CORRESPONDANCE - EXTRAITS CHOISIS
Vincent Van Gogh – Ecolier Camille Roulin, nov. 1888, Museu de Arte, Sao Paulo
En ce mois de novembre, dans plusieurs de ses lettres à son frère Vincent, Théo s’inquiète constamment pour sa santé : « Tu dois avoir trop travaillé et oublié par là de soigner ton corps comme il faut. » ; pour ses problèmes financiers malgré les envois réguliers d’argent qu’il lui fait : « Quel financier tu fais ! Ce qui me chagrine, c’est qu’avec tout cela tu te trouves toujours dans la misère parce que tu ne peux pas t’empêcher de faire pour les autres. J’aimerais bien te voir plus égoïste jusqu’à ce que tu sois en équilibre. »
Théo veux persuader Vincent que son frère est pour lui un associé : « Tu peux si tu veux faire quelque chose pour moi, c’est de continuer comme par le passé et nous créer un entourage d’artistes et d’amis, ce dont je suis absolument incapable à moi seul, et ce que tu as cependant créé plus ou moins depuis que tu es en France. »
Lettre au peintre Emile Bernard – vers le 2 novembre 1888
Ces jours ci nous avons beaucoup travaillé et entre temps j’ai lu Le rêve de Zola, ce qui fait que je n’ai guère eu le temps d’écrire.
Gauguin m’intéresse beaucoup comme homme – beaucoup.
Il m’a depuis longtemps semblé que dans notre sale métier de peintre nous avons le plus grand besoin de gens ayant des mains et des estomacs d’ouvrier. Des goûts plus naturels – des tempéraments plus amoureux et plus charitables – que le boulevardier parisien décadent et crevé.
Or ici, sans le moindre doute, nous nous trouvons en présence d’un être vierge à instincts de sauvage. Chez Gauguin le sang et le sexe prévalent sur l’ambition. Mais suffit, tu l’as vu de près plus longtemps que moi, seulement je voulais en quelques mots te dire mes premières impressions.
Ensuite je ne pense pas que cela t’épatera beaucoup si je te dis que nos discussions tendent à traiter le sujet terrible d’une association de certains peintres. Cette association doit ou peut avoir, oui ou non, un caractère commercial. Nous ne sommes encore arrivé à aucun résultat et n’avons point encore mis le pied sur un continent nouveau.
Or moi qui ai un pressentiment d’un nouveau monde, qui crois certes à la possibilité d’une immense renaissance de l’art, qui crois que cet art nouveau aura les tropiques pour patrie, il me semble que nous mêmes ne servons que d’intermédiaires. Et que ce ne sera qu’une génération suivante qui réussira à vivre en paix.
Gauguin a dans ce moment en train une toile du même café de nuit que j’ai peint aussi mais avec des figures vues dans les bordels. Cela promet de devenir une belle chose.
Paul Gauguin – Café de nuit, nov. 1888, Puskin State Museum of Arts, Moscou
Lettre à Théo – vers le 3 novembre 1888
Gauguin a dans ce moment en train des femmes dans une vigne, absolument de tête, mais s’il ne le gâte pas ni ne le laisse là inachevé cela sera très beau et très étrange.
Paul Gauguin – Misères humaines, nov. 1888, Ordrupgaardsamlingen, copenhague
Je travaille actuellement à une vigne toute pourpre et jaune.*
* Ce tableau sera le seul que Vincent vendra durant sa vie. Anna Boch (la sœur d’Eugène Boch, l’artiste à la figure poétique peint par Vincent durant l’été) l’achètera pour 400 francs.
Vincent Van Gogh – La vigne rouge, nov. 1888, Pushkin Museum, Moscou
[…]
Ensuite j’ai enfin une Arlésienne, une figure sabrée dans une heure, fond citron pâle, le visage gris, l’habillement noir, noir, du bleu de prusse tout cru. Elle s’appuie sur une table verte et est assise dans un fauteuil de bois orangé.
Vincent Van Gogh – L’arlésienne madame Ginoux, nov. 1888, musée d’Orsay, Paris
[…]
Je crois que tu aimerais la chute des feuilles que j’ai faite.
C’est des troncs de peupliers lilas, coupés par le cadre là où commencent les feuilles.
Ces troncs d’arbres comme des piliers bordent une allée où sont à droite et à gauche alignés de vieux tombeaux romains d’un lilas bleu. Or le sol est couvert comme d’un tapis par une couche épaisse de feuilles orangées et jaunes tombées. Comme des flocons de neige il en tombe toujours encore.
