CORRESPONDANCE - EXTRAITS CHOISIS
Vincent Van Gogh – cueillettes d’olives, déc. 1889, The Metropolitan Museum of Art, New York
L'art, mon garçon, ce n'est pas de recommencer ce que les autres ont fait... c'est de faire ce qu'on a vu avec ses yeux, senti avec ses sens, compris avec son cerveau... Voir, sentir et comprendre, tout est là !... Et puis exprimer aussi, diable !... Mais que veux-tu exprimer, si tu n'as rien vu, et si ce que tu as vu, tu ne l'as pas compris !...
« Voir, sentir, comprendre », ces trois mots, il les répétait à chaque instant. Cela résumait toute son esthétique parlée. Lucien n'était pas éloquent. Et les phrases commencées, il les achevait souvent dans un geste, qu'accompagnait toujours, en manière de conclusion, cette trinité de verbes : « Voir, sentir et comprendre ! »
Octave Mirbeau – Dans le ciel, Roman, chapitre 15, 1893
Lettre au peintre Emile Bernard – vers le 26 novembre 1889
Dans un courrier à sa sœur Willemien, Van Gogh lui parle de son ami le peintre Emile Bernard : « C’est un peintre jeune – il a vingt ans tout au plus - très original. Il cherche à faire des figures modernes élégantes comme des antiques grecques ou égyptiennes, une grâce dans les mouvements expressifs, un charme par la couleur hardie. Il vient de m’envoyer 6 photographies d’après des tableaux de lui de cette année et par contraste ce sont des sujets bibliques bizarres et fort critiquables, mais tu vois par là que c’est un curieux, un chercheur qui essaie de tout. C’est comme des tapisseries moyen-âge, des figures raides et très colorées. Mais je n’admire cela que médiocrement parce que les Préraphaélistes anglais ont fait ces choses-là avec plus de sérieux et de conscience et de savoir et de logique. »
Le 26 novembre, Vincent adresse une longue lettre à Emile Bernard. Ayant toujours eu un langage très libre avec son jeune ami, il le critique amicalement, mais fortement, au sujet des tableaux que celui-ci a peints en Bretagne auprès de Gauguin.
Ce long courrier m’a paru très intéressant et je le reproduis, ci-dessous, dans sa presque intégralité :
Mon cher ami Bernard,
Tenez, dans « L’adoration des bergers », le paysage me charme trop pour oser critiquer, et, néanmoins, c’est trop fort comme impossibilité de supposer un enfantement comme ça, sur la route même, la mère qui se met à prier au lieu de donner à téter, les grosses grenouilles ecclésiastiques agenouillées comme dans une crise d’épilepsie sont là, Dieu sait comment, et pourquoi ! Mais je ne trouve pas ça sain, moi.
Parce que moi j’adore le vrai, le possible, si toutefois je suis capable d’un élan spirituel, et alors je m’incline devant cette étude, forte à faire trembler, du père Millet, les paysans qui portent à la ferme un veau né dans les champs. Or, mon ami, cela depuis la France jusqu’en Amérique, les gens l’ont senti. Apres cela viendrez-vous nous renouveler les tapisseries moyen-âge ? Vraiment, est ce une conviction sincère ? non ! Vous savez mieux faire que ça et vous le savez qu’il faut chercher le possible, le logique, le vrai, dussiez vous un peu oublier les choses parisiennes à la Baudelaire. Comme je préfère Daumier à ce monsieur-là !
Une « Annonciation », de quoi ? Je vois des figures d’anges - ma foi élégantes - une terrasse avec deux cyprès, que j’aime beaucoup ; il y a là énormément d’air, de clarté… mais, enfin, cette première impression passée, je me demande si c’est une mystification, et ces figurants ne me disent plus rien.
