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Rechercher : un pastelliste heureux

  • Genèse de l'impressionnisme

     

    11. Auguste Renoir – Ma période impressionniste : 4. Aline Charigot

     

     

     

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    Auguste Renoir – Autoportrait, 1875, Sterling and Francine Clark Art Institute, Williamstown, USA

     

         Été 1879… J’avais trente-huit ans et j’étais amoureux…

     

     

     

         Ma vie de peintre s’organisait. Les Montmartrois m’avaient adopté et tout le monde connaissait mes vêtements gris rayés et mon petit chapeau de feutre. Je n’avais aucun mal à trouver des modèles. Les mères savaient que j’étais peintre et affluaient en me vantant les qualités de leurs filles. Entre les gamines de la Butte et les modèles professionnels, actrices ou demi-mondaines, mes journées étaient bien remplies. Parfois, en voyant la fraîcheur des jeunes adolescentes qui venaient à mon atelier, j’éprouvais des voluptés de peintre. Il arrivait, lorsque je leur plaisais, ce qui était rare, que certaines me regardent avec des yeux faussement candides. J’avais envie de peindre et pas autre chose…

       Ma méthode était efficace : « Présentez-moi à votre mère », leur disais-je. Cela m’amenait de nombreux modèles sans passer pour un satyre.

         Je vivais un rêve. Aline Charigot était entrée dans ma vie récemment.

       Je l’avais rencontrée très facilement pour la bonne raison qu’elle habitait avec sa mère, une bourguignonne qui roulait les « r », en face de mon atelier rue Saint-Georges à Paris. Madame Charigot mère avait été abandonnée par son mari et vivait de travaux de couture. Sa fille Aline était destinée à rester dans le métier elle aussi. Elle gagnait bien sa vie chez une couturière, une brave femme du bas de la Butte.

       « Prends-le riche et pas trop jeune ! Avec ta frimousse ce ne sera pas trop difficile ! », lui avait dit la couturière. Elle voulait la marier et lui prédisait un brillant avenir. J’étais pauvre, pas jeune, elle avait dix-neuf ans, et moi une vingtaine de plus. Comble de chance, c’était moi qu’Aline avait en tête !

        Un jour que la mère d’Aline, curieuse, était entrée dans mon atelier accompagnée de sa fille, elle s’était plantée devant la toile sur laquelle je travaillais et m’avait lancé d’un air ironique : « C’est avec cela que vous gagnez votre vie ? Eh bien, vous avez de la chance ! ». Aline donna l’ordre à sa mère de sortir aussitôt, ce qu’elle fit en courbant la tête, et ne revint jamais.

       De temps à autre, ma nouvelle amie me servait de modèle. Elle avait un côté « chatte ». J’avais toujours envie de la gratter dans le cou. Elle possédait ce que j’adore chez les femmes : une peau qui ne repousse pas la lumière. Tout s’éclairait autour d’elle. Des lèvres assez larges, ourlées, un teint clair, des cheveux blonds, un nez court et retroussé, des dents petites, un corps potelé, tout en elle correspondait aux critères que je recherchais pour mes modèles. Ses yeux légèrement en amande et une démarche légère ajoutaient à son charme. De plus, elle était gourmande et cela me ravissait. Je prenais plaisir à la voir manger ce qui lui donnait des formes rondelettes avec une taille de guêpe. Quelle différence avec les femmes à la mode qui se donnaient des rétrécissements d’estomac pour rester minces et pâles.

     

      

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    Maurice Leloir – La maison Fournaise, 1876, musée Fournaise, Chatou (toile volée en 1999)

     

         Nous étions constamment sur les bords de la Seine et la maison Fournaise était notre lieu de rendez-Vous. On descendait la rue Saint-Georges, et par la rue Saint-Lazare, on était à cinq minutes de la gare. Le train omnibus nous débarquait en moins d’une heure au pont de Chatou.

        Chez Fournaise, les habitués veillaient sur notre idylle avec un intérêt attendri. Mon ami, le peintre Caillebotte, notre mécène très souvent, couvait Aline comme un grand frère. Les actrices Ellen André et madame Henriot, presque toujours présentes, s’offraient comme modèles aux artistes, et j’en profitais. Elles n’étaient pas des modèles de vertu et recherchaient inlassablement la compagnie des jeunes gens qui fréquentaient le lieu. Ces deux actrices avaient pris Aline en amitié et s’étaient mises en tête de dégrossir cette jeune femme qui avait besoin, selon elles, de polir ses mœurs campagnardes d’origine bourguignonne.

        La région était merveilleuse ! Une fête perpétuelle. La Seine était recouverte peinture,renoir,chatou,fournaise,impressionnismed’embarcations de toutes sortes : périssoires, yoles, canots, emmenés par des gaillards en maillots rayés, parfois en costume élégant, qui se croisaient, s’abordaient, tous partageant le même plaisir d’appartenance à la communauté des canotiers. A l’arrière des embarcations, les canotières, barreuses d’un jour, en robes de flanelles colorées, protégées du soleil par des chapeaux et des ombrelles rouges, bleues, vertes, assorties à leurs robes, encourageaient les rameurs. Toutes plus jolies les unes que les autres, ces demoiselles offraient un concours d’élégance apprécié par les canotiers qui, d’une barque à l’autre, leur lançaient des œillades conquérantes.

    Guy de Maupassant avec Jeannine Dumas d’Hauterive et Geneviève Strauss, 1885

     

     

        Ma compagne adorait ramer et nous passions des journées sur l’eau.

      Je lui avais appris à nager. Au début, elle se cramponnait à une bouée, puis, rapidement, elle avait fini par nager aussi bien que la belle Alphonsine Fournaise qui, au moindre rayon de soleil, s’empressait de se mettre en costume de bain. Sa taille de sylphide et ses formes épanouies attiraient du monde et faisaient des jalouses. Toute la région connaissait son agilité de plongeuse pour aller chercher les quelques pièces de monnaie que ses admirateurs jetaient dans la Seine.

     

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    Antony Morlon – Ah ! La belle tête , 19e, musée Fournaise, Chatou

     

         Aline valsait divinement. Maladroit, je lui marchais sur les pieds. Le soir, emportée dans les bras de mon ami Paul Lhôte ou du baron Barbier, tout le monde s’immobilisait pour les regarder. Ensuite Lhôte, accompagné d’Alphonsine au piano, poussait son refrain favori « Mam’zelle Nitouche », sous les applaudissements des convives qui reprenaient en choeur.

     

        J’avais souhaité insérer mon amie dans un paysage au bord de l’eau. La journée était belle et je n’avais pas dû trop insister pour convaincre Aline de s’habiller en dame à la mode, élégante, relevant le bas de sa jupe, attendant derrière un homme en veste blanche. Un jeune rameur en canotier se proposait d’embarquer le couple à bord d’une yole dont la proue était posée sur la berge entre les jambes du fils Fournaise.

       Saupoudrée de petites touches bleutées, la Seine avait des vibrations qui me plaisaient. Aline était aux anges, ravie de figurer dans un paysage de son peintre favori…

     

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    Auguste Renoir – Les canotiers à Chatou, 1879, National Gallery of Art, Washington

      

         Nous étions heureux…

     

        J’imaginais déjà Aline, jouant avec un petit chien, personnage principal du grand projet artistique que j’avais en tête depuis longtemps. J’espérais, si je trouvais les modèles dont j’avais besoin, pouvoir commencer l’année suivante.

         Le restaurant Fournaise et son balcon allaient devenir mon atelier de travail…

     

     

  • Van Gogh : Assassinat ou suicide? - Ma conviction personnelle

     

    LES MOTS PARLENT …

     

     

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    Vincent Van Gogh – Autoportrait au chapeau de paille, 1887, Van Gogh Museum, Amsterdam

     

     

         J’en arrive aujourd’hui à la quatrième et dernière partie de mon enquête consacrée au décès du peintre Vincent Van Gogh le 27 juillet 1890 à Auvers-sur-Oise.

         En décembre 2016, lorsque j'ai publié mon roman "QUE LES BLES SONT BEAUX" (en lecture libre comme je l'ai indiqué dans mon blog) qui contait les deux derniers mois de Vincent Van Gogh à Auvers-sur-Oise, je ne connaissais pas de livres d'auteurs américains sur le peintre et de thèse nouvelle sur son assassinat. Pas un seul instant, je ne pensais me lancer dans ce long dossier-enquête qui m’a passionné et m'a permis de conforter ma conviction personnelle, que je vais exposer, qui est celle du suicide.

         Auparavant, je voudrais revenir un instant sur cette troisième partie, publiée le 28 janvier dernier, qui présentait la thèse de l’assassinat de Van Gogh proposée dans un livre publié en 2011 « VAN GOGH : The Life » par deux journalistes américains Steven Naifeh et Gregory White Smith. Dans mon article, j’avais bien spécifié que j’avais repris les différents points se rapportant à cette thèse publiés dans le magazine Vanity Fair de mars 2015 que les auteurs du livre avaient signés en fin d’article.

         Depuis, j’ai reçu leur livre que j'avais commandé qui a été traduit en 2013 sous le titre « VAN GOGH ». Il s’agit d’une volumineuse biographie de 1230 pages de belle qualité. Une très courte annexe, d’une quinzaine de pages seulement à la fin du livre, s’intitule : « Note sur la blessure mortelle de Vincent ». Cette note a pour but, selon les auteurs, de « proposer un récit des événements du 27 juillet 1890 qui cadre mieux avec ce que nous savons de cet incident et de l’homme, d’examiner les origines de la version communément admise, et d’expliquer pourquoi, à notre sens, cette version ne tient pas ».