Et dans l’allée des figurines d’amoureux noirs. Le haut du tableau est une prairie très verte et pas de ciel ou presque pas.
La deuxième toile est la même allée mais avec un vieux bonhomme et une femme grosse et ronde comme une boule.
Vincent Van Gogh – Les Alyscamps chute des feuilles d’automne, nov. 1888, Kröller-Müller Museum, Otterlo
Lettre à Théo – vers le 12 novembre1888
Gauguin travaille à une femme nue très originale dans du foin avec des cochons. Cela promet de devenir très beau et d’un grand style.
Paul Gauguin – Femme avec des cochons, nov. 1888, collection privée
Lettre à sa sœur Willemien – vers le 12 novembre 1888
Je viens maintenant de peindre pour le mettre dans ma chambre à coucher, un souvenir du jardin à Etten. C’est une toile assez grande.
Voici maintenant pour la couleur. Des deux promeneuses la plus jeune porte un châle écossais carrelé vert et orangé et un parasol rouge. La vieille a un châle violet bleu presque noir. Mais un bouquet de dahlias, jaune citron les uns, panachés roses et blancs les autres, vient éclater sur cette figure sombre.
Derrière elles quelques buissons de cèdre ou de cyprès d’un vert émeraude. Derrière ces cyprès on entrevoit un parterre de choux verts pâles et rouges, bordé d’une rangée de fleurettes blanches. Le sentier sablé est orangé cru, la verdure de deux parterres de géraniums écarlates est très verte. Enfin au deuxième plan se trouve une servante vêtue de bleu qui arrange des plantes à profusion de fleurs blanches, roses, jaunes et rouges vermillon.
Vincent Van Gogh – Souvenir du jardin d’Etten, nov. 1888, State Hermitage Museum, St Petersburg
Voilà, je sais que cela n’est peut-être guère ressemblant mais, pour moi, cela me rend le caractère poétique et le style du jardin tel que je les sens.
De même supposons que ces promeneuses soient toi et notre mère, supposons alors même qu’il n’y aurait aucune, absolument aucune ressemblance vulgaire et niaise, le choix voulu de la couleur, le violet sombre violemment taché par le citron des dahlias, me suggère la personnalité de la mère.
La figure en plaid écossais carrelé orange et vert se détachant sur le vert sombre du cyprès, ce contraste encore exagéré par le parasol rouge, me donne une idée de toi, vaguement une figure comme celles des romans de Dickens.
Je ne sais si tu comprendras que l’on puisse dire de la poésie rien qu’en bien arrangeant des couleurs, comme on peut dire des choses consolantes en musique. De même les lignes bizarres cherchées et multipliées serpentant dans tout le tableau doivent non pas donner le jardin dans sa ressemblance vulgaire mais nous le dessiner comme vu dans un rêve.
Lettre à Théo – vers le 19 novembre 1888
En attendant je peux toujours te dire que les deux dernières études sont assez drôles. Une chaise en bois et en paille toute jaune sur des carreaux rouges contre un mur (le jour).Ensuite le fauteuil de Gauguin rouge et vert, effet de nuit, mur et plancher rouge et vert aussi, sur le siège deux romans et une chandelle.
Vincent Van Gogh – Fauteuil de Paul Gauguin, nov. 1888, Van Gogh Museum, Amsterdam
Lettre à Théo – vers le 21 novembre 1888
Voici croquis de ma dernière toile en train, encore un semeur. Immense disque citron comme soleil. Ciel vert jaune à nuages roses. Le terrain violet, le semeur et l’arbre bleu de prusse.
Vincent Van Gogh – Le semeur, nov. 1888, E.G. Bührle, Zurich
[…]
Gauguin a en train un très beau tableau de laveuses.
Paul Gauguin – Lavandières au roi du roubine, nov. 1888, Modern Art Museum, New York
Lettre à Théo – vers le 11 décembre 1888
Nous voyons pour la première fois dans cette lettre la détérioration des relations entre les deux amis. La cohabitation n’est plus possible. Leurs goûts et caractères sont trop dissemblables. Leurs vues sur l'art les opposent. « La discussion est d’une électricité excessive, nous en sortons parfois la tête fatiguée, écrit Vincent. » Gauguin écrit à Théo : « Tout calcul fait, je suis obligé de rentrer à Paris ; Vincent et moi ne pouvons absolument plus vivre côte à côte sans trouble par suite d’incompatibilité d’humeur, et lui comme moi avons besoin de tranquillité pour notre travail… ».
