CORRESPONDANCE - EXTRAITS CHOISIS
Vincent Van Gogh – Campement de forains avec caravanes, août 1888, musée d’Orsay, Paris
Le manque de modèles cause des soucis à Vincent qui souhaiterait faire des portraits. Il a fait la connaissance d’un curieux facteur dont la femme vient d’accoucher. « Le bonhomme n’acceptant pas d’argent, était plus cher mangeant, buvant avec moi ». Il fait plusieurs portraits de l’homme, de sa femme et du bébé.
Lettre à Théo – vers le 1er août 1888
Comme le dit notre soeur, du moment que les gens n’y sont plus, on ne se souvient que de leurs bons moments et bonnes qualités. Il s’agit pourtant surtout de chercher à les voir pendant qu’ils y sont encore. […] Si la vie avait encore un second hémisphère, invisible il est vrai, mais où l’on aborde en expirant. A ceux qui font cet intéressant et grave voyage nos meilleurs voeux et nos meilleures sympathies.
Lettre à sa sœur Willemien – vers le 1er août 1888 (traduite du néerlandais)
Il fait beaucoup de vent, un vent tout à fait furieux et redoublant : le mistral, le plus souvent assez gênant ; quand il faut que j’aille peindre où il souffle, il m’arrive d’être obligé de poser ma toile à plat sur le sol et de travailler à genoux, mon chevalet ne pouvant tenir debout.
J’ai une étude de jardin d’un mètre de large ; à l’avant-plan, des coquelicots et d’autres fleurs rouges dans du vert, puis un grand morceau de clochettes bleues. Puis, encore, un morceau d’œillets d’Inde, orangés et jaunes, ensuite des fleurs blanches et jaunes, et enfin, à l’arrière plan, du rose, du lilas, et des tournesols, un figuier, un laurier-rose, et une vigne. Tout au fond, des cyprès noirs sur un fond de maisons blanches, basses, aux toits orangés, et une bande de ciel délicat, bleu vert.
Je sais bien que pas une des fleurs n’est dessinée, que ce ne sont que touches de couleur : rouges, jaunes, orangées, vertes, bleues, violettes ; mais l’impression de toutes ces couleurs l’une près de l’autre, se retrouve bien dans le tableau comme dans la nature. Je me figure toutefois que cela te décevrait, te paraîtrait laid, si tu le voyais. L’oncle Cor a vu plus d’une fois mon travail, il le trouve affreux.
Vincent Van Gogh – Jardin fleuri, juillet 1888, collection particulière
En ce moment, je suis en train de faire le portrait d’un facteur en uniforme bleu foncé, avec du jaune. Une tête un peu comme celle de Socrate, presque pas de nez, un grand front, le crâne chauve, de petits yeux gris, des joues pleines, hautes en couleur, une grande barbe poivre et sel, de grandes oreilles. L’homme est un terrible républicain et socialiste ; il raisonne très bien et sait beaucoup de choses. Sa femme a accouché aujourd’hui, et il n’est pas peu fier ; il rayonne de satisfaction. […] J’espère obtenir aussi de pouvoir peindre le bébé qui est né aujourd’hui.
Vincent Van Gogh – Portrait du postier Joseph Roulin, août 1888, Institute of Arts, Détroit
[…]
Je trouve l’été ici magnifique, la verdure est très dense, très riche, le ciel clair, étonnamment transparent. Pourtant, si la couleur n’était pas si différente, l’étendue ferait souvent penser à la Hollande, vu qu’il n’y a presque pas de montagnes et de rochers. Ce qui me plaît beaucoup, ce sont les vêtements bigarrés. Les femmes et les fillettes sont vêtues d’étoffes bon marché, toutes simples, mais vertes, rouges, roses, jaunes, havane, violettes, bleues, à pois ou rayées. Des tissus blancs, des parasols rouges, verts, jaunes. Un soleil vif comme du soufre luit par là-dessus ; un grand ciel bleu. Tout est parfois aussi formidablement joyeux que la Hollande est triste. Dommage que tout le monde n’est pas les deux !
Lettre à Emile Bernard – vers le 1er août 1888
Ce qui me navre au Louvre, c’est de voir leurs Rembrandt se gâter et les crétins de l’administration abîmer beaucoup de beaux tableaux.
[…]
Longue réflexion sur la peinture de Frans Hals et Rembrandt.
Parlons de Frans Hals. Jamais il n’a peint de christ, d’annonciations aux bergers, d’anges ou de crucifixions et résurrections, jamais il n’a peint de femmes nues voluptueuses et bestiales. Il a fait des portraits, rien que cela : Portraits de soldats, réunions d’officiers, portraits de magistrats assemblés pour les affaires de la république, portraits de matrones à peau rose ou jaune, de blancs bonnets coiffées, de laine et de satin noir habillées, discutant le budget d’un orphelinat ou d’un hospice. Il a fait le portrait de bons bourgeois en famille, l’homme, la femme, l’enfant. Il a peint le buveur gris, la vieille marchande de poisson en hilarité de sorcière, la belle putain bohémienne, les bébés au maillot, le crâne gentilhomme bon vivant, moustachu, botté et éperonné. Il s’est peint lui et sa femme, jeunes, amoureux, dans un jardin, sur un banc de gazon, après la première nuit de noce. Il a peint les voyous et les gamins riants, il a peint les musiciens et il a peint une grosse cuisinière.
