nos démocraties car on n’obtient rien sans luttes.
    Cela continue aujourd’hui car les inégalités de toutes sortes, malgré les progrès, restent importantes. Mais les hommes continuent d’espérer en un monde meilleur comme le dit Eugène à la fin de ma nouvelle.

  • Je me réjouis de retrouver le Journal de Delacroix ... ou, pour être plus exact car, comme tu le sais, j'en possède une édition, de découvrir ce que toi tu vas en extraire et commenter pour nous.

  • Oui, Richard, il fallait que je reprenne ce journal que je ne pouvais abandonner à mi-chemin.
    Le peintre a vieilli depuis la fin du journal de jeunesse en 1824, il a beaucoup travaillé et mûri. Il ne va pas lui rester beaucoup d’années pour s’exprimer régulièrement dans ce journal qu'il reprendra sur un agenda à partir de 1847.

  • les révoltes actuelles sont elles plus prosaïques que les révolutions d'antan ? ou bien n'ont elles pas trouvé de chantre lyrique comme Delacroix ou Hugo pour les magnifier ? tu incarnes passionnément les peintres et leurs peintures, tu les fais littéralement vivre sous nos yeux, merci, Alain

  • Pas facile de trouver des chantres du niveau de Delacroix ou Victor Hugo. Dans nos combats actuels on ne trouve plus guère ce genre de personnage.
    Tu as parfaitement compris, Emma, ce que j’aime faire dans mes récits : incarner les peintres, surtout les regarder peindre et vivre. Je vois des sensations, un paysage, des ambiances… Je m’imprègne de ce qu'étaient ces hommes et femmes. Ils m’apprennent quelque chose que je recherche.
    C'est ce que j'ai fait tout au long du roman QUE LES BLÉS SONT BEAUX. J'ai incarné Vincent pour pouvoir retrouver ce que je pense être sa vérité. Ai-je réussi ? Je le crois, à ma manière.
    Belle journée Emma

  • Ce sont les combats qui nous font avancer... Delacroix était un visionnaire si on le lit aujourd'hui.
    Merci pour le partage, Alain.
    Passe une douce journée.

  • Comme tu le sais si bien Quichottine, pour nous autres humains certains combats nous permettent de grandir, d’avancer. Nous avons besoin d'expériences de toutes sortes pour trouver notre propre voie. Un peu comme dans ma réponse à Emma, l'incarnation des hommes et femmes du passé nous aide également à comprendre ce que nous sommes.
    Pour les évènements de juillet 1830 que nous montre Delacroix, c’était des combats à mort que nos ancêtres ont souvent connus. Ces personnes mouraient au nom d’un idéal comme ce gamin à la fin du récit. Et ce n’était pas toujours le vainqueur sur le terrain qui gagnait le combat.
    Belle journée Quichottine

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