Journal – 2. Extraits choisis, année 1822
« Un coup de fortune »
C’est ce que Delacroix écrit à Charles Soulier le 15 avril 1822 : « … Mais je sors d’un travail de chien qui me prend tous mes instants depuis deux mois et demie. J’ai fait dans cet espace de temps un tableau assez considérable qui va figurer au Salon. Je tenais à m’y voir cette année et c’est un coup de fortune que je tente. »
Eugène Delacroix - La Barque de Dante ou Dante et Virgile aux enfers, 1822, musée du Louvre, Paris
« Aucun tableau ne révèle mieux à mon avis l’avenir d’un grand peintre […]. C’est là surtout qu’on peut remarquer ce jet de talent, cet élan de la supériorité naissante qui ranime les espérances un peu découragées par le mérite trop modéré de tout le reste ». Adolphe Thiers est enthousiasmé par l’artiste qui « jette ses figures, les groupe et les plie à volonté avec la hardiesse de Michel-Ange et la fécondité de Rubens. Je ne sais quel souvenir des grands artistes me saisit à l’aspect de ce tableau ».
Adolphe Thiers parle du tableau « La Barque de Dante » présenté, pour la première fois, par ce tout jeune Eugène Delacroix au Salon de 1822. Cette toile inspirée de l’Enfer de Dante, d’une conception dramatique, par ses références à Michel-Ange et Rubens, est considérée comme un manifeste du romantisme. Après « Le Radeau de la Méduse » du camarade d’atelier de Delacroix, Théodore Géricault, peint en 1819, les critiques considèrent qu’une orientation nouvelle, un coup fatal vient d’être porté à la peinture académique.
Delacroix souhaitait frapper fort pour son premier envoi. Il voulait peindre une grande « machine » comme il disait souvent. Le jeune artiste avait renoncé à tenter à nouveau le prix de Rome pour se jeter dans la mêlée du Salon afin de se faire un nom.
Tout d’abord, il avait pensé à faire un tableau dont le sujet se rapporterait aux guerres récentes des Turcs et des Grecs. À la fin de l’année 1821, l’actualité étant trop brulante, il hésite, puis abandonne son idée. Ce sera « La Barque de Dante » une illustration du chant VIII de l’Enfer de Dante, passage peu connu de « La Divine Comédie ». S'essayant à la traduction de l'histoire, il en parle à son ami Guillemardet : « Le morceau est d’une difficulté inouïe. Il y a dans l’original une trivialité sublime qui fait frissonner. » Il se met au travail en urgence, jusqu’à 13 heures par jour, et termine la toile peu avant l’ouverture officielle le 24 avril 1822.
Au cours de l’année 1820, grand admirateur du peintre Rubens, il venait souvent au Louvre, dans la galerie Médicis, voir les peintures du peintre flamand, immenses tableaux commandés à Rubens par la reine Marie de Médicis, présentant des scènes de sa vie avec Henri IV. C’était une fête de la couleur et des corps dénudés à la chair joyeuse. Il adorait copier les néréides, plantureuses jeunes femmes au teint de pêches bien mûres, d'une sensualité débordante, que l’on voyait au bas du tableau du « Débarquement de la reine à Marseille ».
Peter Paul Rubens – Débarquement de Marie de Médicis à Marseille, 1623, musée du Louvre, Paris
Les œuvres du maître anversois concentraient pour lui l’essentiel de la peinture et il cherchait par la copie à en comprendre les mécanismes. Les étonnantes carnations des jeunes femmes lui serviraient pour peindre les corps des figures nues au pied de la barque de son « Dante ».
Eugène Delacroix - Étude de néréide, d’après Rubens, 1822, Kunstmuseum Basel, Bâle
Il pensait également que l’idée de la barque et celle du cannibalisme chez les damnés au premier plan de la toile, évoqueraient « Le Radeau de la Méduse » de son ami Géricault, dans lequel il avait servi de modèle pour un personnage, et qui avait fait scandale au Salon précédent.
Il ne lui restait plus qu’à rajouter une débauche de couleurs : des blancs brillants, des ombres verdâtres et ocres, la tache rouge du chaperon de Dante contrastant avec sa complémentaire, le vert du manteau.
