17. Paul Durand-Ruel – Un marchand visionnaire
Auguste Renoir – Paul Durand-Ruel, 1910, collection particulière
« Ce n’est pas un marchand de tableaux c’est un apôtre, un prophète »
Théodore Duret
Lettre à Claude Monet du 29 novembre 1884
Le musée parisien du Luxembourg avait frappé un grand coup pour son exposition d’ouverture de sa saison automnale, le 9 octobre 2014 : « Paul Durand-Ruel – Le pari de l’impressionnisme ».
Cette année 2014 avait été somptueuse pour les peintres impressionnistes ! Après la superbe exposition au musée Marmottan « Les impressionnistes en privé », je venais, à nouveau, dans ce beau musée longeant le jardin du Luxembourg de mon enfance, de retrouver l’univers pictural que j’aime : léger, vaporeux, couleurs fragmentées tremblotantes dans la lumière, fugitivité des choses.
Pour la première fois, une exposition était consacrée à celui qui fut l’un des plus grands marchands d’art du monde au tournant du 19e et du 20e siècle : Paul Durand-Ruel, visionnaire, amateur éclairé, collectionneur lui-même, mécène et ami des peintres modernes qui voulaient chambouler l’art académique.
Durant des dizaines d’années, il allait se battre, jusqu’à risquer sa fortune personnelle, pour faire connaître et apprécier la peinture impressionniste. Au lieu de suivre la maxime « dans les affaires pas de sentiments », il ne pouvait refuser à un ami dans la détresse. Bien souvent, manquant lui-même du nécessaire, il empruntait à gros intérêts pour sauver un artiste de la misère, pour l’empêcher de mourir de faim ou de voir son atelier et ses meubles vendus par les huissiers. Dans les années 1870, cela lui arriva souvent pour aider Degas, Monet ou Sisley, entre autres.
« Missionnaire de la peinture » l’appelait Renoir. (…) « Ils auront beau faire, ils ne vous tueront pas votre vraie qualité : l’amour de l’art et la défense des artistes avant leur mort. Dans l’avenir, se sera votre gloire. »
« Sans Durand nous serions morts de faim, nous tous les impressionnistes. Nous lui devons tout ! » s’exclamait encore Claude Monet au soir de sa vie.
Au début du 20e siècle, la galerie du marchand avait été saluée comme un « second Louvre ». Librement ouvert à la visite, son appartement de collectionneur s’était transformé en un magnifique musée d’art contemporain.
Grâce à la donation Caillebotte, le Musée du Luxembourg avait été, en 1896, le premier musée français à accueillir des œuvres impressionnistes.
« Puisque je suis impressionné, il doit y avoir de l’impression là-dedans », disait en 1874, lors de la première exposition des futurs impressionnistes, un critique du Charivari pour se moquer du tableau de Claude Monet « Impression, soleil levant ». Tout comme ce journaliste, en visitant l’exposition du Luxembourg s’ouvrant en octobre 2014, j’étais resté impressionné… ébloui…
L’exposition était exceptionnelle. De nombreuses toiles venaient de musées étrangers. Toutes gardaient encore elle la mémoire ineffaçable de leur protecteur et marchand Durand-Ruel. Certaines étaient des chefs-d’œuvre universellement admirés : la série des « Peupliers » de Claude Monet ou celle des « Danses » d’Auguste Renoir (voir mon article 13. Auguste Renoir – Ma période impressionniste : 6. La Danse).
Je montre, ci-dessous, une courte sélection des œuvres impressionnistes accrochées (près d’une centaine de tableaux, dessins, et photographies). Je n’ai choisi que des toiles des meilleures années de l’impressionnisme naissant demeurant dans des musées étrangers ou dans des collections particulières, dont plusieurs m’étaient inconnues.
Pour le plaisir de nos yeux, le temps de l’exposition, les trois danseuses peintes au cours de la même année 1883 par Pierre Auguste Renoir sont réunies côte à côte sur
un même pan de mur. Elles sont le point d’orgue de l’exposition.
Auguste Renoir - Les filles de Paul Durand-Ruel, Marie-Thérèse et Jeanne, 1882, Chrysler Museum of Art, Norfolk
Peint à Dieppe, en août, on sent dans ce portrait l’amitié qui unit le marchand et le peintre. En cette belle journée ensoleillée, des taches lumineuses éclaboussent les deux fillettes.
Il s’agit d’Angèle, une jeune fille habituée du Moulin de la Galette à Montmartre.
Heureux Durand-Ruel ! Cette « Jeune fille endormie » était l’un des fleurons de sa collection privée. Il ne s’en sépara jamais.