Mais suffit pour que tu comprennes que je soupirerais de revoir de toi des choses comme le tableau qu’a de toi Gauguin, cette promenade de Bretonnes dans une prairie d’une si belle ordonnance, d’une couleur si naïvement distinguée. Et tu échanges cela contre du – faut-il dire le mot – du factice, de l’affectation !
L’année passée vous faisiez un tableau - d’après ce que me disait Gauguin - à peu près, je suppose, ainsi : sur un avant plan d’herbe une figure de jeune fille en robe bleue ou blanche, étendue tout de son long, un second plan, lisière de bois de hêtre, le sol couvert de feuilles rouges tombées, les troncs vert de grisés le barrant verticalement. La chevelure je la suppose une note colorée du ton nécessité comme complémentaire de la robe blanche, noire si le vêtement était blanc, orangée si le vêtement était bleu. Mais enfin, je me disais, quel motif simple et comme il sait faire de l’élégance avec rien.
Emile Bernard – Madeleine au bois d’amour, 1888, musée d’Orsay, Paris
Et lorsque je compare cela à ce cauchemar d’un « Christ au jardin des oliviers », ma foi je m’en sens triste, et te redemande par la présente, à hauts cris et t’engueulant ferme de toute la force de mes poumons, de vouloir bien un peu redevenir toi.
« Le christ portant sa croix » est atroce. Sont elles harmonieuses les tâches de couleur là-dedans ? Je ne te fais pas grâce cependant d’un poncif – tiens poncif – dans la composition.
Lorsque Gauguin était à Arles, comme tu le sais, une ou deux fois je me suis laissé aller à une abstraction, dans « La berceuse », une « Liseuse de romans » ; et alors l’abstraction me paraissait une voie charmante. Mais c’est terrain enchanté ça, mon bon ! et vite on se trouve devant un mur. Je ne dis pas, après toute une vie mâle de recherches, de lutte avec la nature corps à corps, on peut s’y risquer ; mais quant à moi, je ne veux pas me creuser la tête avec ces choses-là.
Toute l’année j’ai tripoté d’après nature, ne songeant guère à l’impressionnisme, ni à ceci, ni à cela. Cependant encore une fois je me laisse aller à faire des étoiles trop grandes et - nouvel échec - j’en ai assez. Donc actuellement je travaille dans les oliviers. Va, ça m’intéresse davantage que les abstractions ci-dessus nommées.
Si je n’ai pas écrit depuis longtemps, c’est qu’ayant à lutter contre ma maladie et à calmer ma tête, je ne me sentais guère envie de discuter, et trouvais du danger à ces abstractions. En travaillant tout tranquillement les beaux sujets viendront tout seuls. Il s’agit vraiment surtout de bien se retremper dans la réalité, sans plan conçu d’avance, sans parti pris parisien. Suis, d’ailleurs, fort mécontent de cette année ; mais peut-être prouvera-t-elle un fondement solide pour la prochaine. Je me suis bien laissé pénétrer par l’air des petites montagnes et des vergers ; avec ça je verrai. Mon ambition se borne bien à quelques mottes de terre, du blé qui germe, un verger d’oliviers, un cyprès - ce dernier, par exemple, pas commode à faire.
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Voici description d’une toile que j’ai devant moi dans ce moment : une vue du parc de la maison de santé où je suis. Un rayon de soleil, le dernier reflet, exalte jusqu’à l’orangé, l’ocre sombre. Des figurines noires rôdent çà et là entre les troncs. Tu comprendras que cette combinaison d’ocre rouge, de vert attristé de gris, de traits noirs qui cernent les contours, cela produit un peu la sensation d’angoisse dont souffrent souvent certains de mes compagnons d’infortune, qu’on appelle “voir rouge”. Et d’ailleurs le motif du grand arbre frappé par l’éclair, le sourire maladif vert-rose de la dernière fleur d’automne, viennent confirmer cette idée.