Invité à passer voir la toile, son maître d’atelier Pierre Guérin, n’avait guère encouragé son élève à présenter le tableau au Salon. Delacroix le quittera d’ailleurs à la fin de l’année.
Pourtant l’essai allait s’avérer une brillante réussite car l’Etat acheta la toile et le jeune homme de 24 ans entrait dans le tout nouveau musée des artistes vivants créé depuis peu au palais du Luxembourg en 1818. Ainsi, à la mort de l'artiste, sa peinture rejoindrait les collections du Louvre.
Le « coup de fortune » d'Eugène Delacroix allait devenir son premier chef-d’œuvre.
LE JOURNAL
L’extrait ci-dessous, daté du 3 septembre 1822, montre les premiers mots écrits dans son journal par le peintre sur des feuilles de papier coupées et cousues en petit cahier.
A cette époque, les préoccupations de Delacroix, en dehors de la peinture, sont le plus souvent amoureuses. Le 21 février 1821, il écrit à son ami d’enfance Pierret : « Je suis malheureux, je n’ai point d’amour. Ce tourment délicieux manque à mon bonheur. Je n’ai que de vains rêves qui m’agitent et ne satisfont rien du tout. J’étais si heureux de souffrir en aimant ! Il y avait je ne sais quoi de piquant jusque dans ma jalousie, et mon indifférence actuelle n’est qu’une vie de cadavre. »
Louroux – mardi 3 septembre 1822
Je mets à exécution le projet formé tant de fois d’écrire un journal. Ce que je désire le plus vivement, c’est de ne pas perdre de vue que je l’écris pour moi seul ; je serai donc vrai, je l’espère ; j’en deviendrai meilleur. Ce papier me reprochera mes variations. Je le commence dans d’heureuses dispositions.
Je suis chez mon frère. Il est neuf ou dix heures du soir qui viennent de sonner à l’horloge du Louroux. Je me suis assis cinq minutes au clair de lune, sur le petit banc qui est devant ma porte, pour tâcher de me recueillir. Mais quoique je sois heureux aujourd’hui, je ne retrouve pas les sensations d’hier soir. C’était pleine lune. Assis sur le banc qui est contre la maison de mon frère, j’ai goûté des heures délicieuses. Après avoir été reconduire des voisins qui avaient dîné et fait le tour de l’étang, nous rentrâmes. Il lisait les journaux, moi je pris quelques traits des Michel-Ange que j’ai apportés avec moi : la vue de ce grand dessin m’a profondément ému et m’a disposé à de favorables émotions. La lune, s’étant levée toute grande et rousse dans un ciel pur, s’éleva peu à peu entre les arbres. Au milieu de ma rêverie et pendant que mon frère me parlait d’amour, j’entendis de loin la voix de Lisette. Elle a un son qui fait palpiter mon cœur ; sa voix est plus puissante que tous autres charmes de sa personne, car elle n’est point véritablement jolie ; mais elle a un grain de ce que Raphaël sentait si bien ; ses bras purs comme du bronze et d’une forme en même temps délicate et robuste. Cette figure, qui n’est véritablement pas jolie, prend pourtant une finesse, mélange enchanteur de volupté et d’honnêteté… de fille…, comme il y a deux ou trois jours, quand elle vint, que nous étions à table au dessert : c’était dimanche. Quoique je ne l’aime pas dans ses atours qui la serrent trop, elle me plut vivement ce jour-là, surtout pour ce sourire divin dont je viens de parler, à propos de certaines paroles graveleuses qui la chatouillèrent et firent baisser de côté ses yeux qui trahissaient de l’émotion ; il y en avait certes dans sa personne et dans sa voix ; car, en répondant des choses indifférentes, elle (sa voix) était un peu altérée et elle ne me regardait jamais. Sa gorge aussi se soulevait sous le mouchoir. Je crois que c’est ce soir-là que je l’ai embrassée dans le couloir noir de la maison, en rentrant par le bourg dans le jardin ; les autres étaient passés devant, j’étais resté derrière avec elle. Elle me dit toujours de finir, et cela tout bas et doucement ; mais tout cela est peu de chose. Qu’importe ? Son souvenir, qui ne me poursuivra point comme une passion, sera une fleur agréable sur ma route et dans ma mémoire.