Auguste Renoir – Jeune fille endormie, ou La jeune fille au chat, 1880, The Sterling and Francine Clark Art Institute, Williamstown
Claude Monet – Le pont de chemin de fer à Argenteuil, 1873, Philadelphia Museum of Art, Philadelphie
Argenteuil. La période heureuse de Monet dans cette banlieue parisienne où il habita plusieurs années avec son premier amour : Camille. Le pont de chemin de fer enjambait la Seine.
Alfred Sisley – Le pont à Villeneuve-la-Garenne, 1872, The Metropolitan Museum of Art, New York
Durand-Ruel fit graver cette toile lumineuse pour la mettre dans le « Recueil d’estampes » où il réunissait les plus belles œuvres de son stock, celles qu’il appréciait le plus (toile déjà montrée dans mon récent article sur Alfred Sisley).
Elle monte, elle monte, miss Lala, par la seule force… de la mâchoire. La célèbre
acrobate attirait de nombreux visiteurs au cirque Fernando, boulevard de Rochechouart à Paris. Toulouse-Lautrec, Seurat, Renoir, aimait également venir croquer les clowns, écuyères et trapézistes.
Edgar Degas – Mademoiselle Lala au cirque Fernando, 1879,The National Gallery, Londres
Camille Pissarro – L’écluse de Pontoise, 1872, The Cleveland Museum of Art, Cleveland
Pissarro a installé son chevalet sur la rive droite de l’Oise, en face des maisons de Saint-Ouen-l’Aumône. Des touches nerveuses éclaboussent de lumière argentée le triste déversoir de l’écluse servant à réguler les importantes variations de l’Oise.
Auguste Renoir – La tasse de thé, 1878, collection particulière
Le Renoir de la pleine maturité artistique de la fin des années 1870. Le Moulin de la Galette a été peint à la même période. Le peintre lui-même garda ce tableau 20 ans chez lui. Finalement il le vendra à Durand-Ruel qui lui donnera une place essentielle dans sa collection. Seul la mort du collectionneur permettra de la vendre en 1937.
Une danseuse de ballet, motif rare dans l’œuvre de Renoir. Celle-ci figura à la première exposition impressionniste de 1874 au milieu des gracieuses danseuses de Degas.
Auguste Renoir – Danseuse, 1874, National Gallery of Art, Washington
Claude Monet – Eglise de Varengeville, 1882, collection particulière
En Normandie, Monet découvre cette petite église de marins du 12e siècle, perchée, à marée basse, en haut d’une falaise rocheuse dont la perspective est audacieuse. « Certaines falaises scintillent comme des amas de pierreries » s’émerveilla le critique d’art Gustave Geffroy, comparant Monet à un « géologue ».
Claude Monet – Liseuse, ou Printemps, 1872, The Walters Art Museum, Baltimore
Monet peindra très souvent sa jeune femme Camille, surtout durant la période où le couple vivait à Argenteuil. A mes yeux, aucun doute, cette Liseuse est un chef-d’œuvre. Il s’agit de la plus belle représentation par l’artiste de Camille. Lors de sa critique d’une exposition où figurait la toile, Emile Zola écrit : « Il ne faudra pas oublier […] le portrait d’une femme habillée de blanc, assise à l’ombre du feuillage, sa robe parsemée de paillettes lumineuses, telles de grosses gouttes. »
Il s’agit de Delphine Legrand, la fille d’un commanditaire de Renoir qui aidera 
le peintre à survivre au milieu des années 1870.
Le talent de Renoir pour rendre la fraîcheur de l’enfance est unique chez l’artiste. Une nouvelle fois, Zola remarque : « C’est une figure étrange et sympathique ; avec son visage allongé, ses cheveux roux, le sourire à peine perceptible, elle ressemble à je ne sais quelle infante espagnole ».
Auguste Renoir – Portrait de Mademoiselle Legrand, 1875, Philadelphia Museum of Art, Philadelphie
Edgar Degas – Le foyer de la danse, 1881, Philadelphia Museum of Art, Philadelphie
Curieusement, Degas, sûrement mécontent du côté droit du tableau où une ballerine ajustant son chausson figurait, la remplace par une femme assise lisant un journal.
Auguste Renoir – Sur la terrasse, 1881, The Art Institute of Chicago, Chicago
Renoir a beaucoup peint sur la terrasse du Restaurant Fournaise sur l’île de Chatou près de Paris, dont la toile universellement connue Le déjeuner des canotiers (voir mon article 12. Auguste Renoir - Ma période impressionniste : 5. Le déjeuner des Canotiers). En ce printemps 1881, devant la Seine, la jolie mademoiselle Darlaud pose en compagnie d’une jeune enfant. Le peintre est au sommet de son art dans cette merveilleuse scène où les bleus et les rouges se répondent harmonieusement.
