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Gustave Courbet, le maître d'Ornans : 12. Oct. 1868/août 1870

CORRESPONDANCE - EXTRAITS CHOISIS

 

 

     « En temps ordinaire, il achevait sa soirée aux brasseries, chez « Andler » ou à la « Suisse » ; puis, à l’heure de la fermeture, en été, pendant les nuits tièdes, allait prolonger sa veille sur un banc du boulevard Saint-Michel, où son ombre énorme inquiéta d’abord les sergents de ville, qui finirent par s’y habituer. 

    […] Courbet, cette masse engourdie et fruste, avec une vision saine et un bel instinct puissant, a rayonné sur la peinture contemporaine et lui a imposé sa marque. 

       Il a su garder l’indépendance, la liberté de ses sensations. […] On peut sourire en notant les faiblesses de l’homme ; il faut s’incliner respectueusement devant l’œuvre toujours vivant, toujours fier du maître. »

  

Gustave Courbet par André Gill

Vingt années de Paris – 1883

  

 

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André Gill – Caricature de Gustave Courbet, 2 juillet 1870, « L’éclipse »

 

 

 

Lettre à Jules Castagnary– Ornans, le 17 octobre 1868

 

[…] Ceci est encore plus désopilant, cette farce est drôle, il faut l’avouer, c’est moi qui dois remplacer M. Picot, * M. Picot qui pendant sept ans était l’homme qui par lui-même ou par son influence me faisait refuser aux expositions de 1840 jusqu’en 1848, et pour les meilleurs choses que j’ai faites de ma vie.

Comprenez-vous, mon cher ami, l’illogisme qu’il y a dans cette idée. Comment voulez-vous que j’aille au point de vue de la sottise de M. Picot exercer des représailles sur les martyrs qui entrent dans les arts, ce qu’on m’a fait souffrir de désespoir dans ma jeunesse ? Cette idée est insensée. Non, les corps établis, les académies de toutes sortes, le gouvernement autoritaire, dénotent un état de choses faux et l’entrave du progrès. Sans la révolution de février, on n’aurait peut-être jamais vu ma peinture. J’ai établi la révolte, maintenant on voit les jeunes gens de première année. 

Un académicien est mis par l’organisation sociale dans une fausse position. Comment voulez-vous que cet homme exalte des talents naissants au détriment de sa propre valeur et se faire mourir lui-même bénévolement de son vivant ? C’est demander d’un homme plus qu’il ne peut faire. Regardez Napoléon : le progrès c’est lui (parodie de la phrase de Louis XIV : « L’Etat, c’est moi"), et c’est par lui que la France doit avoir du génie, sans compter que l’honneur doit lui en revenir. Non, il faut enfin que quelqu’un ait le courage d’être honnête homme, et qu’il dise que l’Académie est un corps nuisible et absorbant, incapable de remplir le but de sa soi-disant mission.

[…] Sur ce, je décline très humblement ma compétence en matière d’académies.

 

* Edouard Picot, peintre, entra à l’Institut en 1836. A la suite de sa mort en mars 1868, des journaux parisiens avaient annoncé que Courbet s’était mis sur les rangs pour sa succession à l’Académie.

 

 

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Gustave Courbet – L’immensité, 1869, Victoria and Albert Museum, Londres

 

 

Lettre à Jules Castagnary– Etretat, le 6 septembre 1869

 

La question est sauvée ! Sur la demande des artistes de Munich et du comité des récompenses, je viens d’être nommé chevalier de première classe de l’ordre de mérite du Saint-Michel par Sa Majesté le Roi de Bavière.

Et l’exposition de Bruxelles faite dans le même esprit, c’est à dire les artistes nommant leur jury et le jury agissant en dehors de tout gouvernement, vient de m’accorder la médaille de l’exposition de Bruxelles à l’unanimité.

Voilà enfin deux décorations que j’admets parce qu’elles sont données par nos compétiteurs et à leur corps défendant. Du reste cette décoration est plus rationnelle que la croix d’honneur, elle se nomme croix de mérite.

Voilà la voie qui s’ouvre. Il n’y aura plus besoin dorénavant d’être napoléonien pour être peintre. Une fois sorti de la coupe de l’Empire et de ses séides, j’ai d’un seul coup le succès de l’exposition belge, et bavaroise. Ce qui arrive là est une chose très importante car les allemands et les belges ont une envie démesurée de continuer ma peinture. 

 

 

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Gustave Courbet – La vague, 1870, collection privée

 

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 Gustave Courbet – La trombe, 1869, The Metropolitan Museum of Art, New York

 

 

 

Lettre à Maurice Richard (Ministre des Beaux-Arts depuis le 2 janvier) – Paris, le 23 juin 1870

 

 

     Cette lettre est très importante pour Gustave Courbet car il en fit plusieurs brouillons. La version ci-dessous fut publiée dans « Le Siècle » du 23 juin 1870. Je la montre dans son intégralité.