         Dans cette biographie, l’explication du décès est présentée différemment dans la forme par rapport à celle du magazine, mais les points argumentés sont, évidemment, exactement les mêmes : ils se sont constitués au cours d’une période qui s’étire sur plus de 70 ans… Je rappelle brièvement, ci-dessous, les points essentiels de cette argumentation que j’avais déjà largement commentée dans la troisième partie de l’enquête :

    • Vincent n’a pas laissé de mot d’adieu : Voir mon article du 28 janvier dernier à ce sujet.
    • Assassinat par deux jeunes garçons : Cette histoire rocambolesque est le principal argument des auteurs : deux adolescents en vacances, les frères Secrétan, dont le plus jeune René avait 16 ans, étaient attifés en cow-boy et se moquaient de Vincent, lui faisaient des blagues, le faisaient enrager, buvaient avec lui (alors que Vincent, malade, dit dans ses courriers qu’il ne buvait plus depuis son année récente passée à l’hospice de Saint-Rémy-de-Provence), lui faisaient connaître des femmes qui s’amusaient à l’émoustiller. René possédait un vrai revolver, qu’il tenait paraît-il de l’aubergiste Ravoux. Il s’en servait pour tirer les oiseaux et… les poissons. En taquinant Vincent, sous l’influence de l’alcool, un coup de feu aurait pu partir, ou Vincent aurait pu lui-même voler l’arme. L’argumentation repose essentiellement sur le témoignage de René Secrétan (le tireur de poissons…) fait à l’écrivain et médecin Victor Doiteau en 1956, soit 66 ans plus tard alors qu’il avait 82 ans. Vincent aurait également, selon René, donné aux enfants 6 croquis ou pochades qui ont totalement disparus…: A mes yeux ce récit est peu crédible pour les raisons que j’ai déjà expliquées le 28 janvier.
    • Les circonstances de la mort : Selon les médecins, la balle n’a pas suivi une trajectoire rectiligne et le coup aurait pu avoir été tiré de « trop en dehors » pour que ce fût Vincent qui eût appuyé sur la détente…: Voir mon article du 28 janvier à ce sujet.
    • Le peintre Emile Bernard (grand ami de Vincent) aurait rapporté la thèse du suicide dans une lettre au critique Albert Aurier deux jours après l’enterrement : Emile Bernard est un mystificateur prolifique et inventif qui donne à sa version de l’incident des accents de martyr chrétien comme il le fit déjà lors de l’automutilation de Vincent à Arles : Voir mon article du 28 janvier dernier à ce sujet.
    • Les interviews données par Adeline Ravoux : celle-ci, donne plusieurs interviews entre 1950 et 1960, soit plus de 60 ans après les fait. Elles rapportent le suicide du peintre qu’elle a vécu et dont son père l’aubergiste Ravoux lui parla toute sa vie. L’opinion des auteurs : « la personne qui contribua le plus à transformer la légende diffamatoire avancée par Bernard en récit définitif et incohérents des derniers jours de Vincent fut Adeline Ravoux : Voir mon article du 28 janvier à ce sujet.

     

         Mon ressenti personnel au sujet de l’argumentation des auteurs du livre rajoutée en toute fin de celui-ci dans une courte annexe, et cela n’engage que moi, n’a pas changé. Le point essentiel de l’argumentation : l’assassinat par des adolescents, est uniquement fondé sur des rumeurs, on-dit, et témoignages décousus de René Secrétan 66 ans après le drame. Cette thèse d’un assassinat présumé reste d’ailleurs largement contestée par de nombreux spécialistes dont le Van Gogh Museum à Amsterdam.

     

         J’en viens enfin à ma conviction personnelle sur la mort de Vincent Van Gogh qui clôturera définitivement cette enquête. Cela va encore être long. Désolé…

     

    Quatrième partie 

     

    MA CONVICTION PERSONNELLE

     

     

         Ma conviction personnelle est fondée essentiellement sur les sources qui ne prêtent guère à contestation : lettres authentifiées, qui ne sont pas des rumeurs ou approximations de témoins âgés, ainsi que les faits survenus dans les dernières semaines du mois de juillet à Auvers.

     

         Ces 3 semaines situées entre le 1er juillet et le 27 juillet, perturbèrent énormément Vincent, et sont donc primordiales pour comprendre ce qui a pu se passer.

     

         Je reprends donc, ci-dessous, des extraits de courriers, écrits avant et après le décès : lettres de Vincent, son frère Théo, sa belle-sœur Johanna et du peintre Emile Bernard. Ces écrits éclairent les évènements de ce mois de juillet et, à mes yeux, suffisent largement à comprendre l’état d’esprit de Vincent au moment du drame le 27 juillet 1890.

     

     

         Depuis son retour de Provence, Vincent est heureux dans ce village d’Auvers-sur-Oise où il est arrivé le 20 mai 1890. Il avait été adressé au docteur Gachet par son frère Théo. Durant le mois de juin, tout se passe parfaitement : le docteur Gachet est un brave homme, l’auberge Ravoux est accueillante, la nature est belle, il peint les maisons à toits de chaume, les grandes étendues cultivées, puis il trouve des modèles : le docteur Gachet, Marguerite, sa fille, Adeline Ravoux, elle a 13 ans : « Je voudrais faire des portraits qui un siècle plus tard aux gens d’alors apparussent comme des apparitions ». Le 8 juin, un dimanche, Théo vient déjeuner avec toute sa famille chez Gachet, Vincent leur montre ses toiles et leur demande de venir tous en juillet pour des vacances à l’auberge où une chambre leur est réservée. Quelle joie pour Vincent ! Il s’est fait des amis peintres à l’auberge, Martinez et Tom Hirshig un jeune garçon que Théo lui a adressé.

         La vie sourit enfin à l’artiste. Il est bien, les gens l’aiment, les crises cycliques qui le terrassaient dans le Midi ont disparu. Sa dernière crise à Saint-Rémy avait été très dure alors qu’il adressait à Théo des toiles superbes, dont cette Nuit étoilée aux astres incandescents. Théo était enthousiaste : « Il y a une puissance de couleurs que tu n’avais pas encore atteinte » ; il lui demandait de « ne pas se risquer dans ces régions mystérieuses qu’il paraît qu’on peut effleurer mais non pénétrer impunément ».

     

     

    L’ORAGE GRONDE

     

         Le bien-être du peintre commence à se dégrader au début du mois de juillet.

        Une lettre de Théo datée du 30 juin 1890, est alarmante : le bébé de Théo et Johanna, âgé de 4 mois, Vincent Willem, son petit homonyme, est très malade. La seule pensée que son filleul soit en danger épouvante Vincent. Un souvenir lointain hantait encore ses nuits parfois. Vincent Willem, l’aîné de sa famille, était mort-né tragiquement un 30 mars. Vincent naissait un an jour pour jour après la mort de ce frère inconnu et ses parents l’avaient automatiquement appelé « Vincent Willem, comme son frère ! ». Il devait remplacer l’enfant mort-né enterré dans le petit cimetière voisin avec « Vincent Van Gogh » écrit sur la pierre tombale. Chaque année, pour son anniversaire, il accompagnait ses parents devant la tombe et sa mère pleurait un autre Vincent Van Gogh. Cet évènement avait marqué son enfance.

         Dans la lettre, Théo lui aussi est malade au point de s’interroger sur le sens même de sa vie, de son métier. Il tente d’être rassurant : « Ne te casse pas la tête pour moi et pour nous mon vieux, sache-le bien ce qui me fait le plus grand plaisir c’est quand tu te portes bien et quand tu es à ton travail qui est admirable. Toi tu as trouvé ton chemin, vieux frère, ta voiture est déjà calée et solide et moi j’entrevois mon chemin grâce à ma femme chérie ». Il fait part à Vincent de ses problèmes avec la société Boussod et Valadon qui l’emploie et parle de s’installer à son compte comme marchand d’art car sa paye ne suffit plus à entretenir sa famille.

       Vincent est bouleversé devant la détresse de son frère. Son inquiétude, car il dépend entièrement de son frère sur le plan financier, est grande. Alors qu’il se sentait si bien dans ce village, la souffrance qui le terrassait dans le Midi recommence lentement à s’insinuer en lui. A nouveau, il se sent dans une grande solitude artistique, sentimentale, et morale, d’autant plus que sa peinture n’intéresse personne et ne se vend pas.

     

        Dimanche 6 juillet : cette journée va s’avérer déterminante dans l’esprit de Vincent. Une belle journée en perspective… Il est invité un dimanche à Paris par Théo. Il doit revoir ses amis les peintres Toulouse-Lautrec et Guillaumin et rencontrer le critique d’art Albert Aurier qui vient d’écrire en début d’année un article élogieux dans la revue Mercure de France sur Vincent. Le bébé va beaucoup mieux, mais tout va se gâter soudainement : Théo et Jo sont très fatigués ; ils veulent déménager pour prendre un appartement plus grand permettant de stocker les toiles de Vincent qui envahissent l’appartement ; Vincent se dispute bêtement avec Jo pour une histoire d’accrochage d’une toile d’un autre peintre : Prévost. Le pire arrive… Une discussion orageuse intervient entre Théo et sa femme sur l’avenir de Théo chez ses employeurs : Jo ne veut pas qu’il se mette à son compte. Pour finir, Théo et Jo apprennent à Vincent que, contrairement à ce que lui espérait fortement et pensait acquis, ils ne passeront pas leurs vacances prochaines en juillet à Auvers : c’est décidé, ils partiront montrer le bébé à leur famille en Hollande.

         Cela fait trop d’un coup pour Vincent. Il perçoit que les relations entre son frère et sa récente petite belle-sœur, qu’il adore depuis qu’il la connait, sont très tendues. Surtout, il a le sentiment qu’il est devenu un boulet sur le plan financier pour le couple qui vient d’avoir un bébé. La vente de ses toiles ne pourra les rembourser : il n’en a vendu qu’une. Très nerveux, lui qui se faisait une si grande joie de revoir sa famille et ses amis parisiens venus exprès pour le rencontrer, n’attend pas la visite de son ami Guillaumin qui doit arriver, et repart précipitamment vers Auvers le soir même alors qu’il devait rester au moins quelques jours. Il ne sait pas si son frère pourra continuer à lui verser sa pension.

         En arrivant à Auvers, il écrit à Théo et Jo : il se sent très abattu après ce qui s’est passé, s’inquiète sur sa situation financière et tente de persuader à nouveau Théo et Jo de venir en juillet pour se reposer.

     

    - Auvers vers le 9 juillet : lettre de Vincent à Théo et Jo

    Des ces premiers jours-ci, certes j’aurais dans des conditions ordinaires espéré un petit mot de vous déjà.

    Mais considérant les choses comme des faits accomplis – ma foi – je trouve que Théo, Jo et le petit sont un peu sur les dents et éreintés – d’ailleurs moi aussi suis loin d’être arrivé à quelque tranquillité.

    […]

    C’est pourquoi je vous donnerais à penser de ne pas aller en Hollande cette année-ci, c’est très coûteux toujours le voyage, et jamais cela a fait du bien. Si, cela fait du bien si vous voulez à la mère, qui aimera à voir le petit – mais elle comprendra et préfèrera le bien-être du petit au plaisir de le voir. D’ailleurs elle n’y perdra rien, elle le verra plus tard. Mais - sans oser dire que ce soit assez – quoi qu’il en soit, il est certes préférable que père, mère et enfant prennent un repos absolu d’un mois à la campagne. (Ce qu’il souhaite à tout prix)

    D’un autre côté, moi aussi, je crains beaucoup d’être ahuri et trouve étrange que je ne sache aucunement sous quelles conditions je suis parti – si c’est comme dans le temps à 150 par mois en trois fois. Théo n’a rien fixé et je suis parti dans l’ahurissement.

    […]

    Et je dis ce que je pense, parce que vous comprenez bien que je prends de l’intérêt à mon petit neveu et tiens à son bien-être ; puisque vous avez bien voulu le nommer après moi, je désirerais qu’il eût l’âme moins inquiète que la mienne qui sombre.