Mon cher Théo
[…]
Je crois moi que Gauguin s’était un peu découragé de la bonne ville d’Arles, de la petite maison jaune où nous travaillons, et surtout de moi.
En effet il y aurait pour lui comme pour moi des difficultés graves à vaincre encore ici.
Mais ces difficultés sont plutôt en dedans de nous-mêmes qu’autre part.
En somme je crois moi qu’ou bien il partira carrément ou bien qu’il restera carrément.
Avant d’agir je lui ai dit de réfléchir et de refaire ses calculs.
Gauguin est très fort, très créateur, mais justement à cause de cela il lui faut de la paix.
La trouvera-t-il ailleurs s’il ne la trouve pas ici ?
J’attends qu’il prenne une décision avec une sérénité absolue.
Bonne poignée de main.
Vincent
Nous ne connaissons les événements tragiques survenus dans cette nuit du 24 décembre 1888 que par le récit que Paul Gauguin en a fait. N’a-t-il pas arrangé les faits ? On peut penser qu’il a, sur certains points, largement interprété la réalité.
Il semblerait, qu’après une violente dispute, Vincent se sectionna le lobe de l’oreille et porta le morceau de chair à une fille nommée Gaby, pensionnaire d’une maison close. Théo, prévenu par Gauguin, viendra voir Vincent à l’hôpital et regagnera Paris rassuré sur l’état de son frère.
Le projet d’association, de création d’un groupe d’artistes s’effondre. Vincent attachait une importance capitale à la venue de Gauguin pour qui il avait une immense admiration. C’est l’effondrement de tous ses espoirs.
Commentaires
Intéressant de "voir" ainsi évoluer la vie "commune" de ces deux grands artistes, même si les lettres de Van Gogh restent à mon sens relativement pudiques sur la mésentente et sur l'orage qui se prépare ...
J'ai également relevé ce passage, révélateur d'une prise de conscience : "Or moi qui ai un pressentiment d’un nouveau monde, qui crois certes à la possibilité d’une immense renaissance de l’art, qui crois que cet art nouveau aura les tropiques pour patrie, il me semble que nous mêmes ne servons que d’intermédiaires. Et que ce ne sera qu’une génération suivante qui réussira à vivre en paix."
La rencontre en Provence de Gauguin et Van Gogh est un immense malentendu entre ces deux grands artistes.
L’admiration et l’affection que Vincent éprouvait pour Gauguin l’avaient incité à tout faire pour rendre le séjour de son ami agréable en décorant et aménageant la maison jaune avec goût. Il voulait tellement lui faire plaisir et créer avec lui cet atelier de peintres dont il rêvait.
Gauguin, à mes yeux personnage peu sympathique, avait des préoccupations bien différentes, essentiellement commerciales. Il commençait à vendre grâce à Théo Van Gogh et voulait profiter de ce voyage. Il écrit orgueilleusement : " Tout amoureux de moi que soit Théo Van Gogh, il ne se lancerait pas à me nourrir dans le Midi pour mes beaux yeux. Il a étudié le terrain en froid hollandais. » Ou encore : " Ce séjour a pour but de me faciliter le travail sans souci d’argent, jusqu’à ce qu’il soit arrivé à me lancer. » L’émotion que Vincent éprouvait en l’attendant ne l’intéressait guère. Il écrit à Emile Bernard : « Je suis à Arles tout dépaysé, tellement je trouve tout petit, mesquin, le paysage et les gens. »
Vincent, ancien marchand d’art et grand connaisseur en peinture, avait conscient qu’une révolution picturale était en route. Il doutait de lui car incompris, mais sentait intimement qu’il était dans le vrai. « Ce que je veux c’est créer un art qui sera celui de l’avenir. » Cette « génération suivante qui réussira à vivre en paix, dont il parle » arrivait à grands pas… Il n’aura pas eu la patience d’attendre et d’en faire partie. S'il pouvait voir le flot de visiteurs qui se pressent devant ses toiles aujourd'hui...
Bonsoir Alain
Or ici, sans le moindre doute, nous nous trouvons en présence d’un être vierge à instincts de sauvage. Chez Gauguin le sang et le sexe prévalent sur l’ambition. Mais suffit, tu l’as vu de près plus longtemps que moi, seulement je voulais en quelques mots te dire mes premières impressions.
Quand je lis ce commentaire je suis stupéfait !
il savait tout des hommes ce brave Vincent !
tu nous offres aussi le seul tableau que Vincent a vendu.
je ne l'avais jamais vu.