     Tout Courbet se trouve dans la très belle dernière phrase de cette lettre.

     

 

Monsieur le Ministre,

C’est chez mon ami Jules Dupré, à L’Isle-Adam, que j’ai appris l’insertion au Journal Officiel d’un décret qui me nomme chevalier de la Légion d’honneur.

Ce décret, que mes opinions bien connues sur les récompenses artistiques et sur les titres nobiliaires auraient dû m’épargner, a été rendu sans mon consentement, et c’est vous, Monsieur le Ministre, qui avez cru devoir en prendre l’initiative.

Ne craignez pas que je méconnaisse les sentiments qui vous ont guidé. Arrivant au ministère des Beaux-Arts, après une administration funeste qui semblait s’être donné la tâche de tuer l’art dans notre pays et qui y serait parvenue par corruption ou par violence, s’il ne s’était trouvé çà et là quelques hommes de cœur pour lui faire échec, vous avez tenu à signaler votre avènement par une mesure qui fit contraste avec la manière de votre prédécesseur.

Ces procédés vous honorent, Monsieur le Ministre, mais permettez-moi de vous dire qu’ils ne sauraient rien changer ni à mon attitude ni à mes déterminations.

Mes opinions de citoyen s’opposent à ce que j’accepte une distinction qui relève essentiellement de l’ordre monarchique. Cette décoration de la Légion d’Honneur que vous avez stipulée en mon absence et pour moi, mes principes la repoussent.

En aucun temps, en aucun cas, pour aucune raison, je ne l’eusse acceptée. Bien moins le ferai-je aujourd’hui que les trahisons se multiplient de toutes parts et que la conscience humaine s’attriste de tant de palinodies intéressées. L’honneur n’est ni dans un titre ni dans un ruban, il est dans les actes et dans le mobile des actes. Le respect de soi-même et de ses idées en constitue la majeure part. Je m’honore en restant fidèle aux principes de toute ma vie ; si je les désertais, je quitterais l’honneur pour en prendre le signe.

Mon sentiment d’artiste ne s’oppose pas moins à ce que j’accepte une récompense qui m’est octroyée par la main de l’Etat. L’Etat est incompétent en matière d’art. Quand il entreprend de récompenser, il usurpe sur le goût public. Son intervention est toute démoralisante, funeste à l’artiste qu’elle abuse sur sa propre valeur, funeste à l’art qu’elle enferme dans les convenances officielles et qu’elle condamne à la plus stérile médiocrité. La sagesse pour lui serait de s’abstenir. Le jour où il nous aura laissés libre, il aura rempli vis-à-vis de nous ses devoirs.

Souffrez donc, Monsieur le Ministre, que je décline l’honneur que vous avez cru me faire. J’ai cinquante ans et j’ai toujours vécu libre. Laissez-moi terminer mon existence libre : quand je serais mort, il faudra qu’on dise de moi : « Celui-là n’a jamais appartenu à aucune école, à aucune église, à aucune institution, à aucune académie, surtout à aucun régime, si ce n’est le régime de la liberté. »

Gustave Courbet

 

Lettre à ses parents– Paris, le 15 juillet 1870

 

      C’est la guerre…

      Le Sénat et le corps législatif votent la guerre contre la Prusse qui est officiellement déclarée le 19 juillet.

 

  

La guerre est déclarée. Les paysans qui ont voté oui vont la payer cher (plébiscite du 8 mai en faveur de l’Empire).Tout en débutant on va tuer 500 000 hommes, et ça n’est pas fini. Les prussiens sont déjà, à ce que l’on dit, à Belfort et marchent immédiatement sur Besançon. Chacun quitte Paris. Pour moi, je pars d’ici 5 ou 6 jours pour les bains de mer, peut-être à Guernesey, chez Victor Hugo, et reviendrai à Etretat. C’est une désolation générale. La police et le gouvernement font crier « vive la guerre » dans Paris. C’est une infamie. Tous les honnêtes gens se retirent chez eux et fuient Paris.

Je suis comblé de compliments.* J’ai reçu trois cents lettres de compliments, comme jamais de la vie homme au monde n’a rien reçu. De l’avis de tout le monde je suis le premier homme de France. M. Thiers m’a fait venir chez lui pour me faire des compliments. Je reçois jusqu’à des princesses pour le même but, et on m’a donné un diner de 80 ou 100 personnes pour me féliciter. C’était toute la presse de Paris et les savants. […] L’acte que je viens de faire est un coup merveilleux, c’est comme un rêve, tout le monde m’envie. Je n’ai pas un opposant.