    […]

    Il est certain, je crois que nous songeons tous au petit, et que Jo dise ce qu’elle veut. Théo comme moi j’ose croire se rangeront à son avis. Moi je ne peux dans ce moment que dire que je pense qu’il nous faut du repos à tous. Je me sens – raté. Voilà pour mon compte – je sens que c’est là le sort que j’accepte et qui ne changera plus. […] Et la perspective s’assombrit, je ne vois pas l’avenir heureux du tout.

     

         Jo, regrette ses paroles vives du dimanche envers Vincent et lui répond elle-même. Par la suite, elle écrira à Théo : « Oh, comme j’aurais aimé le revoir et lui dire à quel point j’ai été désolée de m’être montrée impatiente envers lui la dernière fois ». A réception de cette lettre, Vincent écrit de suite, rassuré, malgré le fait que le voyage en Hollande soit confirmé. Vincent se résigne, mais les mots de sa lettre du 10 juillet, ci-dessous, le montre abattu :

     

    - Auvers vers le 10 juillet : lettre de Vincent à Théo et Jo

    La lettre de Jo a été pour moi réellement comme un évangile, une délivrance d’angoisse que m’avaient causée les heures un peu difficiles et laborieuses pour nous tous que j’ai partagées avec vous. Ce n’est pas peu de chose lorsque tous ensemble nous sentons le pain quotidien en danger, pas peu de chose lorsque pour d’autres causes que celle là aussi nous sentons notre existence fragile.

    Revenu ici, je me suis senti moi aussi encore bien attristé et avais continué à sentir peser sur moi aussi l’orage qui vous menace. Qu’y faire – voyez vous je cherche d’habitude à être de bonne humeur assez, mais ma vie à moi aussi est attaquée à la racine même, mon pas aussi est chancelant.

    J’ai craint – pas tout à fait, mais un peu pourtant – que je vous étais redoutable étant à votre charge – mais la lettre de Jo me prouve clairement que vous sentez bien, que pour ma part je suis en travail et peine comme vous.

    Là – revenu ici je me suis remis au travail – le pinceau pourtant me tombant presque des mains et – sachant bien ce que je voulais, j’ai encore depuis peint trois grandes toiles. Ce sont d’immenses étendues de blés sous des ciels troublés et je ne me suis pas gêné pour chercher à exprimer de la tristesse, de la solitude extrême.

    Souvent je pense au petit, je crois que certes c’est mieux d’élever des enfants que de donner toute sa force nerveuse à faire des tableaux, mais que voulez vous, je suis moi maintenant - au moins me sens - trop vieux pour revenir sur des pas ou pour avoir envie d’autre chose. Cette envie m’a passée, quoique la douleur morale m’en reste.

      

        Le lundi 14 juillet, Théo annonce à Vincent qu’il part avec sa femme et son fils le lendemain pour Leyde en Hollande. Il sera de retour à Paris dans une semaine : « Nous sommes très contents que tu n’es plus autant sous l’impression des affaires en suspens que quand tu étais ici. Vraiment le danger n’est pas aussi grave que tu le croyais. Si nous pouvons tous avoir une bonne santé, qui nous permette d’entreprendre ce qui dans notre tête petit à petit devient une nécessité, tout ira bien. »

     

     

    LE DRAME SE NOUE 

     

         Pendant les vacances de son frère, Vincent est seul, désespérément seul. Il ne voit plus le docteur Gachet

  • Eugène DELACROIX écrivain

     

    Journal – 2. Extraits choisis, année 1822

     

     

         « Un coup de fortune »

        C’est ce que Delacroix écrit à Charles Soulier le 15 avril 1822 : « … Mais je sors d’un travail de chien qui me prend tous mes instants depuis deux mois et demie. J’ai fait dans cet espace de temps un tableau assez considérable qui va figurer au Salon. Je tenais à m’y voir cette année et c’est un coup de fortune que je tente. »

     

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    Eugène Delacroix - La Barque de Dante ou Dante et Virgile aux enfers, 1822, musée du Louvre, Paris

     

         « Aucun tableau ne révèle mieux à mon avis l’avenir d’un grand peintre […]. C’est là surtout qu’on peut remarquer ce jet de talent, cet élan de la supériorité naissante qui ranime les espérances un peu découragées par le mérite trop modéré de tout le reste ». Adolphe Thiers est enthousiasmé par l’artiste qui « jette ses figures, les groupe et les plie à volonté avec la hardiesse de Michel-Ange et la fécondité de Rubens. Je ne sais quel souvenir des grands artistes me saisit à l’aspect de ce tableau ».

       Adolphe Thiers parle du tableau « La Barque de Dante » présenté, pour la première fois, par ce tout jeune Eugène Delacroix au Salon de 1822. Cette toile inspirée de l’Enfer de Dante, d’une conception dramatique, par ses références à Michel-Ange et Rubens, est considérée comme un manifeste du romantisme. Après « Le Radeau de la Méduse » du camarade d’atelier de Delacroix, Théodore Géricault, peint en 1819, les critiques considèrent qu’une orientation nouvelle, un coup fatal vient d’être porté à la peinture académique.

     

     

     

         Delacroix souhaitait frapper fort pour son premier envoi. Il voulait peindre une grande « machine » comme il disait souvent. Le jeune artiste avait renoncé à tenter à nouveau le prix de Rome pour se jeter dans la mêlée du Salon afin de se faire un nom.     

         Tout d’abord, il avait pensé à faire un tableau dont le sujet se rapporterait aux guerres récentes des Turcs et des Grecs. À la fin de l’année 1821, l’actualité étant trop brulante, il hésite, puis abandonne son idée. Ce sera « La Barque de Dante » une illustration du chant VIII de l’Enfer de Dante, passage peu connu de « La Divine Comédie ». S'essayant à la traduction de l'histoire, il en parle à son ami Guillemardet : « Le morceau est d’une difficulté inouïe. Il y a dans l’original une trivialité sublime qui fait frissonner. » Il se met au travail en urgence, jusqu’à 13 heures par jour, et termine la toile peu avant l’ouverture officielle le 24 avril 1822.

         Au cours de l’année 1820, grand admirateur du peintre Rubens, il venait souvent peinture,rubensau Louvre, dans la galerie Médicis, voir les peintures du peintre flamand, immenses tableaux commandés à Rubens par la reine Marie de Médicis, présentant des scènes de sa vie avec Henri IV. C’était une fête de la couleur et des corps dénudés à la chair joyeuse. Il adorait copier les néréides, plantureuses jeunes femmes au teint de pêches bien mûres, d'une sensualité débordante, que l’on voyait au bas du tableau du « Débarquement de la reine à Marseille ».

     

     

     

     

    Peter Paul Rubens – Débarquement de Marie de Médicis à Marseille, 1623, musée du Louvre, Paris

     

         Les œuvres du maître anversois concentraient pour lui l’essentiel de la peinture etpeinture,delacroix,dante, rubens il cherchait par la copie à en comprendre les mécanismes. Les étonnantes carnations des jeunes femmes lui serviraient pour peindre les corps des figures nues au pied de la barque de son « Dante ».

     

     

     

     

     

     

     

     

    Eugène Delacroix - Étude de néréide, d’après Rubens, 1822, Kunstmuseum Basel, Bâle

     

     

        Il pensait également que l’idée de la barque et celle du cannibalisme chez les peinture,delacroix,dante,damnés au premier plan de la toile, évoqueraient « Le Radeau de la Méduse » de son ami Géricault, dans lequel il avait servi de modèle pour un personnage, et qui avait fait scandale au Salon précédent.

         Il ne lui restait plus qu’à rajouter une débauche de couleurs : des blancs brillants, des ombres verdâtres et ocres, la tache rouge du chaperon de Dante contrastant avec sa complémentaire, le vert du manteau.

     

     

     

      

      

         Invité à passer voir la toile, son maître d’atelier Pierre Guérin, n’avait guère encouragé son élève à présenter le tableau au Salon. Delacroix le quittera d’ailleurs à la fin de l’année.

         Pourtant l’essai allait s’avérer une brillante réussite car l’Etat acheta la toile et le jeune homme de 24 ans entrait dans le tout nouveau musée des artistes vivants créé depuis peu au palais du Luxembourg en 1818. Ainsi, à la mort de l'artiste, sa peinture rejoindrait les collections du Louvre.

         Le « coup de fortune » d'Eugène Delacroix allait devenir son premier chef-d’œuvre.

     

     

     

     LE JOURNAL

     

     

         L’extrait ci-dessous, daté du 3 septembre 1822, montre les premiers mots écrits dans son journal par le peintre sur des feuilles de papier coupées et cousues en petit cahier.

         A cette époque, les préoccupations de Delacroix, en dehors de la peinture, sont le plus souvent amoureuses. Le 21 février 1821, il écrit à son ami d’enfance Pierret : « Je suis malheureux, je n’ai point d’amour. Ce tourment délicieux manque à mon bonheur. Je n’ai que de vains rêves qui m’agitent et ne satisfont rien du tout. J’étais si heureux de souffrir en aimant ! Il y avait je ne sais quoi de piquant jusque dans ma jalousie, et mon indifférence actuelle n’est qu’une vie de cadavre. »

     

     

    Louroux – mardi 3 septembre 1822

     

    Je mets à exécution le projet formé tant de fois d’écrire un journal. Ce que je désire le plus vivement, c’est de ne pas perdre de vue que je l’écris pour moi seul ; je serai donc vrai, je l’espère ; j’en deviendrai meilleur. Ce papier me reprochera mes variations. Je le commence dans d’heureuses dispositions.

    Je suis chez mon frère. Il est neuf ou dix heures du soir qui viennent de sonner à l’horloge du Louroux. Je me suis assis cinq minutes au clair de lune, sur le petit banc qui est devant ma porte, pour tâcher de me recueillir. Mais quoique je sois heureux aujourd’hui, je ne retrouve pas les sensations d’hier soir. C’était pleine lune. Assis sur le banc qui est contre la maison de mon frère, j’ai goûté des heures délicieuses. Après avoir été reconduire des voisins qui avaient dîné et fait le tour de l’étang, nous rentrâmes. Il lisait les journaux, moi je pris quelques traits des Michel-Ange que j’ai apportés avec moi : la vue de ce grand dessin m’a profondément ému et m’a disposé à de favorables émotions. La lune, s’étant levée toute grande et rousse dans un ciel pur, s’éleva peu à peu entre les arbres. Au milieu de ma rêverie et pendant que mon frère me parlait d’amour, j’entendis de loin la voix de Lisette. Elle a un son qui fait palpiter mon cœur ; sa voix est plus puissante que tous autres charmes de sa personne, car elle n’est point véritablement jolie ; mais elle a un grain de ce que Raphaël sentait si bien ; ses bras purs comme du bronze et d’une forme en même temps délicate et robuste. Cette figure, qui n’est véritablement pas jolie, prend pourtant une finesse, mélange enchanteur de volupté et d’honnêteté… de fille…, comme il y a deux ou trois jours, quand elle vint, que nous étions à table au dessert : c’était dimanche. Quoique je ne l’aime pas dans ses atours qui la serrent trop, elle me plut vivement ce jour-là, surtout pour ce sourire divin dont je viens de parler, à propos de certaines paroles graveleuses qui la chatouillèrent et firent baisser de côté ses yeux qui trahissaient de l’émotion ; il y en avait certes dans sa personne et dans sa voix ; car, en répondant des choses indifférentes, elle (sa voix) était un peu altérée et elle ne me regardait jamais. Sa gorge aussi se soulevait sous le mouchoir. Je crois que c’est ce soir-là que je l’ai embrassée dans le couloir noir de la maison, en rentrant par le bourg dans le jardin ; les autres étaient passés devant, j’étais resté derrière avec elle. Elle me dit toujours de finir, et cela tout bas et doucement ; mais tout cela est peu de chose. Qu’importe ? Son souvenir, qui ne me poursuivra point comme une passion, sera une fleur agréable sur ma route et dans ma mémoire.