Vincent Van Gogh – Le jardin de l’hospice Saint-Paul, déc. 1889, Van Gogh Museum, Amsterdam
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Je te parle de cette toile pour te rappeler que pour donner une impression d’angoisse, on peut chercher à le faire sans viser droit au jardin de Gethsémani historique, que pour donner un motif consolant et doux il n’est pas nécessaire de représenter les personnages du Sermon sur la montagne.
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La Bible ! La Bible ! Millet dès son enfance étant éduqué là-dedans, ne faisait que lire ce livre-là ! Et pourtant jamais, ou presque jamais, il ne fit de tableaux bibliques. Corot a fait un « Jardin des oliviers », avec le Christ et l’étoile du berger, sublime. Dans son oeuvre on sent Homère, Eschyle, Sophocle, aussi parfois comme l’évangile ; mais combien discret, et prépondérant toujours les sensations modernes possibles communes à nous tous. Mais, diras-tu, Delacroix ? Oui ! Delacroix – mais alors tu aurais encore tout autrement à étudier, oui étudier l’histoire avant de mettre les choses à leur place comme ça.
Donc, c’est un échec, mon brave, tes tableaux bibliques ; mais.... il y en a peu qui se trompent comme ça, et c’est une erreur ; mais le retour de cela sera, j’ose croire, épatant ! C’est en se trompant qu’on trouve parfois le chemin. Va, revenge-t’en en peignant ton jardin tel qu’il est ou ce que tu voudras. En tout cas, c’est bon de chercher du distingué, de la noblesse dans les figures, et tes études représentent un effort fait, donc autre chose que du temps perdu.
Savoir diviser une toile ainsi en grands plans enchevêtrés, trouver des lignes, des formes faisant contraste, c’est de la technique, des trucs, si tu veux de la cuisine, mais enfin c’est signe que tu approfondis ton métier, et cela c’est bien. Quelque haïssable que soit la peinture, et encombrante au temps où nous sommes, celui qui a choisi ce métier, s’il l’exerce quand même avec zèle, est homme de devoir et solide et fidèle. La société nous rend parfois l’existence bien pénible, et de là aussi vient notre impuissance et l’imparfait de nos travaux.
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Moi je souffre de ce que je manque de modèles absolument. Par contre, il y a des beaux sites ici. Viens de faire 5 toiles de 30 des oliviers. Et si je reste ici encore c’est que ma santé se refait beaucoup. Ce que je fais est dur, sec, mais c’est que je cherche à me retremper par du travail un peu rude et je craindrais que les abstractions ramollissent.
Vincent Van Gogh – Cueilleurs d’olives, nov. 1889, Kröller-Müller Museum, Otterlo
Le 8 décembre, Théo écrit à Vincent : « Un ami de Bernard nommé Aurier est venu Rue Lepic. Il s’intéresse beaucoup à ce que tu fais et m’a montré un petit journal qu’il a dirigé « Le modernisme illustré » où il a parlé de la boutique de Tanguy et où il cite aussi tes tableaux ».
Dans le courant de l’été, Emile Bernard a préparé un court article concernant Van Gogh et l’a envoyé à Aurier pour le faire paraître dans le même magazine.
Lettre à Théo – vers le 19 décembre 1889
Tu le verras peut-être aussi dans la toile pour les Vingtistes, que j’ai expédiée hier : « Le champ de blé au soleil levant ». Je suis curieux de savoir ce que tu diras du champ de blé, il faudra le regarder pendant quelque temps peut-être.
Vincent Van Gogh – Champ de blé au soleil levant, déc. 1889, collection privée
Je te serre bien la main en pensée, je vais encore travailler un peu dehors ; il fait du mistral. Vers le moment du coucher du soleil cela se calme un peu d’habitude, alors il y a des effets superbes de ciels citron pâle et les pins désolés détachent leurs silhouettes là contre avec des effets de dentelle noire exquise.
D’autres fois le ciel est rouge, d’autres fois d’un ton extrêmement fin, neutre, de citron pâle encore mais neutralisé par du lilas fin.