A propos de cette jeune Lisette, Delacroix écrit à son ami Pierret : « Que les beautés de la ville sont loin de cela ! Ces bras fermes et colorés par le grand air sont purs comme du bronze ; toute cette tournure est d’une chasseresse antique. »
(…)
J’ai reçu dimanche une lettre de Félix, dans laquelle il m’annonce que mon tableau a été mis au Luxembourg (La barque de Dante acheté par le Louvre pour 1200 francs). Aujourd’hui mardi, j’en suis encore fort occupé ; j’avoue que cela me fait un grand bien et que cette idée, quand elle me revient, colore bien agréablement mes journées. C’est l’idée dominante du moment et qui a activé le désir de retourner à Paris, où je ne trouverai probablement que de l’envie déguisée, de la satiété bientôt de ce qui fait mon triomphe à présent, mais point une Lisette comme celle d’ici, ni la paix et le clair de lune que j’y respire.
Eugène Delacroix - Jeune orpheline au cimetière, 1823, musée du Louvre, Paris
Louroux – 5 septembre 1822
[…]
Le soir on allait au-devant de Mlle Lisette, qui est venue raccommoder mes chemises. S’étant trouvée un peu en arrière, je l’ai embrassée ; elle s’est débattue de manière à me faire peine, parce que j’ai vu résistance de son cœur. À une deuxième reprise, je l’ai retrouvée. Elle s’est nettement défaite de moi, en me disant que si elle le voulait, elle me le dirait tout de même. Je l’ai repoussée avec une humeur douloureuse et j’ai fait un tour ou deux dans l’allée, devant la lune qui se levait. Je la retrouve encore : elle allait prendre de l’eau pour le souper ; j’eus envie de bouder et de n’y pas retourner ; cependant je cédai encore… « Vous ne m’aimez donc pas ? — Non ! — En aimez-vous un autre ? — Je n’aime personne », réponse ridicule, qui voulait dire assez. Cette fois j’ai laissé tomber avec colère cette main que j’avais prise et j’ai tourné le dos, blessé et chagrin. Sa voix a laissé expirer un rire qui n’était pas un rire. C’était un reste de sa protestation faite, à demi sérieuse. Mais que ce qu’il y a d’odieux lui en reste ! Je suis retourné à mon allée et rentré en affectant de ne la point regarder.
Je désire vivement n’y plus penser. Quoique je n’en sois pas amoureux, je suis indigné et désire plutôt quelle en ait des regrets. Dans ce moment où j’écris, je voudrais exprimer mon dépit. Je me proposais, auparavant de l’aller voir laver demain. Céderai-je à mon désir ? Mais dès lors, tout n’est donc pas fini, et je serais assez lâche pour revenir ? J’espère et désire que non.
Paris – 8 octobre 1822
Dans ce courrier, l’artiste pose les fondements de ce qui distingue l'art du peintre de celui du poète : le rapport avec la matérialité.
[…]
Quand j’ai fait un beau tableau, je n’ai point écrit une pensée… C’est ce qu’ils disent !… Qu’ils sont simples ! Ils ôtent à la peinture tous ses avantages. L’écrivain dit presque tout pour être compris. Dans la peinture, il s’établit comme un point mystérieux entre l’âme des personnages et celle du spectateur. Il voit des figures de la nature extérieure, mais il pense intérieurement de la vraie pensée qui est commune à tous les hommes, à laquelle quelques-uns donnent un corps en l’écrivant, mais en altérant son essence déliée ; aussi les esprits grossiers sont plus émus des écrivains que des musiciens et des peintres. L’art du peintre est d’autant plus intime au cœur de l’homme qu’il paraît plus matériel, car chez lui, comme dans la nature extérieure, la part est faite franchement à ce qui est fini et à ce qui est infini, c’est-à-dire à ce que l’âme trouve qui la remue intérieurement dans les objets qui ne frappent que les sens.