     

         A propos de cette jeune Lisette, Delacroix écrit à son ami Pierret : « Que les beautés de la ville sont loin de cela ! Ces bras fermes et colorés par le grand air sont purs comme du bronze ; toute cette tournure est d’une chasseresse antique. »

     

    (…)

    J’ai reçu dimanche une lettre de Félix, dans laquelle il m’annonce que mon tableau a été mis au Luxembourg (La barque de Dante acheté par le Louvre pour 1200 francs). Aujourd’hui mardi, j’en suis encore fort occupé ; j’avoue que cela me fait un grand bien et que cette idée, quand elle me revient, colore bien agréablement mes journées. C’est l’idée dominante du moment et qui a activé le désir de retourner à Paris, où je ne trouverai probablement que de l’envie déguisée, de la satiété bientôt de ce qui fait mon triomphe à présent, mais point une Lisette comme celle d’ici, ni la paix et le clair de lune que j’y respire.

     

     

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    Eugène Delacroix - Jeune orpheline au cimetière, 1823, musée du Louvre, Paris

     

     

    Louroux – 5 septembre 1822

    […]

    Le soir on allait au-devant de Mlle Lisette, qui est venue raccommoder mes chemises. S’étant trouvée un peu en arrière, je l’ai embrassée ; elle s’est débattue de manière à me faire peine, parce que j’ai vu résistance de son cœur. À une deuxième reprise, je l’ai retrouvée. Elle s’est nettement défaite de moi, en me disant que si elle le voulait, elle me le dirait tout de même. Je l’ai repoussée avec une humeur douloureuse et j’ai fait un tour ou deux dans l’allée, devant la lune qui se levait. Je la retrouve encore : elle allait prendre de l’eau pour le souper ; j’eus envie de bouder et de n’y pas retourner ; cependant je cédai encore… « Vous ne m’aimez donc pas ? — Non ! — En aimez-vous un autre ? — Je n’aime personne », réponse ridicule, qui voulait dire assez. Cette fois j’ai laissé tomber avec colère cette main que j’avais prise et j’ai tourné le dos, blessé et chagrin. Sa voix a laissé expirer un rire qui n’était pas un rire. C’était un reste de sa protestation faite, à demi sérieuse. Mais que ce qu’il y a d’odieux lui en reste ! Je suis retourné à mon allée et rentré en affectant de ne la point regarder.

    Je désire vivement n’y plus penser. Quoique je n’en sois pas amoureux, je suis indigné et désire plutôt quelle en ait des regrets. Dans ce moment où j’écris, je voudrais exprimer mon dépit. Je me proposais, auparavant de l’aller voir laver demain. Céderai-je à mon désir ? Mais dès lors, tout n’est donc pas fini, et je serais assez lâche pour revenir ? J’espère et désire que non.

     

    Paris – 8 octobre 1822

     

         Dans ce courrier, l’artiste pose les fondements de ce qui distingue l'art du peintre de celui du poète : le rapport avec la matérialité.

    […]

    Quand j’ai fait un beau tableau, je n’ai point écrit une pensée… C’est ce qu’ils disent !… Qu’ils sont simples ! Ils ôtent à la peinture tous ses avantages. L’écrivain dit presque tout pour être compris. Dans la peinture, il s’établit comme un point mystérieux entre l’âme des personnages et celle du spectateur. Il voit des figures de la nature extérieure, mais il pense intérieurement de la vraie pensée qui est commune à tous les hommes, à laquelle quelques-uns donnent un corps en l’écrivant, mais en altérant son essence déliée ; aussi les esprits grossiers sont plus émus des écrivains que des musiciens et des peintres. L’art du peintre est d’autant plus intime au cœur de l’homme qu’il paraît plus matériel, car chez lui, comme dans la nature extérieure, la part est faite franchement à ce qui est fini et à ce qui est infini, c’est-à-dire à ce que l’âme trouve qui la remue intérieurement dans les objets qui ne frappent que les sens.

      

     

     

  • Eugène DELACROIX écrivain

     

    Journal – 9. Lettres choisies, années 1850 et 1852

     

     

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    Thales Fielding - Portrait d’Eugène Delacroix, 1825 (âgé de 27 ans), musée Delacroix, Paris

     

     

     

         "La gloire n'est pas un vain mot pour moi" avait écrit Eugène Delacroix seulement âgé de 25 ans. Il pensait déjà que ses créations prendraient place un jour aux côtés de celles des maîtres qu'il admirait : Raphaël, Michel-Ange, Titien, Rubens, Poussin, Watteau.

         Se doutait-il en 1857, en faisant construire ce pavillon à la façade néo-classique qui lui servirait d'atelier dans sa nouvelle demeure du 6 rue de Fürstenberg à Paris, lieu où il décèdera en 1863, que celui-ci deviendrait un musée-atelier au sein du musée national Delacroix que nous connaissons de nos jours. Une belle exposition s'y tient jusqu'au 30 septembre prochain :  "Dans l'atelier, la création à l'oeuvre". Un bel ensemble d'oeuvres choisies dans la collection du musée et de celle du Louvre montre le processus créatif de l'artiste.

     

     

         J'ai choisi aujourd'hui de publier en entier deux lettres de l’artiste écrites à des amis au début des années 1850 : la première est un hommage au peintre Rubens qui le fascinait ; la seconde est une réflexion amusante qui se veut philosophique.

     

     

    Lettre à Charles Soulier (aquarelliste, ami de l’artiste) – Ems, le 3 août 1850

     

    Cher ami,

    Je suis un infâme paresseux : moins j’ai eu d’occupation et moins j’ai eu le courage d’écrire. Je ne veux pourtant pas revenir sans remplir ma promesse et t’écrire deux mots de la vie que j’ai menée. Je suis ici depuis trois semaines : j’en avais passée une à penser en Belgique. […] J’écris à Villot par le même courrier pour l’engager à profiter de l’occasion de la vente du roi de Hollande pour voir les tableaux de Rubens.

    Ni toi ni lui ne vous doutez ce que c’est que des Rubens. Vous n’avez pas à Paris ce qu’on peut appeler des chefs-d’œuvre. Je n’avais pas vu encore ceux de Bruxelles, qui étaient cachés quand j’étais venu dans le pays. Il y en a encore qui me restent à voir car il en a mis partout : enfin dis-toi brave Crillon que tu ne connais pas Rubens et crois en mon amour pour ce furibond. Vous n’avez que des Rubens en toilette, dont l’âme est dans un fourreau. C’est par ici qu’il faut voir l’éclair et le tonnerre à la fois. Je te conterai tout cela en détail pour te faire venir l’eau à la bouche. Je m’étais bien promis de consacrer huit jours à aller voir la collection de La Haye avant sa dispersion mais mes arrangements n’ont pu définitivement cadrer avec ce projet.

    Je m’en vais me consoler avec les Rubens de Cologne et de Malines que je n’ai pas encore vus. J’irais en chercher dans la lune si je croyais en trouver de tels. Je m’en vais apprendre l’allemand en revenant à Paris et je compte bien sur tes conseils pour cela, pour aller un de ces jours à Munich où il y en a une soixantaine, et à Vienne où ils pleuvent également. Comment négligent-ils au musée d’acquérir les Miracles de St Benoît ? (Toile de Rubens dont Delacroix avait fait une copie en 1844)

       

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    Eugène Delacroix - Les miracles de Saint Benoit (copie d’après Rubens), 1844, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles

     

    Voilà dans de petites dimensions quelque chose qui avec la Kermesse (Toile représentant une truculente noce de village peinte par Rubens en 1635 possédée par le musée du Louvre) remplirait nos lacunes : mais quant à des grands Rubens, à moins que la Belgique ne fasse banqueroute, nous n’en aurons jamais de la grande espèce.

     

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    Peter Paul Rubens - La kermesse au village ou Noce au village, 1635, Musée du Louvre, Paris

     

    Ne me trouves-tu pas redevenu jeune ? Ce ne sont pas les eaux : c’est Rubens qui a fait ce miracle. Toutes les fois que je me suis ennuyé, je n’ai eu qu’à y penser pour être heureux. Et je me suis très peu ennuyé. […]

    Je t’embrasse

     

         Plus tard, dans son journal du 21 octobre 1860, Eugène Delacroix écrira :

        « Rubens ne se châtie pas et il fait bien. En se permettant tout, il vous porte au delà de la limite qu’atteignent à peine les plus grands peintres ; il vous domine, il vous écrase sous tant de liberté et de hardiesse »

     

     

     

    Lettre d’Eugène Delacroix à Monsieur Varcollier – 7 juillet 1852

     

        Dans cette lettre qu’il adresse à un proche, le peintre fait preuve d’une plume à la teneur philosophique.

     

    … J’ai des voisins que je vois le soir, ou bien à cette heure-là je fais des promenades où je trouve de la fraîcheur. Le matin je travaille aussi régulièrement qu’à Paris, et bien que mes couleurs soient sèches avant la fin de la séance, je tiens bon ! Je tiens l’ennui en échec et n’ai pas le temps d’avoir des idées noires.

    Voilà la vie que je mène et que je voudrais beaucoup pouvoir prolonger, dans le moment surtout ; la perspective du travail dans mon atelier de Paris est un grave épouvantail, et cependant il n’y a pas à reculer. Dimicandum, c’est une belle devise que j’arbore par force et un peu par tempérament. J’y joins celle-ci : Renovare animos. Passer du grave au doux, de la ville à la campagne, du monde à la solitude, jusqu’à ce que l’on passe de quelque chose à rien !

    Mais alors, quoi qu’en pense Hamlet, les songes dans ce repos profond ne viendront pas nous apporter les images du mouvement, et c’est un bienfait de l’incomparable Nature que cette autre rénovation des êtres dans ce grand concert où elle nous jette, têtes, bras, ventre, esprit, sentiment, basses natures, nobles esprits, pour entier de nouveau et éternellement d’autres apparences animées, et rajeunir le grand et éternel spectacle.

