CORRESPONDANCE - EXTRAITS CHOISIS
Gustave Courbet – L’homme à la pipe, 1849, musée Fabre, Montpellier
« Il faut encanailler l’art. Il y a trop longtemps que vous faites de l’art bon genre et à la pommade. II y a trop longtemps que les peintres, mes contemporains, font de l'art à idée et d'après les cartons. »
« Je suis d’une adresse qui commence à m’effrayer »
Le nouveau projet de Courbet est simple : peindre la nature comme il la voit, avec la plus grande fidélité. Impulsé par l’ami Champfleury, il élabore son propre style : le réalisme. « Le fond du réalisme, c’est la négation de l’idéal » affirme le peintre, en opposition au romantisme.
L‘emblème du réalisme est la toile « Les casseurs de pierres » dont le peintre raconte la genèse : « J’avais pris notre voiture, j’allais au château de Saint-Denis faire un paysage. Proche de Maisières, je m’arrête pour considérer deux hommes cassant des pierres sur la route. Il est rare de rencontrer l’expression la plus complète de la misère. Aussi sur-le-champ m'advint-il un tableau. Je leur donne rendez-vous pour le lendemain dans mon atelier et depuis ce temps j'ai fait mon tableau. Il est de la même grandeur que la Soirée à Ornans. »
Lettre à Champfleury (écrivain, critique d’art) – Paris, vers février 1850
[…]
Parlons des tableaux. J'ai déjà fait plus de peinture depuis que je vous ai quitté qu'un évêque n'en bénirait.
D’abord, c'est un tableau de Casseurs de pierres qui se compose de deux personnages très à plaindre : l'un est un vieillard, vieille machine raidie par le service et l’âge. Sa tête basanée est recouverte d'un chapeau de paille noirci par la poussière et la pluie. Ses bras qui paraissent à ressort sont vêtus d'une chemise de grosse toile, puis dans son gilet à raies rouges se voit une tabatière en corne cerclée de cuivre. A son genou, posé sur une torche de paille, son pantalon de droguet qui se tiendrait debout tout seul a une large pièce, ses bas bleus usés laissent voir ses talons dans ses sabots fêlés.
Celui qui est derrière lui est un jeune homme d'une quinzaine d'années ayant la teigne. Des lambeaux de toile sale lui servent de chemise et laissent voir ses bras et ses flancs ; son pantalon est retenu par une bretelle en cuir et il a aux pieds les vieux souliers de son père qui depuis bien longtemps rient par bien des côtés.
Par ci par là les outils de leur travail sont épars sur le terrain, une hotte, un brancard (pioche), un fossou (fossoir), une marmite de campagne dans laquelle se porte la soupe du midi, puis un morceau de pain noir sur une besace. Tout cela se passe au grand soleil au bord du fossé d'une route. Ces personnages se détachent sur le revers vert d'une grande montagne qui remplit la toile et où court l'ombre des nuages.
Je n'ai rien inventé cher ami, chaque jour, allant me promener, je voyais ces personnages. […] Les vignerons, les cultivateurs, que ce tableau séduit beaucoup, prétendent que j’en ferais un cent que je n’en ferais pas un plus vrai.
Gustave Courbet – Les casseurs de pierres, 1849, Tableau détruit en 1945 par des bombardements alliés sur la ville de Dresde
Le critique d’art Sabatier-Ungher reçoit l’œuvre comme « la démocratie dans l’art » et explique : « M. Courbet n’est pas seulement un peintre de talent, il est encore l’expression franche et nette d’un ordre d’idées qui n’avaient pas été exprimées et devaient l’être : le peuple, entré dans la politique, veut aussi entrer dans l’art. L’heure n’est plus à peindre les nantis, l’avenir est un art social. Courbet voit le peuple de très près et le voit largement. Il est appelé à devenir un peintre populaire. »
Qui enterre-t-on dans ce cimetière grisâtre franc-comtois ? Mystère ?
Gustave Courbet – Un enterrement à Ornans, 1849, musée d’Orsay, Paris
« L’enterrement à Ornans » est un immense tableau de 3,13 m x 6,64 m. Une fresque monumentale. Comme « Les casseurs de pierres », la toile est peinte dans le nouvel atelier que le père de Courbet lui a fait aménagé dans un grenier de la maison héritée du grand-père à Ornans.
Une cinquantaine d’habitants d’Ornans ont posé pour cette composition. Les usages et les costumes francs-comtois sont représentés, dans un paysage réel, celui du cimetière d’Ornans inauguré en 1848. Le Christ en croix s'enfonce dans un ciel blafard entre deux falaises. Curieuse toile ? Auparavant, les grands formats en peinture étaient réservés à des représentations de genre noble, essentiellement à la peinture d’histoire. « L’enterrement » n’entre pas dans les cases habituelles... Au salon de 1850, cela agace. Est-ce une scène d’histoire, un portrait de groupe, un paysage, une œuvre religieuse, un manifeste politique en ces temps de troubles ? Un peu de tout. Des paysans, des artisans, des ecclésiastiques, des bourgeois, des socialistes, sont mêlés. L’artiste élève au rang d’évènement historique, un épisode banal, familier, un simple enterrement campagnard.