J’ai tant de commandes dans ce moment que je ne puis pas aboutir. Aussi je pars, Paris est odieux et on peut se faire empoigner tous les jours. Je serais le 7 septembre à Ornans, pourvu que les Prussiens ne soient pas chez nous dans 8 jours… 

 

* Concernant le refus par Courbet de la Légion d’honneur. Sa lettre au « Siècle » fait beaucoup de bruit dans Paris. Cela blesse tous les décorés et les institutions de l’Empire.

 

 

 

Lettre à ses parents – Paris, le 9 août 1870

 

 

     Dès le début de la guerre, malgré la déclaration du maréchal Leboeuf selon qui l’armée française était prête jusqu’au dernier bouton de guêtres, la défense se désorganise rapidement. Le 12 août, le commandement général sera remis au maréchal Bazaine.

 

 

Nous sommes dans un moment indescriptible, je ne sais comment nous en sortirons. Monsieur Napoléon a fait une guerre de dynastie pour lui. Il s’est mis généralissime des armées, et c’est un crétin qui marche sans plan de campagne dans son orgueil ridicule et coupable. Nous sommes battus sur toute la ligne. Nos généraux donnent leur démission et on attend les ennemis à Paris. D’autre part, on dit qu’ils marchent sur la Franche-Comté. Ils ont passé le Rhin à Colmar, ils ont déjà la Lorraine et l’Alsace. […] Voilà enfin où ces fameux animaux de paysans nous ont mis en votant oui, voilà ce que c’est que la France napoléonienne. L’Empire, c’est l’invasion. Si cette invasion nous en débarrasse, nous y gagnerons encore, car Napoléon, en une année de règne, nous coûte plus cher qu’une invasion. Je crois que nous allons redevenir français.

C’est un massacre abominable et tout cela pour une guerre sans motif.

 

 

Commentaires

  • Quelle lettre que celle écrite au premier ministre...tout le "tempérament" de Courbet, en effet! Merci d'avoir partagé celle-ci plus complète:)

  • Cette lettre au ministre des Beaux-Arts Maurice Richard est exceptionnelle par sa qualité. Elle démontre amplement que Courbet n’était pas une personne aussi fruste que beaucoup le pensait.
    Ce grand peintre, que je connaissais mal avant d’entreprendre cette correspondance, passera sa vie à se battre contre tous les pouvoirs. Ce tempérament lui fera beaucoup d’ennemis. Un grand nombre de ceux-ci seront oubliés, mais lui restera dans l’histoire de l’art.

  • D'autant plus que Courbet arrivait à une période charnière où l'académisme vieillissant était contesté non seulement par lui ou Manet mais aussi par de nombreux jeunes peintres aux dents longues qui cherchaient de nouvelles voies d'expressions.

  • Remarquable lettre de Courbet, évidemment, tant au niveau de la forme que du fond.

    J'avoue que c'était un pan de la vie du peintre que j'ignorais et que ton blog m'a révélé, comme probablement à nombre de tes lecteurs.

    Ceci n'a évidemment pu que me faire penser à Jean-Paul Sartre qui, lui aussi, repoussant honneurs et prix, refusa le Nobel de Littérature en 1964 avec, notamment ces mots, proches de l'esprit de ceux de Courbet : "L'écrivain doit donc refuser de se laisser transformer en institution."

    J'ajouterai que, tout comme Courbet qui accepta les décorations de la Bavière et de la Belgique, Sartre consentit à recevoir le "Prix du Roman Populiste", qui lui fut attribué en 1940, pour un recueil de nouvelles intitulé "Le Mur".

  • Cette lettre dont il existe plusieurs versions est exceptionnelle par ses idées et la façon de les exprimer : « L’honneur n’est ni dans un titre ni dans un ruban, il est dans les actes et dans le mobile des actes. Le respect de soi-même et de ses idées en constitue la majeure part. »
    Et la superbe dernière phrase : « J’ai cinquante ans et j’ai toujours vécu libre. Laissez-moi terminer mon existence libre : quand je serais mort, il faudra qu’on dise de moi : « Celui-là n’a jamais appartenu à aucune école, à aucune église, à aucune institution, à aucune académie, surtout à aucun régime, si ce n’est le régime de la liberté. »
    D’autres personnes, comme Sartre effectivement, mais je pense à Pierre Curie, et même Georges Brassens, reprirent les principes de Courbet en s’opposant aux honneurs des institutions. Eux aussi n’avaient pas besoin de cela pour qu’ils restent dans nos mémoires.

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