Commentaires
Là, pour le coup, avec son premier tableau de Salon, lui qui souhaitait "frapper fort", il frappe très très fort ! C'est un monument que cette toile dont chaque détail vaut son pesant d'or de références aux immenses Michel-Ange et Rubens.
Pas froid aux yeux, le gamin !
J'ai apprécié qu'ici tu introduises ce tableau avec les propos élogieux d'Adolphe Thiers qui, reconnaissons-le, fut parmi le petit nombre de personnes qui l'apprécièrent et le défendirent car la critique, évidemment toujours prompte à avoir la dent dure, s'exprima par la voix d'un de ses plus acerbes représentants de l'époque, Étienne Jean Delécluze, dont on retient ces seuls mots : "Une vraie tartouillade !", comprenons : une toile dessinée sans justesse dans laquelle la priorité est donnée à l'éclatement des couleurs ... Si l'on devait ne retenir que cela de cette toile, ce serait "un peu court, jeune homme" !
Le gamin n’avait effectivement pas froid aux yeux, d’autant plus qu’il s’attaquait, dans la précipitation et la fièvre, à un sujet difficile tiré de la « Divine Comédie » de Dante. Il voulait tellement se faire un nom : « Prie le ciel pour que je sois un grand homme » disait-il à 17 ans à son ami Achille Piron. Un peu présomptueux ce garçon…
La critique, à part Thiers et quelques autres, comprenait mal ce tableau qui, après Géricault, installait le romantisme en peinture. Néanmoins, beaucoup reconnaissaient le talent du jeune homme. Le « tartouilleur » réussissait un coup de maître en entrant directement au Luxembourg, aidé il est vrai par le comte de Forbin, directeur des musées royaux.
« La gloire n’est pas un vain mot pour moi »
Bonsoir Alain,
Que vous dire hormis le plaisir éprouvé à lire la suite magnifique de votre série d'articles consacrés au maître Delacroix ! Travail intense d'écriture et de documentation, passion que vous ressentez et que nous éprouvons à contempler ces couleurs si caractéristiques, cette palette sombre et vive, ces jeux d'attitudes qui s'enchaînent entre ténèbres ardentes et nacres de lune pleine sans oublier la puissance constamment renouvelée de la narration...
L'Art déferle ici comme un coursier indomptable, ce sont les mots qui me viennent en traversant cette forêt de mots et je veux vous remercier, intensément, tant pour votre publication que pour ce que vous m'avez écrit.
Vous savez déjà combien j'apprécie Delacroix alors laissez-moi vous souhaiter une soirée pleine de charmes artistiques et d'inspiration littéraire (vous n'en manquez pas!), merci également pour les phrases superbes de Baudelaire que vous avez déposées sur mes blogs.
C'est toujours un plaisir d'échanger ainsi,
Bien amicalement,
Cendrine
Votre perfection dans l’écriture est toujours un plaisir, Cendrine, et cet art vous le maitrisez au mieux.
La qualité des phrases de Delacroix est incitative. Il y a peu de peintres qui utilisait ainsi notre belle langue. Ses mots laissent toujours entrevoir un regard de peintre. Surtout lorsqu’il parle de Lisette qu’il décrit avec gourmandise comme un éventuel modèle : « mais elle a un grain de ce que Raphaël sentait si bien ; ses bras purs comme du bronze et d’une forme en même temps délicate et robuste. Cette figure, qui n’est véritablement pas jolie, prend pourtant une finesse, mélange enchanteur de volupté et d’honnêteté… de fille… Ce sourire divin… »
Richard, comme moi-même, semble avoir apprécié vos extraits de cours concernant Delacroix que vous avez publiés.
Nos articles sur Delacroix se complètent. Puisque vous aimez ce grand peintre, je viens de faire une découverte sur un tableau dont je parlerai dans mon prochain article. Peut-être le saviez-vous ? Je ne dirai rien de plus…
Un superbe week-end chaud et ensoleillé nous attend. Profitez-en, les plans d’eau ou les ombrages forestiers vont attirer du monde.