Suite de la lettre à Champfleury :
Ici les modèles sont à bon marché, tout le monde voudrait être dans l'Enterrement. Jamais je ne les satisfais tous, je me ferai bien des ennemis. Ont déjà posé : le maire, le curé, le juge de paix, le porte-croix, le notaire, l’adjoint Marlet, mes amis, mon père, les enfants de chœur, le fossoyeur, deux vieux de la Révolution de 93, avec leurs habits du temps, un chien, le mort et ses porteurs, les bedeaux (un des bedeaux a un nez rouge comme une cerise, gros en proportion et de 5 pouces de longueur, que Trapadoux aille s'y frotter !), mes sœurs, d'autres femmes aussi, etc.
Seulement je croyais me passer des deux chantres de la paroisse, il n'y a pas eu moyen. On est venu m'avertir qu’ils étaient vexés, qu’il n'y avait plus qu'eux de l'église que je n'avais pas tirés ; ils se plaignaient amèrement disant qu'ils ne m'avaient jamais fait de mal et qu'ils ne méritaient pas un affront semblable, etc.
II faut être enragé pour travailler dans !es conditions où je me trouve. Je travaille à l'aveuglette ; je n'ai aucun recul. Ne serai-je jamais casé comme je l'entends ? Enfin, dans ce moment-ci, je suis sur le point de finir 50 personnages grandeur nature, avec paysage et ciel pour fond, sur une toile de 20 pieds de longueur sur 10 de hauteur. Il y a de quoi crever. Vous devez vous imaginer que je ne me suis pas endormi.
Lettre Francis Wey– Ornans, vers le 1er janvier 1852
Louis Napoléon Bonaparte est devenu empereur des français à la suite de son coup d’Etat du 2 décembre 1851.
[…]
Vous êtes donc de ceux qui croient que je fais de la politique en peinture. Je fais des Casseurs de pierres, Murillo fait un casseur de poux*. Je suis un socialiste et Murillo un honnête homme, c’est incroyable.
* Allusion au "Jeune mendiant" du peintre espagnol du 17e conservé au Louvre
La stratégie de conquête du maître d’Ornans
Un tableau comme « Les Casseurs de Pierres » dans le contexte politique et social de la seconde République, devenant le second Empire, pouvait à plus d’un titre être interprété comme une dénonciations des injustices sociales et donc comme une peinture à connotation socialiste.
« L’Enterrement » suscite un énorme scandale. Delacroix écrit dans son journal qu’on n’a jamais rien vu de pareil. Les caricaturistes, choqués par cette nouvelle peinture sociale, tournent en ridicule le peintre et ses modèles. « Quand je ne serai plus contesté, je ne serai plus important » dit Courbet.
« Les paysans de Flagey revenant de la foire », également un tableau de très grand format, est envoyé au Salon de 1851 avec « Les casseurs de pierre » et « L’enterrement à Ornans ». Si cette toile met le public mal à l’aise, c’est qu’elle montre, sans chercher à l’embellir, une réalité banale et que, une nouvelle fois, elle hisse une scène de genre au rang de peinture d’histoire. Le chef de file de l’école réaliste se définit comme un peintre du terroir qui, attaché, à sa « petite patrie », assume cet enracinement local.
Gustave Courbet – Les paysans de Flagey revenant de la foire, 1850, musée des beaux-arts, Besançon
« Je veux tout ou rien, il faut qu’avant cinq ans, j’aie un nom dans Paris », revendiquait l’artiste en 1845. Désormais, Gustave Courbet va occuper le devant de la scène artistique.
Commentaires
J'aime beaucoup l'exergue que tu as choisis, Alain, pour chapeauter ce troisième volet de ta présentation de Gustave Courbet.
Et j'ai ce matin particulièrement apprécié ta manière de positionner le peintre par rapport à son époque : intéressant de découvrir les interprétations que les critiques d'art pouvaient avoir de certaines toiles avec, comme arrière-plan politique, - et historique -, les idées socialistes en marche ...
En ce début des années 1850, la France va connaître, à nouveau, l’empire. Le coup d’Etat de décembre 1851 par Louis-Napoléon – « Napoléon le Petit » l’appelait Victor Hugo – est sanglant. La révolution sociale est réprimée mais les luttes sociales se préparent.
Les paroles de Courbet que j’ai mises en exergue s’adressaient à un critique d’art. Elles reflètent bien l’esprit que celui-ci voulait donner à sa peinture en rompant avec le romantisme. L’originalité du peintre à cette période était de faire entrer le peuple dans la grande peinture d’histoire, ce qui ne se fera pas sans de nombreux scandales et contestations. Qu’importe, comme il le souhaitait, Courbet devenait un artiste connu.