Frans Hals – La bohémienne, 1630, musée du Louvre, Paris
Il n’en sait pas plus long que cela ; mais cela vaut bien le Paradis du Dante et les Michel-Ange et les Raphaël, et les Grecs même. C’est beau comme Zola, et plus sain et plus gai, mais aussi vivant, parce que son époque était plus saine et moins triste.
[…]
Mais, je t’en supplie, suis bien ce raisonnement droit que je m’efforce de te présenter d’une façon fort simple.
Fourre-toi dans la tête ce Maître, Frans Hals, peintre de portraits divers, de toute une république crâne et vivante et immortelle. Fourre-toi dans la tête le non moins grand et universel maître peintre de portraits de la république hollandaise : Rembrandt Harmensz van Rijn, homme large et naturaliste, et sain autant que Hals lui-même. Et après nous verrons de cette source, Rembrandt, découler les élèves directs et vrais : Vermeer de Delft, Fabritius, Nicolas Maes, Pieter de Hooch, Bol, et les influencés par lui, Potter, Ruysdaël, Ostade, Ter Borg.
Lettre à Théo – vers le 9 août 1888
Je dois aller travailler. J’ai encore vu une chose fort calme et bien belle l’autre jour, une jeune fille à teint café au lait – si je me souviens bien – cheveux cendrés, yeux gris, corsage d’indienne rose pâle sous lequel on voyait les seins droits, durs et petits. Cela contre la verdure émeraude des figuiers. Une femme bien rustique, grande allure virginale.
Pas complètement impossible que je l’aie à poser en plein air ainsi que la mère – jardinière – couleur de terre qui était alors en jaune sale et bleu fané.
Le teint café au lait de la jeune fille était plus foncé que le rose du corsage. La mère était épatante, la figure jaune sale et bleu fané se détachait en plein soleil sur un carré de fleurs éclatant blanc de neige et citron. Donc un vrai Van der Meer de Delft. C’est pas laid le midi.
Lettre à Théo – vers le 13 août 1888
Vincent Van Gogh – Quai avec des hommes déchargeant des péniches de sable, août 1888, Essen Museum Folkwang
Je travaille dans ce moment à une étude comme ceci des bateaux vu d’en haut d’un quai, les deux bateaux sont d’un rose violacé, l’eau est très verte, pas de ciel, un drapeau tricolore au mât. Un ouvrier avec une brouette décharge du sable. (Dans une autre lettre, il rajoute : "C'était de l'Hokousaï pur")
[…]
Je crains que je n’aurai pas un bien beau modèle de femme. Elle avait promis, puis elle a - à ce qui paraît - gagné des sous en faisant la noce et a mieux à faire.
Elle était extraordinaire, le regard était comme celui de Delacroix, et une tournure bizarre primitive. Je prends les choses avec patience, faute de voir d’autres moyens de les supporter, mais c’est agaçant cette contrariété continuelle avec les modèles. J’espère faire de ces jours-ci une étude de lauriers roses. Si on peignait lisse comme Bouguereau, les gens n’auraient pas honte de se laisser peindre, mais je crois que cela m’a fait perdre des modèles, qu’on trouvait que c’était “mal fait”, ce n’était que des tableaux pleins de peinture que je faisais. Alors les bonnes putains ont peur de se compromettre et qu’on se moquera de leur portrait. Mais il y a de quoi se décourager presque, quand on sent qu’on pourrait faire des choses si les gens avaient plus de bonne volonté. Je ne peux pas me résigner à dire “les raisins sont verts”*, je ne m’en console pas de ne pas avoir plus de modèles. Enfin il faut patienter et en rechercher d’autres.
* tiré de la fable « Le renard et les raisins » de Jean de la Fontaine
[…]
Ce qui me frappe le plus au coeur dans L’oeuvre de Zola, c’est cette figure de Bongrand-Jundt.
C’est si vrai ce qu’il dit : « Vous croyez, malheureux, que lorsque l’artiste a conquis son talent et sa réputation, qu’alors il est à l’abri ? Au contraire, alors il lui est défendu désormais de produire une chose pas tout à fait bien. Sa réputation même l’oblige à soigner d’autant plus son travail que les chances de vente se raréfient. Au moindre signe de faiblesse toute la meute jalouse lui tombe dessus et démolit justement cette réputation et cette foi, qu’un public changeant et perfide momentanément a eue en lui. »
Plus fort que cela est ce que dit Carlyle :
« Vous connaissez les lucioles qui au Brésil sont si lumineuses, que les dames le soir les piquent avec des épingles dans leur chevelure. C’est très beau la gloire, mais voilà, c’est à l’artiste ce que l’épingle de toilette est à ces insectes. Vous voulez réussir et briller, savez vous au juste ce que vous désirez ? »
Lettre à Théo – vers le 15 août 1888
Vincent a trouvé un style : la peinture de voyou…
Maintenant j’ai gardé le grand portrait du facteur, et sa tête ci jointe est une seule séance. Eh bien, voilà mon fort, faire un bonhomme rudement dans une séance. Si je me montais, mon cher frère, davantage le cou, je ferais toujours ainsi, je boirais avec le premier venu et je le peindrais, et cela non à la peinture à l’eau, mais à l’huile, séance tenante à la Daumier. Si j’en faisais cent comme ça, il y en aurait des bons dans le nombre. Et je serais plus Français et plus moi, et plus buveur. Cela me tente tant, non pas la boisson, mais la peinture de voyou.