Quand je viens sur ton site, à chaque article, j'apprends quelque chose de lui.
Merci Alain et à bientôt
Jacky
Vincent, par expérience, connaissait bien des choses sur la nature humaine. Pourtant, en ce qui concerne Gauguin, son admiration pour le peintre l’empêchait de percevoir que les motivations de celui-ci étaient essentiellement commerciales. Personnellement, je ne pense pas que Gauguin avait vraiment l’intention de créer cet atelier du Midi que Vincent espérait.
« La vigne rouge » est malheureusement la seule toile vendue par Vincent. L’acheteur était Anna Boch, la sœur de son ami Eugène Boch qu’il venait de peindre : « Le poète ». J’aime cette phrase dans un courrier de Vincent : « Je voudrais faire le portrait d’un ami artiste qui rêve de grands rêves, parce que c’est sa nature. Je tiens à mettre en peinture ma gratitude, mon amour que j’ai pour lui. »
Bonne journée.
Vous avez fait un travail très intéressant en associant ces lettres à des tableaux, et en insérant des commentaires. J'ai dans ma bibliothèque un recueil de ces lettres de Van Gogh à son frère Théo, mais je trouve votre présentation beaucoup plus riche que celle de ma vieille édition sans aucune illustration.
Merci, donc, pour tout cela. Au passage, il est bouleversant de voir rappelé que Van Gogh n'a vendu qu'un tableau...
La qualité de l’œuvre picturale de Van Gogh n’étant plus à démontrer, je tente de faire connaître des extraits de sa correspondance pleine d’émotion, de fougue, de tristesse parfois, et aussi de culture.
Je travaille sur l’édition en 3 volumes Biblos de Gallimard : Vincent Van Gogh – Correspondance générale. Je vais bientôt la connaître par cœur. Seul les dessins accompagnant les lettres de l’artiste y figurent.
Je parlais de la seule vente de Vincent « La vigne rouge ». C’est effectivement bouleversant de constater que l’artiste était incompris à cette époque. En fait, pas totalement ! Les milieux avant-gardistes le connaissaient bien. Anna Boch, qui acheta la toile, était la seule femme du groupe des XX avant-garde artistique à Bruxelles. Au début de l’année 1888, Vincent fut invité et exposa 6 toiles. Elle paya 400 francs (environ 4 mois de ce que donnait Théo à Vincent mensuellement) cette œuvre et l’exposa longtemps dans le salon de musique de sa maison bruxelloise. Elle la revendit en 1906 à un russe. L’œuvre figure maintenant au Pushkin Museum à Moscou.
Juste une petite anecdote concernant cette exposition : Une œuvre de Vincent « Les tournesols » fut insultée et Toulouse-Lautrec voulu se battre en duel pour défendre son ami.
Bonne journée.
"J’aimerais bien te voir plus égoïste jusqu’à ce que tu sois en équilibre."
Ces mots-là sont de Théo et non de Vincent, mais je ne peux m'empêcher de les relever tant ils sont d'une pertinence éblouissante.
Je suis stupéfaite de lire que Van Gogh n'a vendu qu'un tableau ! Je savais combien il n'était pas reconnu mais tout de même...
Peut-être est-ce pour cela que malgré les couleurs chatoyante de ses peintures, il se glisse sur les visages de ses personnages (Souvenir du jardin d’Etten ou encore L’arlésienne madame Ginoux) quelque chose comme de la dureté, ou une grande tristesse ?...
J'ai pris du retard, je file lire le prochain poste sur Fouquet ;-)
Amitiés
Théo écrit ces mots à Vincent car les finances de celui-ci ont été mises à mal du fait de l’arrivée prochaine de Gauguin. Vincent fait des frais dans la maison jaune pour recevoir dignement son ami.
Et oui ! Van Gogh ne vendit qu’un seul tableau ! Et encore, l’acheteur était la sœur de son ami Eugène Boch ! La peinture de Vincent était trop en avance en 1888.
Dans le « Souvenir du jardin d’Etten », Vincent a tenté de peindre de mémoire le jardin de ses parents à Etten. Sa mère et sa sœur l’ont inspiré. L’on remarque les lignes ondulantes que le peintre utilisera souvent dans ses toiles.
L’Arlésienne, que l’on peut voir au musée d’Orsay, me rappelle dans sa façon de poser, assise à une table, la tête appuyée sur un bras, la toile peinte plus tard « Portrait du docteur Gachet » qui atteint un prix record dans une vente en 1990.
Amicalement.