Vraiment, c'est passionnant, à chaque fois, de lire chez vous. On prend vraiment conscience du projet de Courbet et des étapes de son travail. L'association des lettres et des tableaux est incroyablement vivante.
Votre commentaire me fait vraiment plaisir, Carole, car il justifie pleinement, tout comme celui de Richard, ce que je tente modestement de faire dans mes articles : au travers d’une correspondance, sur un fond historique, montrer l’œuvre et permettre de mieux connaître l’homme et l’artiste.
Merci
Un régal de lire l'insolence des propos de Gustave Courbet !! cela me fait penser à la conjoncture de notre XXIème siècle où il faut le "BUZZ" à tout pris pour se faire connaître!! Mais quel talent il avait et ses "BUZZ" et "pieds de nez" aux critiques conventionnels sont du grand art!! BISOUS FAN
C’est très exactement ça, Fan ! Courbet voulait faire connaître son travail. L’argument qui lui correspondait le mieux pour y arriver était la provocation, et il faisait le « buzz ».
Si l’on se replace dans cette période, l’académisme en peinture était roi et tout passait par le Salon officiel. Les avant-gardistes de l’époque, je pense à Manet, aux peintres de Barbizon, sans parler des impressionnistes et Van Gogh, Gauguin ensuite, et bien d’autres, devaient se battre bec et ongle pour bousculer les règles établies. Chacun avec sa manière.
Bonne journée Fan.
Bonjour Alain,
Cela fait bien (trop) longtemps que je n'ai pris le temps comme il faut pour venir te lire et surtout te commenter :-(.
Ces billet sur Courbet me permet de découvrir le personnage, qui je l'avoue ne m'inspire pas autant de sympathie que d'autre que tu as eu l'occasion de mettre en avant sur ton blog. Néanmoins, je trouve très intéressant de découvrir cette correspondance, son "caractère". Je découvre son oeuvre et enrichie de ces extraits de correspondance, elle prend à mes yeux une dimension qui me semble plus complète.
J'espère que tout va au mieux pour toi.
Amicalement
Courbet est un curieux personnage, autant sur un plan artistique qu’humain. Je découvre la construction de son œuvre, révolutionnaire pour l’époque, par l’intermédiaire de sa correspondance, avec tout l’intérêt historique que ces écrits présentent sur cette période troublée de notre histoire de France.
Au milieu du 19e siècle, la peinture académique commençait à trembler sur ses bases. Les critiques étaient sévères sur les avant-gardistes, comme Courbet et ceux qui allaient venir, qui tentaient de la déloger par tous les moyens. Et Courbet était un champion en matière d’innovations. Encore de nos jours, le maître d’Ornans n’a pas que des adeptes, mais je pense qu’il mérite de s’y intéresser.
Mon prochain article sur une visite d’exposition devrait te réjouir l’œil…
A bientôt
Pauvre Courbet incompris!
Ami de Proudhon, anarchiste, il élu président de la Fédération des artistes lors de la commune de Paris. Il fait blinder toutes les fenêtres du Louvre pour en protéger les œuvres. Accusé d'avoir fait renverser la colonne Vendôme qui évoque les guerres napoléoniennes, après la Semaine sanglante, il doit purger 6 mois de prison.
Son engagement dans la Commune lui valut de la part de nombreux écrivains une haine incroyable. Alexandre Dumas fils a écrit : "De quel accouplement fabuleux d'une limace et d'un paon, de quelles antithèses génésiaques, de quel suintement sébacé peut avoir été générée cette chose qu'on appelle Gustave Courbet ? Sous quelle cloche, à l'aide de quel fumier, par suite de quelle mixture de vin, de bière, de mucus corrosif et d'œdème flatulent a pu pousser cette courge sonore et poilue, ce ventre esthétique, incarnation du Moi imbécile et impuissant"
Il est condamné à faire relever la colone vendôme à ses propres frais (plus de 323 000 francs selon le devis). Il est ruiné, ses biens et ses toiles sont saisis; réfugié en Suisse, il meurt avant d'avoir commencé à rembourser.
Par solidarité avec ses compatriotes exilés de la Commune de Paris, il refusa toujours de rentrer en France avant une amnistie générale.
Vilipendé par ses détracteurs écrivains et journalistes (Charles Baudelaire, Théophile Gautier) ses défenseurs (dont Zola) considèrent sa peinture sincère, libre et progressiste.
Tous ces faits démontrent les difficultés rencontrées par le peintre. Cela anticipe fortement ce dont je parlerai à la fin de la correspondance de Courbet que je terminerai au moment de son départ pour la Suisse où sa vie agitée se terminera.
Étonnant artiste, avant-gardiste et provocateur, incompris à cette époque où l’art académique régnait. Il laisse une œuvre novatrice. Mais une révolution artistique était en route : Manet, Millet, Corot, Delacroix se révélaient, et les impressionnistes fourbissaient leurs armes.
Excellentes fêtes de Noël, Christiana, et beaucoup de projets créatifs pour 2015.