Alfred Sisley – Vue de Saint-Mammès, 1881, The Carnegie Museum of Art, Pittsburgh
Petite ville tranquille au bord de la Seine finement colorée de tonalités bleutées. Cette toile sera le premier Sisley à entrer dans une collection publique américaine.
Auguste Renoir – Fin de déjeuner, 1879, Städel Museum, Francfort
« Le tableau est tellement beau de qualité que je suis décidé à ne jamais m’en dessaisir si vous ne le prenez pas. » écrit Durand-Ruel en 1899 en demandant une très grosse somme au directeur du Städel Museum.
J’ai gardé ma toile préférée pour la fin, celle de Berthe Morisot dont le talent m’ébloui constamment. De nos jours, les femmes qui se sentent parfois dévalorisées, peuvent être fières de cette artiste féminine française qui porta très haut la qualité dans son art.
« Fixer quelque chose de ce qui passe. »
Cette ambition simple éclairera toute l’œuvre de Berthe Morisot.
« La seule femme peintre qui ait su garder la saveur de l’incomplet et du joliment inachevé. »… « Un enchantement pour les yeux. » - Jacques Emile Blanche.
« Elle termine ses toiles en donnant de-ci de-là de légers coups de pinceaux ; c’est comme si elle effeuillait des fleurs… » - Théodore Durel.
Le poète irlandais George Moore écrira après la mort de Berthe : « Ses toiles sont les seules toiles peintes par une femme qu’on ne pourrait détruire sans laisser un blanc, un hiatus dans l’histoire de l’art. ». Quel beau compliment !
« C’est peut-être la plus délicate des peintres impressionnistes. » - Stéphane Mallarmé.
La toile qui figure dans l'exposition du musée du Luxembourg nous montre une femme se coiffant devant sa psyché où elle se reflète. Le dos joliment modelé laisse tomber la robe sur l’épaule gauche. En 1886, lors d’une exposition tenue à New York, la critique est élogieuse : « Femme à sa toilette est considéré par beaucoup comme le plus beau tableau ici. »
C'est aussi mon avis.
Berthe Morisot – Femme à sa toilette, 1880, The Art Institute of Chicago, Chicago
Au début du 20ème siècle, après son installation à New York, ses combats pour faire connaître la peinture impressionniste, et la reconnaissance mondiale obtenue par ses amis peintres, Durand-Ruel écrit :
« Je peux me reposer, laissant à d’autres moins vieux que moi le soin de rechercher si parmi les jeunes artistes d’aujourd’hui il n’en est pas qui aient des visions intéressantes et nous préparent une autre pléiade d’illustrations pour le siècle qui commence. Ce n’est pas sur les bancs d’écoles, ni dans les milieux académique qu’on les trouvera. C’est parmi ceux qui ne cherchent leurs inspirations qu’en eux-mêmes, dans la contemplation des merveilles toujours nouvelles de la nature, et dans l’étude approfondie des chefs-d’œuvre des grands maîtres de tous les temps. »
Ce long article, que j'ai pris beaucoup de plaisir à publier, est l'avant dernier de ma série sur la Genèse de l'impressionnisme. Je reparlerai de Berthe Morisot prochainement pour le dernier et 18ème article.
A bientôt.
Commentaires
Merci beaucoup à vous quel plaisir de vous lire et de publier des photos de toiles parfois peu connues ...bonne journée à bientôt.
Je passe tellement de temps à trouver les meilleures qualités de photos que je suis heureux qu’elles vous aient plu.
Il faut dire que les toiles de cette exposition étaient exceptionnelles.
Belle journée.
Oh ! Il n'a rien d'un "long article" pris dans un sens négatif, Alain : tout au contraire, tu nous offres "simplement" une passionnante promenade à la fois au sein d'une exposition que je n'ai pas vue en 2014 mais aussi dans le quotidien de Paul Durand-Ruel : quel bonheur infini ce doit être que se réveiller chaque matin, dans cet "appartement de collectionneur", au milieu de tant de chefs d’œuvres lumineux !!
Plus modestement, que je me réjouis de dévorer ses "Mémoires" ainsi que la biographie que lui a consacrée Pierre Assouline, deux de mes dernières acquisitions ...
Durand avait du mal à se séparer des œuvres de ses amis qu’il aimait, et gardait dans sa collection. Mais, finalement, les cotes des toiles montaient tellement vite au début du 20e que, parfois, il se laissait tenter pour les vendre comme le « Déjeuner des canotiers ».