    Mourons, mais après avoir vécu. Beaucoup s’inquiètent s’ils revivront après la mort, et ils ne rêvent pas. Dès à présent, combien d’hommes rêvent à votre gré, sans parler du sommeil des maladies ! Combien se passe-t-il de notre vie dans des emplois abrutissants pour l’esprit, combien à fumer, combien à des spectacles insipides qui tiennent de la place dans la vie sans l’occuper d’une manière digne de l’homme ! Beaucoup d’hommes qui n’ont pas essayé de vivre disent qu’ils n’ont plus le temps, et ils retombent sur l’oreiller où ils se bercent sans plaisir. Il faudrait veiller sans cesse sur soi, car la paresse est un entraînement de tous les moments ; donc il faut combattre ou crever honteusement.

    Adieu, mon cher ami, en voici beaucoup par le temps qu’il fait. J’ai eu là un mouvement qui promettait beaucoup, et j’ai tourné court… par paresse probablement. Dieu vous préserve de cette rouille. Mais votre esprit n’est pas de ceux qui s’endorment, et même dans les souffrances qui le tiennent éveillé et tout en enrageant, vous êtes comme le brahmine de Voltaire qui ne voudrait pas être une bête…

     

     

     

  • Femmes au jardin

     

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    Claude Monet - Femmes au jardin, 1867, musée d'Orsay, Paris

     

        Les lecteurs qui aiment Claude Monet doivent se procurer le très beau roman de Michel Bernard « Deux remords de Claude Monet », superbement écrit. Il est ce que j’ai lu de mieux sur l’artiste avec celui de Marianne Alphant « Une vie dans le paysage ».

        Je connais bien la peinture impressionniste et les personnages principaux du livre. Tout en gardant l’esprit et la trame de celui-ci, je m’en suis inspiré pour conter cette histoire.

     

     

    À 86 ans, Claude Monet vit seul dans la grande maison de Giverny avec sa belle-fille Blanche, attentive et dévouée, la fille de sa dernière femme Alice, morte il y a quinze ans. Plus jeune, Blanche l’accompagnait pour peindre dans la campagne environnante. Le seul conseil qu’il lui donnait : « Regarde la nature et peins ce que tu vois, comme tu peux. »

    L’artiste vient de terminer ses « Grandes Décorations », immenses panneaux de Nymphéas destinés à deux grandes pièces arrondies à l’Orangerie à Paris. Il en a fait don à l’Etat. Ce travail l’a usé après une pénible opération de la cataracte. Il est heureux. Le gouvernement français, à travers son ami Georges Clemenceau, a accepté, en échange de ce don exceptionnel, de lui racheter pour qu’il prenne place au Louvre un de ses plus beaux tableaux qui, aujourd’hui, est accroché dans son salon : « Femmes au jardin ».

    Cette grande toile que Monet avait peinte 60 ans auparavant, en 1866, relie un homme et une femme qui hantent sa mémoire depuis bien longtemps : le peintre Frédéric Bazille et sa première femme, sa chère Camille, que son cœur n’a pu oublier.

    C’est si loin…

     

    En 1865, Claude Monet a une petite moustache naissante et des cheveux longs. Frédéric Bazille est l’ami de ses débuts à l’atelier Gleyre, avec Alfred Sisley, Auguste Renoir et quelques autres. Ce petit groupe de peintres avant-gardistes rêvait de prendre la place des peintres académiques qui remplissaient le Salon officiel annuel. Eux, ce qu’ils aimaient : la fugitivité des choses, les accidents de l’atmosphère, les vibrations lumineuses.

    Forêt de Fontainebleau. Le grand Frédéric Bazille a accepté de poser pour la première immense toile de son ami : « Le Déjeuner sur l’herbe ». Il doit être représenté deux fois dans la toile, en chapeau melon. À ses côtés figure une élégante jeune femme que Monet vient de rencontrer. Elle a vingt ans et se prénomme Camille. Trop imposante, la toile ne pourra pas être achevée à tant pour le Salon.

     

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    Claude Monet - Déjeuner sur l'herbe, fragment, 1865, musée d'Orsay, Paris

     

    Monet est séduit par son nouveau modèle. Il veut présenter au Salon une œuvre qui plaise au jury. L’hiver est froid. Camille va poser en intérieur. Elle porte une élégante veste bordée de fourrure retombant sur une longue robe traînante à bandes noires et vertes qui s’écroule en larges plis souples. Sa main tient la bride de son chapeau, elle se retourne à demi, une expression coquette emplissant son beau visage. Au Salon de 1866, cette « Camille » ou « La Femme à la robe verte » suscite un concert de louange. Emile Zola, critique, est conquis.

     

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    Claude Monet - Camille ou La Femme à la robe verte, 1866, Kunsthalle museum, Brême, Allemagne

     

    L’amour s’est installé entre le peintre et son modèle. Ils vivent dans une petite peinture,claude monet,camille,impressionnismemaison de banlieue, à Sèvres, entourée d’un jardin. Monet s’obstine à peindre un autre grand format : des jeunes femmes grandeur nature installées au bord d’une allée sur une pelouse ensoleillée.

    « Tu seras les trois femmes qui seront au centre de la toile, dit le peintre à sa compagne ». Que peut-elle refuser à son Claude. Obéissante, Camille pose toute la journée. Chaque jour, elle change de robe comme de personnage. Elle est assise sur la pelouse en robe à crinoline blanche ornée d’élégantes broderies. Son visage est éclairé par en dessous du fait de la forte lumière solaire qui rebondit sur sa robe. Derrière elle, elle pose à nouveau pour les deux femmes debout dans l’ombre. Au fond de l’allée rosâtre une quatrième femme en cheveux roux cueille des roses. Sa robe en mousseline blanche illumine le tableau.

     

    « Qu’ils aillent se faire… éructe Monet en apprenant le refus de son tableau par le jury du Salon de 1867 ! ». Sa toile « Femmes au jardin » est somptueuse. Il ne comprend pas. Camille vient de donner naissance à son petit Jean dont Frédéric Bazille sera le parrain. Monet, désargenté, accepte l’achat de sa toile par son ami Frédéric, fortuné, pour une somme importante.

     

    La guerre avec la Prusse éclate en 1870. Claude et Camille viennent de se marier. Après des vacances à Trouville, ils se sont installés à Londres. La terrible nouvelle les anéantit : leur ami Frédéric, engagé pour la France, vient de mourir à 29 ans dans un paysage du Gâtinais.

     

    Installés à Argenteuil, des années heureuses vont commencer pour Camille et Claude. Monet peint comme jamais jusqu’ici. Seule la lumière l’intéresse. Il possède un bateau-atelier qui lui permet de naviguer, peindre l’eau, les berges, les ponts, les péniches. Il peint quelque chose de nouveau qui l’inspire et l’éblouit. Sait-il lui-même ce qu’il peint…

    Camille est sa joie de vivre, son jardin sa source d’inspiration. Il surprend la jeune femme partout : au détour d’une allée, dans l’encadrement d’une fenêtre, assise à l’ombre d’un feuillage, la robe parsemée de paillettes lumineuses.

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    Claude Monet - La Liseuse, 1872, Walters Art Museum, Baltimore

     

    Elle pose en hiver sous la neige habillée d’une capeline rouge, ou debout sur un talus tenant une ombrelle, sa silhouette ascensionnelle se découpant en plein ciel.

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    Claude Monet - La Capeline rouge, 1873, The Cleveland musuem of Art 

     

    « Souris, lance Claude à sa femme ! » Affublée d’une somptueuse robe d’acteur japonais rouge brodée de fleurs et de personnages grimaçants, la pauvre Camille tient un éventail à hauteur du visage et s’efforce de sourire malgré cette pose étrange en « Japonaise » avec ce déguisement théâtral et un guerrier grotesque brodé sur les fesses…

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    Claude Monet - La Japonaise, 1876, Museum of Fine Arts, Boston

     

    La période radieuse d’Argenteuil est terminée. Installés dans une maison à Vétheuil près de Giverny, la naissance d’un deuxième enfant révèle la terrible maladie de Camille.

    Le 7 septembre 1879, Monet regarde une dernière fois le visage glacé de sa compagne dont les beaux yeux se sont définitivement fermés. Elle est morte dans la nuit, à 32 ans. Il a conscience qu’une période importante de son existence se termine. Il venait de la peindre avec un voile de tulle qui lui rendait l’apparence de la jeune mariée qui lui souriait le jour de leur mariage, il y avait seulement 9 années.  

     

    Le 6 décembre 1926, Monet vit ses derniers instants auprès de sa fidèle Blanche. Il sait que sa toile « Femmes au jardin » que Frédéric Bazille avait acquise il y avait exactement 60 années, qu’il avait récupérée plus tard pour mettre dans son salon, ira au Louvre. Il imagine sa Camille souriant aux visiteurs du musée, assise dans l’herbe en crinoline blanche, tenant une ombrelle saumonée, le visage enfoui dans un bouquet de fleurs.

     

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  • Van Gogh écrivain : Arles - 12. 1 avril/8 mai 1889

     

    CORRESPONDANCE - EXTRAITS CHOISIS

     

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    Vincent Van Gogh –  Vergers en fleurs avec une vue d’Arles, avril 1889, Neue Pinakothek, Munich

     

          Vincent Van Gogh est soigné à l’hôpital d’Arles. Il retourne souvent voir sa « petite maison jaune » dans laquelle il a laissé une partie de ses rêves. Sur les conseils du docteur Rey et du pasteur Salle, il finit par prendre un appartement de deux petites pièces beaucoup moins spacieux que son ancien atelier. Il se sent mieux et peint dans l’hôpital ou dans la campagne environnante : « Mais par moments il ne m’est pas tout à fait commode de recommencer à vivre car il me reste des désespérances intérieures d’assez gros calibre. »

     

    Lettre à Théo – vers le 4 avril 1889

     

    Quelques mots pour te souhaiter à toi et à ta fiancée bien du bonheur de ces jours ci. C’est comme un tic nerveux chez moi qu’à l’occasion d’un jour de fête j’éprouve généralement des difficultés à formuler une félicitation, mais de là il ne faudrait pas conclure que moins ardemment que qui que ce soit je désire ton bonheur, ainsi que tu le sais bien.

    […]

    Je vais bien de ces jours-ci, sauf un certain fond de tristesse vague difficile à définir – mais enfin – j’ai plutôt pris des forces physiquement au lieu d’en perdre et je travaille.

     […]

    Enfin mon cher frère je crois que bientôt je ne serai plus malade assez pour demeurer interné. Sans cela je commence à m’y habituer et si je devais rester pour de bon dans un hospice, je m’y ferais et je crois que je pourrais y trouver des motifs à peindre aussi.