Commentaires
Bonsoir Alain
On se faufile dans les couleurs des mots dans cet article !
le jardin me fait penser de suite à Giverny !
Je ne sais pas si Monet et Vincent se sont rencontrés ?
Je n'ai pas vérifié les dates avant de poser la question.
A chaque nouvel article j'apprends des choses ou je découvre des lettres et des tableaux
que je ne connais pas.
Merci Bravo !
Jacky
Jacky
Tu as raison, on pourrait se croire à Giverny dans sa toile de jardin fleuri.
Vincent a rencontré Claude Monet quant il vint habiter à Paris chez son frère au début de l’année 1886. Durant deux ans, avant de partir à Arles en 1888, il fit la connaissance de la plupart des peintres impressionnistes. Leur style de peinture modifia complètement sa perception des couleurs et de la lumière.
le régal de ce Dimanche!!! Oh que j'aime l'étude du jardin qui est, il est vrai, très proche des touches impressionnistes de Monet mais on y trouve la touche de Van Gogh c'est indéniable!! J'adore sa peinture de "voyou" et réaliser une merveille de portrait en une seule séance relève du génie!!!!! BISOUS FAN
Van Gogh le dit lui-même en parlant de son jardin : « Ce ne sont que des taches de couleurs, mais l’impression de toutes ces couleurs l’une près de l’autre, se retrouve bien dans le tableau comme dans la nature ».
J’ai bien aimé l’expression qu’il utilise : « la peinture de voyou ». Cela correspond parfaitement au style de Vincent qui peignait très vite, à la diable. Il y avait effectivement du génie dans ce travail spontané que ses contemporains ne comprenaient pas.
Bon dimanche pas trop arrosé j’espère.
Plusieurs points m'ont ce matin étonné à la lecture des nouveaux extraits de la correspondance que tu nous donnes à découvrir :
* Pour contrer le vent, la position de peindre à genoux qui me paraît tout à fait inconfortable, non ?
* Le terme "impression", dans la lettre à sa soeur écrite vers le 1er août 1888 pour évoquer les couleurs de ce splendide jardin fleuri (toile qui m'était inconnue). Je n'ai pu m'empêcher de penser à "Impression soleil levant" qui, selon les historiens de l'art, a donné son nom au mouvement des Impressionnistes. Crois-tu que dans cette missive, le terme soit anodin ou volontairement choisi ?
* Sais-tu ce qu'il voulait exactement exprimer quand il écrit : " ... c'est de voir (...) les crétins de l'administration abîmer beaucoup de beaux tableaux" ?
Ce vent de la Provence que tu connais est particulièrement fort parfois. Vincent n’avait d’autres solutions pour finir son travail que de travailler avec la toile à plat, et à genoux. Pas très confortable effectivement, mais on peut arriver à peindre ainsi à l’occasion.
Je ne pense pas que le mot « impression » dans cette phrase soit en rapport direct avec la fameuse toile de Monet. Toutefois l’impressionnisme est la peinture d’avant-garde à cette époque et Vincent, qui connaissait tous les peintres du groupe, en parlait souvent dans ses courriers. La dernière exposition des « impressionnistes » eut lieu alors que Vincent était encore à Paris en 1886. J’ai d’ailleurs parlé récemment de cette exposition dans un article "lettre imaginaire de Berthe Morisot à sa sœur" qui est classée dans la catégorie "Impressionnisme".
Pour les « crétins de l’administration du Louvre », je ne sais pas trop ce dont il parle. Peut-être l’accrochage des toiles à touche-touche sur les murs à cette époque donnait lieu à des détériorations de celles-ci parfois ?
"Faire un bonhomme rudement dans une séance ! ".........que c'est difficile de trouver des modèles c'est vrai quand on a cette envie de créer, et dans l'urgence aussi, merci à vous Alain pour ce travail de recherche et ce partage !
Vincent peignait de cette façon, rapidement. Pas bâclé, car son geste était réfléchi, sûr ! Il pouvait, dans les bonnes journées, peindre deux toiles par jour. C’était un travail spontané, fait dans l’exubérance de la création, comme la sculpture de votre blog.
Pour les modèles, ce n’était pas toujours simple d’en trouver qui acceptent de poser gratuitement. Il était fauché. Alors, il peignait souvent des personnages de son entourage : facteur, hôteliers, artistes, militaires…
Je suis heureux que vous appréciiez la correspondance du peintre. Elle le mérite tout autant que sa peinture.
Merci pour la visite.