J’ai acheté moi aussi les mémoires de « Paul Durand-Ruel ». J’ai été déçu par ce livre. Il y a peu d’anecdotes, et le marchand parle le plus souvent de ses achats et ventes avec les prix correspondant. Je préfère de loin le superbe catalogue de l’expo 2014 sur « Le pari de l’impressionnisme », avec de magnifiques illustrations, dont je parle dans mon article.
ah le beau personnage que ce Durand, frère de cœur de Théodore Van Gogh, et quel plaisir de revivre cette époque romanesque avec toi - que de beaux portraits aux chairs lumineuses ! curieusement, je trouve une parenté entre les falaises de Varengeville et les maisons de Soutine ( http://eperluette.over-blog.com/article-conseil-d-orientation-115420287.html ). Merci , Alain
Je me suis régalé en montrant les tableaux de cette expo qui étaient éblouissants pour la plupart. Ils s’inséraient parfaitement dans la période des débuts de l’impressionnisme dont je parle.
Durand-Ruel travaillait souvent avec Théo Van Gogh. Avec Ambroise Vollard, ces trois là se partageaient le marché de l’art à cette époque.
Il est curieux ce tableau de Monet « Les falaises de Varengeville », appartenant à des particuliers, que je ne connaissais pas. Il est facile de faire le rapprochement avec les maisons de Soutine qui semblent prises de folie. Il est vrai que ce peintre travaillait toujours avec une bouteille non loin pour garder la condition physique, un peu comme son ami Modigliani. Ton petit texte humoristique est très sympa.
Belle journée.
La jeune fille au chat, quelle oeuvre sublime!
Et la femme à sa toilette, je suis subjuguée également... Avec une telle présence et autant de charme, avec cette émulsion nacrée qui nous enveloppe, les yeux, le coeur et l'âme sont en émoi...
Votre article est un pur moment de plaisir, on se sent transporté et j'aime également beaucoup le portrait de Paul Durand-Ruel par Renoir. Il en émane une telle plénitude... On ressent une infinité de choses auprès de ce tableau et la passion tellement pure de ce maître collectionneur!
Merci pour ces magnifiques instants, je vous souhaite une belle journée Alain
Bien amicalement,
Cendrine
La jeune fille au chat était l’un des fleurons du grand salon de Durand-Ruel. Il était hors de question qu’il s’en sépare. L’américain Barnes tenta en vain de l’acquérir en 1913, mais elle ne quittera le salon que 4 ans après la mort du marchand. Cette toile est un véritable chef-d’œuvre comme nombre de celles qui figuraient dans cette expo de 2014.
Quand à Berthe Morisot, elle est réellement mon chouchou et je la considère comme la plus impressionniste des impressionnistes. L’historien d’art Paul Mantz disait joliment :
« Madame Morisot a fini par exagérer sa manière au point d’estomper des formes déjà imprécises. »… « Il faut évidemment des talents de coloriste pour tirer du néant cette délicatesse. ».
Renoir aura peint plusieurs fois Durand-Ruel et sa famille. Il savait qu’il lui devait tout.
Si vous avez pris du plaisir à lire cet article, cela tombe bien, c’était exactement le but recherché.
Passez un bel après-midi, Cendrine, en attendant de pouvoir profiter à nouveau du printemps qui se profile.
Merci Alain de rendre hommage à ce grand monsieur amoureux des peintres impressionnistes!!Joli florilège de toiles!!mes préférées sont " Mademoiselle Lala au cirque Fernando" de Degas et "Eglise de Varengeville, 1882, de Monet!!! la première que je n'ai jamais vu et l'autre où la touche de pinceau me fait penser à Van gogh!!! Bisous Fan
Oui, Fan, ces deux toiles sont peu connues. Dans un genre différent, elles sont excellentes, comme toutes celles présentes dans cette superbe expo. Je te donne quelques renseignements complémentaires sur ces deux tableaux :
Pour celui de Degas : Mademoiselle Lala faisait sensation à Paris dans les années 1870 grâce à ses numéros spectaculaires reposant sur la force de sa mâchoire. Degas peint sa vertigineuse ascension jusqu'aux poutrelles métalliques situées au sommet du cirque. Le plus étonnant est que ce tableaux sera acheté en 1905 par le propriétaire d'une fonderie...
Monet découvrit cette église de Varengeville un peu par hasard. Il suivait la côte normande à pied et découvrit avec fascination cette église de marins du 12e siècle perchée tout en haut de la falaise. Il se régala à la peindre ainsi avec cette perspective audacieuse.
Excellente journée à toi.
Je ne sais pas si c'est le plus beau... d'autres me plaisent aussi, mais il est magnifique, c'est certain.
Merci de nouveau pour cette page très instructive.
Passe une douce journée.
Il faut toujours penser à Durand-Ruel lorsque l'on parle des impressionnistes. Sans lui, ils ne seraient rien.
Belle journée.