    […]

    Roulin *, tout en n’étant pas tout à fait assez âgé pour être pour moi comme un père, toutefois il a pour moi despeinture,écriture,van gogh,arles gravités silencieuses et des tendresses comme serait d’un vieux soldat pour un jeune. Toujours – mais sans une parole – un je ne sais quoi qui paraît vouloir dire : nous ne savons pas ce qui nous arrivera demain, mais quoi qu’il en soit, songe à moi. Et cela fait du bien quand cela vient d’un homme qui n’est ni aigri, ni triste, ni parfait, ni heureux, ni toujours irréprochablement juste. Mais si bon enfant et si sage et si ému et si croyant. Ecoute, je n’ai pas le droit de me plaindre de quoi que ce soit d’Arles, lorsque je songe à certains que j’y ai vus et que jamais je ne pourrai oublier.

    * Le facteur Roulin fête ses 48 ans ce 4 avril. Vincent n’a que 36 ans 

    Vincent Van Gogh –  Portrait du facteur Joseph Roulin, avril 1889, The Museum of Modern Art, New York

     

     

          Avec le printemps revenu, la nature retrouve les parfums et les couleurs que l’artiste avait connues en arrivant dans le Midi l’année précédente : « Je vais bien maintenant. Je travaille à l’hospice ou dans les environs. Ainsi je viens de rapporter deux études de vergers. En voici croquis hatif – le plus grand est une pauvre campagne verte à petits mas, ligne bleue des Alpines, ciel blanc et bleu. Le devant, des clos aux haies de roseaux où de petits pêchers sont en fleurs – tout y est petit, les jardins, les champs, les arbres, même ces montagnes, comme dans certains paysages japonais, c’est pourquoi ce motif m’attirait. »

     

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    Vincent Van Gogh –  La Crau avec des pêchers en fleurs, avril 1889, Courtauld Institute Galleries, Londres

     

    « L’autre paysage est presque tout vert avec un peu de lilas et de gris par un jourpeinture,van gogh,arles pluvieux. »

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Vincent Van Gogh –  Vue d’Arles avec arbres en fleurs, avril 1889, Van Gogh Museum, Amsterdam

      

    Lettre à Théo – le 21 avril 1889

     

          Théo et Johanna se sont mariés le 18 avril à Amsterdam. Vincent a quitté la maison jaune ce jour et fait part à son frère de son intention d’aller, un certain temps, à l’hospice de Saint-Rémy-de-Provence : « Provisoirement, je désire rester interné autant pour ma propre tranquillité que pour celle des autres. »

     

    Mon cher Theo,

    Tu seras probablement de retour à Paris à l’heure qu’arrivera cette lettre. Je te souhaite bien du bonheur à toi et à ta femme.

    Je me sens décidemment incapable de recommencer à reprendre un nouvel atelier et d’y rester seul, ici à Arles ou ailleurs, cela revient au même pour le moment ; j’ai essayé de me faire à l’idée de recommencer, pourtant pour le moment pas possible.

    […]

    Recommencer cette vie de peintre de jusqu’à présent, isolé dans l’atelier tantôt, et sans autre ressource pour se distraire que d’aller dans un café ou un restaurant avec toute la critique des voisins, etc., je ne peux pas. Aller vivre avec une autre personne, fût-ce un autre artiste – difficile – très difficile – on prend sur soi une trop grande responsabilité. Je n’ose pas même y penser.

    Enfin commençons par 3 mois, nous verrons après. Je ferai un peu de peinture et de dessin, sans y mettre tant de fureur que l’autre année. Ne te chagrine pas pour tout cela.

    Voilà de ces jours ci, en déménageant, en transportant tous mes meubles, en emballant les toiles que je t’enverrai, c’était triste, mais il me semblait surtout triste qu’avec tant de fraternité tout cela m’avait été donné par toi, et que tant d’années durant c’était pourtant toi seul qui me soutenait.

    […]

    Toutes tes bontés pour moi, je les ai trouvées plus grandes que jamais aujourd’hui. Je ne peux pas te le dire comme je le sens mais je t’assure que cette bonté-là a été d’un bon aloi et si tu n’en vois pas les résultats mon cher frère ne te chagrine pas pour cela, ta bonté te demeurera.

    Seulement reporte sur ta femme cette affection tant que possible. Et si nous correspondons un peu moins, tu verras que si elle est telle que je la crois, elle te consolera. Voilà ce que j’espère.

     

           De retour à Paris avec sa nouvelle femme, Théo répond à Vincent le 24 avril pour tenter de le tranquilliser au sujet de l’argent qu’il lui adresse :

          " J’ai été bien touché par ta lettre que nous avons reçue hier, tu dis vraiment trop de bien d’une chose qui n’est que toute naturelle, sans compter que tu me l’as rendu plusieurs fois et par ton travail et par une fraternité qui vaut plus que tout l’argent que jamais je posséderai.

          Je suis bien peiné en te sachant encore dans un état de santé incomplète. Quoique rien dans ta lettre ne trahit une faiblesse d’esprit, au contraire, le fait que tu juges nécessaire d’entrer dans une maison de santé est déjà assez grave. Espérons que cela ne sera qu’à titre préventif. Comme je te connais assez pour te croire capable de tout les sacrifices imaginables, j’ai pensé que la possibilité existe que tu aies pensé à cette solution pour gêner moins ceux qui te connaissent. Si cela est le cas, je te supplie de ne pas le faire, car certainement la vie là-dedans ne doit pas être agréable. Saches donc bien ce que tu fais et si peut-être tu ne ferais pas un autre essai avant. Soit en revenant ici pendant quelque temps, soit en allant à Pont Aven pendant l’été, soit en cherchant une pension chez des gens qui auraient soin de toi. Si tu n’as eu aucune arrière-pensée en m’écrivant comme tu l’as fait, je trouve que tu as parfaitement raison d’aller à St Remy. En y restant quelque temps tu pourras reprendre assurance en tes propres forces et rien ne t’empêchera de retourner à Arles au bout de quelque temps si le coeur t’en dit."

     

     Lettre à Théo – vers le 28 avril 1889

     

    Ah mon cher Theo, si tu voyais les oliviers à cette époque-ci !... Le feuillage vieil argent et argent verdissant contre le bleu. Et le sol labouré orangeâtre. C’est quelque chose de tout autre que ce qu’on en pense dans le nord, c’est d’un fin, d’un distingué !

    C’est comme les saules ébranchés de nos prairies hollandaises ou les buissons de chêne de nos dunes, c’est-à-dire le murmure d’un verger d’oliviers a quelque chose de très intime, d’immensément vieux. C’est trop beau pour que j’ose le peindre ou puisse le concevoir. Le laurier rose – ah – cela parle amour et c’est beau comme le Lesbos de Puvis de Chavannes, où il y avait les femmes au bord de la mer. Mais l’olivier c’est autre chose, c’est si on veut le comparer à quelque chose, du Delacroix.

     

    Lettre à sa sœur Willemien – vers le 29 avril 1889

     

    Je travaille cependant et viens de faire deux tableaux de l’hospice. L’un une salle, une très longue salle avec les rangées de lits à rideaux blancs où se meuvent quelques figures de malades.

     

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    Vincent Van Gogh –  Salle de l’hôpital d’Arles, avril 1889, Oskar Reinhart Collection, Winterthur

     

    C’est très très simple. Et alors comme pendant, la cour intérieure. C’est une galerie à arcades comme dans des bâtiments arabes, blanchie à la chaux. Devant ces galeries, un jardin antique avec un étang au milieu et huit parterres de fleurs, du myosotis, des roses de noël, des anémones, des renoncules, de la giroflée, des marguerites, etc.

    Et sous la galerie des orangers et des lauriers roses. C’est donc un tableau tout plein de fleurs et de verdure printanière. Trois troncs d’arbres noirs et tristes cependant le traversent comme des serpents et sur le premier plan quatre grands buissons tristes de buis sombres.

    Les gens d’ici n’y voient pas grand-chose probable, mais cependant cela a tant été toujours mon désir de peindre pour ceux qui ne connaissent pas le côté artistique d’un tableau.

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    Vincent Van Gogh – Cour intérieur de l’hôpital d’Arles, avril 1889, Oskar Reinhart Collection, Winterthur

     

     Que te dirai-je. Tu ne connais pas les raisonnements du bon père Pangloss dans Candide de Voltaire, ni pas non plus Bouvard et Pécuchet de Flaubert. C’est là des livres d’homme à homme et je ne sais si les femmes comprennent cela. Mais le souvenir de cela me soutient souvent dans des heures et journées ou nuits peu commodes et enviables.

     Par exemple sais-tu déjà que l’amour n’existe peut-être pas précisément comme on se l’imagine ; l’interne ici, le plus brave homme qu’il soit possible de s’imaginer, le plus dévoué, le plus vaillant, un coeur chaud et mâle, s’amuse quelquefois à mystifier les bonnes femmes en leur racontant que l’amour est aussi un microbe. Quoiqu’alors les bonnes femmes, et même quelques hommes, jettent alors de hauts cris, cela lui est bien égal et il est imperturbable sur ce point.

     […]

    Je prends tous les jours le remède que l’incomparable Dickens prescrit contre le suicide. Cela consiste en un verre de vin, un morceau de pain et de fromage et une pipe de tabac. Enfin c’est pas toujours drôle mais je cherche à ne pas oublier tout à fait de blaguer.

     

           Vincent va partir pour l’hospice de Saint-Rémy le 8 mai, accompagné par le pasteur Salles. A-t-il fait le bon choix d’aller dans cet asile d'aliénés ?

           Avant de partir, l’artiste a expédié à Théo deux caisses de toiles. Rien que des chefs-d’œuvre : Le café de nuit, La vigne rouge, La chambre à coucher à Arles, Le portrait d’Eugène Boch, Les Alyscamps, des Tournesols, etc. Théo lui répond : « J’ai reçu ton envoi qui est très important, il y a des choses superbes… Certes ce n’est pas là le beau qu’on enseigne, mais il y a quelque chose de si frappant et de si près de la vérité. »

        La femme de Théo, Johanna (Jo), écrit à Vincent une lettre très affectueuse. Elle est subjuguée par son beau-frère et admire ses œuvres qui sont accrochées un peu partout dans leur appartement. « Maintenant que nous sommes devenus frère et sœur, je voudrais tellement que vous me connaissiez un peu et, si possible, m’aimiez un peu. Pour ma part, c’est le cas depuis longtemps, j’ai tellement entendu parler de vous. Et, ici, à la maison, il y a des masses de choses qui sont des rappels de

  • Lautrec et les femmes

     

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    Toulouse-Lautrec - Affiche La revue blanche, Portrait de Misia Natanson, 1895

     

         Durant une bonne dizaine d’années, de 1889 à 1903, la « Revue Blanche » fondée par Thadée Natanson et ses frères fut un haut lieu de l'intelligentsia culturelle et artistique de l'époque. Les plus grands noms y collaborèrent : Mirbeau, Proust, Apollinaire, Verlaine, Bonnard, Vuillard, Vallotton, Toulouse-Lautrec...

         Henri de Toulouse-Lautrec venait régulièrement faire de long séjour au « Relais » chez Thadée et sa femme Misia, la reine de Paris. Ce nabot génial se plaisait chez ce couple qui l’admirait profondément. Ses nombreux amis, habitués de la « Revue blanche » dirigée par Thadée, l’adoraient et le subissaient. « Quelques-uns de tous ceux-là savaient que Lautrec eût donné tous ses dons et son nom pour n’être qu’un cavalier hardi, maîtrisant un cheval entre ses cuisses, les cuisses qu’il avait, enfant, brisées l’une après l’autre… » Une maladie des os et des chutes de cheval l’avaient laissé estropié. De plus, il zézayait avec un accent languedocien.

    Malgré ses handicaps, ou à cause d'eux, les femmes ne cesseront d’inspirer sa peinture.

     

     

         À Paris, la fête est le domaine de prédilection de Lautrec qui est toujours environné d’une bande de buveurs comme lui. Il s’amuse à secouer des cocktails et boire toute la journée. Les boissons mettront peu d’années à le dévorer. L’alcool le faisait hoqueter de rire, il riait aux larmes. Mais il ne peignait jamais ivre, il s’enivrait par besoin, après son travail. « Non, je vous assure, chère  madame, que j’bois sans danger… j’suis si près de la terre, hein ? »

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    Toulouse-Lautrec - Bal au Moulin de la Galette, 1889, Art Institute of Chicago

     

         Les bordels rendent le petit homme heureux. Il aime l’intimité familiale et les repas
    peinture,toulouse-lautrecpris en commun avec ses modèles. Les femmes l’appellent « Monsieur Henri » et il apprécie leur tendre familiarité. Elles le dorlotent et aiment sa gentillesse, son rire et ses puérilités.

         « … Bordel… ben quoi bordel ? T’est (c’est) des maisons du bord de l’eau… Il y faut tellement d’eau, hein ? Tek-nik des ablutions. » Il utilise sans cesse le mot « technique » pour terminer ses phrases avec son accent provincial inimitable.

     

     

     

     

    Toulouse-Lautrec - Femme au boa noir, 1892, musée d'Orsay, Paris

     

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    Toulouse-Lautrec - Au Salon, le divan, 1893, São Paulo Museum of Art, Brésil

     

         Lautrec jouit du théâtre par tous ses sens, tout comme l’opéra, les beuglants, lespeinture,toulouse-lautrec, vélodromes, les salles de spectacle, tous les sports malgré sa difformité. Le cirque l’intéresse tout particulièrement : clowns, écuyères, acrobates, danseuses sur fil de fer. Il y trouve tous les motifs et modèles dont il a besoin. Il adorait le couple célèbre de clowns Footit et Chocolat. Il ne cesse de dessiner l’enfariné Pierrot blanc et le Scapin nègre toujours maltraité et ahuri sous les coups de son comparse.

     

     

     

     

     

     

    Toulouse-Lautrec - Yvette Guilbert chantant, 1894, musée Pouchkine, Moscou

     

         Régulièrement, au Moulin Rouge, au Jardin de Paris, Lautrec se plante au premier rang du cercle entourant les chahuteuses et garde son lorgnon à hauteur des dessous de lingerie qu’elles agitent. Il se repait des danseuses : Grille d’Égout, la Goulue, Demi-Siphon, Jeanne Avril… « Une danseuse, énonce Lautrec, ses muscles… au Moulin, ils n’arrivent à les durcir qu’à force de travail… sans arrêt… C’est pus des femmes. C’est pus des jambes qu’elles ont. Les jambes, les cuisses ont pris tout le dur… C’est des animaux de luxe, quoi ?... Hors commerce… Tek-nik de l’entraînement… »

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    Toulouse-Lautrec - Au cirque Fernando, écuyères, 1888, The Art Institute of Chicago

     

         Il reste une profusion d’estampes ou de tableaux des modèles de femmes dont il s’éprenait. Il s’est trouvé des femmes que la misère de son corps et son appétit jamais rassasié de tendresse attendrissait, mais aucune jusqu’à la fin n’eut le courage de s’éprendre du petit homme, où la charité de lui faire vraiment croire. « Le corps des femmes, explique-t-il, un beau corps de femme voyez-vous… c’est pas fait pour l’amour… c’est trop chouette, hein ? » Il avait besoin de leurs câlineries mais aussi de leurs larmes, pour les essuyer. « Henri, vous êtes un enjôleur » arrive à prononcer, parmi ses soupirs, une grosse tête blonde que font tressauter ses sanglots.

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    Toulouse-Lautrec - Femme nue étendue sur un divan, 1897, Barnes Fondation, Philadelphie

     

         Lautrec va être surpris et attiré par Vincent Van Gogh qu’il rencontre à l’atelier Cormon. Celui-ci ne souriait jamais des proportions de son camarade. Il fait un beau portrait au pastel de son ami attablé devant un verre d’absinthe. Van Gogh lui présente l’exemple de ce qu’un homme peut oser en ayant la volonté de n’exprimer que soi. Lautrec pouvait-il savoir qu’ils mourraient tous les deux à 37 ans ?

     

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    Toulouse-Lautrec - Portrait de Vincent van Gogh, 1887, Van Gogh Museum, Amsterdam

     

         Au cours des années 1890, avec près de 400 lithographies, Lautrec va marquer de sa griffe l’histoire de l’affiche : « Jeanne Avril », « La Goulue et Valentin le Désossé », « May Milton », la « Troupe de Mademoiselle Églantine » « Aristide Bruant », « Le Moulin-Rouge ».

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    Toulouse-Lautrec - La troupe de mademoiselle Eglantine, 1895, The Metropolitan Museum of Art, Washington

         Il sait tirer une image unique qui en immortalisera l’instant. En 1895, la danseuse « La Goulue » se retire du « Moulin Rouge » pour s’installer dans une baraque à la Foire du Trône à Paris et demande à son ami Lautrec de la décorer. Deux panneaux, que l’on peut voir aujourd’hui au musée d’Orsay, le consacrent comme maître de l’affiche peinte sur panneaux.

    « Un rien de ruban de velours sépare du décolleté le profil célèbre du visage trop blanc aux lèvres cramoisies, coiffé du casque presque orange des cheveux dont une large frange sur les yeux retombe. »

     

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    Toulouse-Lautrec - La Goulue et Valentin le désossé (panneau), 1895, musée d’Orsay

     

         Une attaque de paralysie terrasse Lautrec au coeur de l’été 1901. Sa « pauv’sainte femme de mère » accourt et l’emmène chez elle, au château de Malromé. Ses yeux fatigués qui l’ont si ardemment fait vivre ne se donnent plus la peine de regarder. Lautrec que ses désirs asservissaient, n’en éprouve plus. Aucun !

    Tout enfant, il joua au pied de la magnifique cathédrale d’Albi, proche de la maison familiale, formidable cube de briques rouges ou roses, au gré du soleil, sans savoir que, plus tard, son musée s’y installerait dans l’ancien palais épiscopal.

     

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    Loin de tout confinement, je vous souhaite à tous d'excellentes vacances.

     

     

  • Genèse de l'impressionnisme

    16. Camille Pissarro « Comprendre mes sensations »

     

     

     

         Camille Pissarro est l’aîné du groupe des peintres impressionnistes. Pouvais-je peinture, pissarro, impressionnismecontinuer mon étude sans parler et montrer quelques toiles des années 1860-1870, les années de jeunesse de cette figure incontournable du groupe ? Avec Alfred Sisley dont j’ai parlé dans l’article précédent, Auguste Renoir et Claude Monet, ses compagnons de l’atelier Gleyre, il sera un des piliers de la première des expositions du groupe des impressionnistes en 1874.     

     

     

     

     

     

    Camille Pissarro – Autoportrait, 1873, musée d’Orsay, Paris

     

     

         Véritable peintre de plein air, Pissarro aimait planter son chevalet un peu partout dans la campagne environnante. Il était très apprécié par ses amis peintres. « Ce fut un père pour moi. C’était un homme à consulter et quelque chose comme le bon Dieu. », dira de lui son ami Paul Cézanne.

     

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    Camille Pissarro – route de Versailles Rocquencourt, 1871, Van Gogh Museum, Amsterdam

     

        Au 20e siècle, le journaliste et critique d’art Thadée Natanson rejoint la phrase de Cézanne et décrit ainsi le peintre :

    « Est-ce parce qu’il était infaillible ? qu’il était infiniment juste et infiniment bon ? ou que son nez, qui proéminait, était courbé, sa barbe très blanche et très longue ? Mais pour ceux qui l’on connu dans les années 90, c’était bien quelque chose comme un bon Dieu. Du moins était-ce un Père Éternel avec des verrues, ce qui l’humanisait encore.

    (…) Si heureux, si fins, si subtils parfois, si harmonieux toujours, que soient les paysages de l’invention de Pissarro, si avenantes et accortes que se meuvent et que peinent des laborieuses paysannes, auxquelles il conserve soigneusement leur naturel et qu’il se garde bien de jamais travestir – car, même dans les plus gracieux de ses éventails, ses ouvriers des champs sont aussi ressemblants que sont toujours ses quais ou ses boulevards, - si personnel enfin que reste en tout et partout un Pissarro, il se peut bien que la véritable originalité de l’homme soit dans la hardiesse et la sûreté de son discernement en peinture. »

     

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    Camille Pissarro – Le jardin des Mathurins, 1876, Nelson-Atkins Museum of Art, Kansas City

     

     

     

        En 1868, Emile Zola est un jeune critique. Dans son Salon, il fait des commentaires magnifiques à un peintre sans aucun succès à cette période. J’en montre quelques extraits :

     

    Emile Zola – « Mon Salon, Les naturalistes, 19 mai 1868 »

     

    « Il y a neuf ans que Camille Pissarro expose, neuf ans qu’il montre à la critique et au public des toiles fortes et convaincues, sans que la critique ni le public aient daigné les apercevoir. Quelques salonniers ont bien voulu le citer dans une liste, comme ils citent tout le monde ; mais aucun d’eux n’a paru encore se douter qu’il y avait là un des talents les plus profonds et les plus graves de l’époque.

    Le peintre, refusé à certains Salons, reçu à certains autres, n'a pu comprendre jusqu'à présent la règle à laquelle obéissait le jury en acceptant et en rejetant ses œuvres. Dès son début, il a été bien accueilli ; puis on l'a mis à la porte, puis on l'a laissé entrer de nouveau. Cependant les toiles restaient à peu près les mêmes, c'était toujours la même interprétation austère de la nature, le même tempérament d'artiste, au métier solide, aux vues larges et exactes. Il faut croire que le jury est comme une jolie femme : il ne prend que ce qui lui plaît, et ce qui lui plaît aujourd'hui ne lui plaît pas toujours demain.       ,

    […]

    Au milieu des toiles pomponnées, les toiles de Camille Pissarro paraissent d’une nudité désolante. Pour les yeux inintelligents de la foule, habitués au clinquant des tableaux voisins, elles sont ternes, grises, mal léchées, grossières et rudes. L’artiste n’a de soucis que de vérité, que de conscience ; il se place devant un pan de nature, se donnant pour tâche d’interpréter les horizons dans leur largeur sévère, sans chercher à y mettre le moindre régal de son invention ; il n’est ni poète ni philosophe, mais simplement naturaliste, faiseur de cieux et de terrains. Rêvez si vous voulez, voilà ce qu’il a vu.

    […]

    Il suffit de jeter un coup d’œil sur de pareilles œuvres pour comprendre qu’il y a un homme en elles, une personnalité droite et vigoureuse, incapable de mensonge, faisant de l’art une vérité pure et éternelle. Jamais cette main ne consentira à attifer comme une fille la rude nature, jamais elle ne s’oubliera dans les gentillesses écoeurantes des peintres-poètes. C’est avant tout la main d’un ouvrier, d’un homme vraiment peintre, qui met à bien toutes les forces de son être.

    […]

    Camille Pissarro est un des trois ou quatre peintres de ce temps. Il possède la solidité et la largeur de touche, il peint grassement, suivant les traditions, comme les maîtres. J’ai rarement rencontré une science plus profonde. Un beau tableau de cet artiste est un acte d’honnête homme. Je ne saurais mieux définir son talent. »

    Il a deux merveilles au Salon de cette année. Mais on les a placées si haut, si haut que personne ne les voit. D'ailleurs, elles seraient sur la cimaise qu'on ne les regarderait peut-être pas davantage. Cela est trop fort, trop simple, trop franc pour la foule.

    Dans l'Hermitage, au premier plan, est un terrain qui s'élargit et s'enfonce ; au bout de ce terrain, se trouve un corps de bâtiment dans un bouquet de grands arbres. Rien de plus. Mais quelle terre vivante, quelle verdure pleine de sève, quel horizon vaste ! Après quelques minutes d'examen, j'ai cru voir la campagne s'ouvrir devant moi.

     

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    Camille Pissarro – L’Hermitage à Pontoise, 1867, solomon R. Guggenheim Museum, New York

     

    Je préfère peut-être encore l'autre toile, La Côte de Jallais. Un vallon, quelques maisons dont on aperçoit les toits au ras d'un sentier qui monte ; puis, de l'autre côté, au fond, un coteau coupé par les cultures en bandes vertes et brunes. C'est là la campagne moderne. On sent que l'homme a passé, fouillant le sol, le découpant, attristant les horizons. Et ce vallon, ce coteau sont d'une simplicité, d'une franchise héroïque. Rien ne serait plus banal si rien n'était plus grand. Le tempérament du peintre a tiré de la vérité ordinaire un rare poème de vie et de force.

     

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    Camille Pissarro – La côte du Jallais, 1867, Metropolitan Museum of Art, New York

     

    […]

    Il suffit que demain un critique autorisé lui trouve du talent, pour que la foule l'admire. Tout le monde a une heure de bruit mais ce que tout le monde n'a pas, c'est son métier puissant de peintre, c'est son œil juste et franc. Avec de telles qualités, lorsqu'une circonstance l'aura mis en lumière, il sera accepté comme un maître. Je ne sais si l'on voit bien cette figure haute et intéressante.
    L'artiste est seul, convaincu, suivant sa voie, sans jamais se laisser abattre. Autour de lui, on décore les faiseurs, on achète leurs toiles. S'il consentait à mentir comme eux, il partagerait leur bonne fortune. Et il persiste dans l'indifférence publique, il reste l'amant fier et solitaire de la vérité. » 

     

         A la suite de compliments aussi somptueux, la cote du peintre aurait du s’envoler ! Ce ne sera pas le cas. Pissarro devra attendre… Dans les années 1890, l'artiste n’aura toujours pas, contrairement à Renoir ou Monet, obtenu la reconnaissance du public. En 1895, il écrira : « Je reste, avec Sisley, comme une queue de l’impressionnisme. »

     

     

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    Camille Pissarro – Route, le soleil d’hiver et de la neige, 1870, Museo Thyssen-Bornemisza, Madrid

     

     

         Régulièrement, l’artiste écrit de longues lettres affectueuses ponctuées de conseils sur la peinture et l’harmonie des couleurs à ses fils Lucien et Georges ainsi qu’à sa nièce Esther résidant à Londres. Je publie deux extraits de ces lettres dans lesquelles nous pouvons apprécier le ton direct, spontané et coloré de l’artiste.

     

    Lettre à Georges Pissarro (fils du peintre) – Eragny par Gisors, Eure, le 31 janvier 1890

     

    Mon cher Georges

    […] Comment veux-tu donc faire de l’harmonie si ce n’est avec des tons francs et séparés, où diable puises-tu ce sens nouveau ? Il est évident que si tu étales dans un dessin du vert Véronèse pur sous prétexte de faire de l’herbe, tu ne fais pas l’harmonie ; non plus si tu mélanges ce vert avec du rouge. Séparés, cela devient conforme à la nature et s’accorde. Les tons sales doivent être absolument bannis de nos combinaisons ; regarde les orientaux s’ils ne séparent pas les tons ; je comprends que l’on aime les tons sourds, mais à une condition, c’est que les éléments ne soient pas mélangés, tu le sais bien !...

    D’un côté, on peut aimer les harmonies éclatantes, c’est une affaire de goût personnel. C’est absolument faux que l’orangé sur le bleu soit criard, dis-donc que c’est éclatant, à la bonne heure ! C’est comme un coup de trompette dans un orchestre, tu diras à cela que c’est du bruit, ah ! parbleu, c’est ce que l’on disait de Wagner. Il ne faut pas avoir de préjugé et voir clairement ce que l’on veut, sans cela on se fiche dedans carrément. Aves ces idées, tu dois penser si les peintres impressionnistes doivent avoir du mal à faire comprendre ce que c’est que l’harmonie qui ne se compose que de contrastes, sans cela c’est de l’UNISSON, c’est comme si l’on jouait tout avec la même note.

    Je suis étonné d’être obligé de te dire ces choses que tu ne devrais jamais oublier !... Encore une chose, le bleu que tu signales n’est beau que parce qu’il y a de l’orangé à côté, le bleu par lui-même est laid, c’est de la toile à culotte, c’est justement le contraste qui rend cette couverture harmonique, diable ! diable !!!

     

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    Camille Pissarro – Matin de juin à Pontoise, 1873, Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe

     

     

    Lettre à Esther Isaacson (nièce du peintre) – Eragny par Gisors, Eure, le 5 mai 1890

     

    Ma chère Esther

    […]

    Georges à tort de dire qu’une chose est mauvaise parce qu’il ne la sent pas, (fais attention que je n’emploie pas comme toi le mot comprendre), il y a un abîme pour un artiste entre sentir et comprendre. L’art en effet est l’expression de la pensée, mais aussi de la sensation, surtout de la sensation, que tu mets toujours au deuxième plan et que tu oublies même. A présent, dans ta deuxième proposition « chaque artiste doit s’exprimer à sa manière », oui, s’il a des sensations et que ces sensations si fugitives, si délicates, ne sont pas troublées par une circonstance quelconque.

     […] Tu sais que cette question de l’éducation est tout ce qu’il y a de plus compliqué ; peinture,pissarro,impressionnismeon ne peut poser des maximes, chaque personnalité ayant des sensations différentes. Dans toutes les écoles on apprend à faire de l’art, c’est une vaste erreur, on apprend à exécuter, mais faire de l’art, jamais !...

    J’ai commencé à comprendre mes sensations, à savoir ce que je voulais, vers les quarante ans, sans pouvoir la rendre ; à cinquante ans, c’est en 1880, je formule l’idée d’unité, sans pouvoir la rendre ; à soixante ans, je commence à voir la possibilité de rendre. Eh bien, crois-tu que cela s’apprend ?

     

    Camille Pissarro – Jeanne Pissarro, 1874, Ashmolean Museum, Université d’Oxford

     

     

     

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    Camille Pissarro – Le verger, Louveciennes, 1872, National Gallery of Art, Washington

     

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  • Van Gogh écrivain : Arles - 7. 16 au 31 août 1888

     

    CORRESPONDANCE - EXTRAITS CHOISIS

     

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    Vincent Van Gogh – Wagons de chemin de fer, août 1888, Fondation Angladon-Dubrujeand, Avignon

     

          Vincent eût cru constamment au feu central de la Terre, qu'il n'eût pas davantage enflammé ses toiles. Même quand elles présentent, relativement, une apparence de repos, elles brûlent. Elles brûlent de leurs couleurs pures, comme rajeunies, comme vives, ou comme, parfois, cendrées ; mais, chaque fois, elles jaillissent d'un foyer incandescent. On les a comparées souvent à des pierreries ; c'est une sottise. Elles ne projettent pas d'éclairs, elles sont embrasées intérieurement, uniformément.

                                                                               Gustave Coquiot

     

     

    Lettre à Théo – vers le 18 août 1888

     

    Sous peu tu vas faire connaissance avec le sieur Patience Escalier, espèce d’homme à la houe, vieux bouvier camarguais, actuellement jardinier dans un mas de la Crau.

    peinture,van gogh,arlesJe ne crois pas que mon paysan fera du tort par exemple au Lautrec que tu as, et même j’ose croire que le Lautrec deviendra par contraste simultané encore plus distingué, et le mien gagnera par le rapprochement étrange, parce que la qualité ensoleillée et brûlée, hâlée du grand soleil et du grand air, se manifestera davantage à côté de la poudre de riz et de la toilette chic.

     

     

     

     

     

    Toulouse-Lautrec – Poudre de riz, 1887, Van Gogh Museum, Amsterdam

    J’ai supposé l’homme terrible que j’avais à faire en pleine fournaise de la moisson, en plein midi. De là des orangés fulgurants comme du fer rougi, de là des tons de vieil or lumineux dans les ténèbres.

     

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    Vincent Van Gogh – Portrait de Patience Escalier, août 1888, Collection Niarchos

      […]

    C’est la bonne chaleur qui me rend mes forces, et certes je n’ai pas eu tort d’aller maintenant dans le midi au lieu d’attendre jusqu’à ce que le mal fût irréparable. Oui je me porte aussi bien que les autres hommes maintenant, et cela n’est pas désagréable. Par “les autres hommes” j’entends un peu les terrassiers grévistes, le père Tanguy, le père Millet, les paysans ; si l’on se porte bien il faut pouvoir vivre d’un morceau de pain, tout en travaillant toute la journée, et en ayant encore la force de fumer et de boire son verre, il faut ça dans ces conditions. Et sentir néanmoins les étoiles et l’infini en haut clairement. Alors la vie est tout de même presque enchantée. Ah ! Ceux qui ne croient pas au soleil d’ici sont bien impies.

     

     Lettre à Emile Bernard – vers le 21 août 1888

     

    peinture,van gogh,arlesJe veux faire de la figure, de la figure et encore de la figure. C’est plus fort que moi, cette série de bipèdes, à partir du bébé jusqu’à Socrate, et de la femme noire de chevelure à peau blanche jusqu’à la femme aux cheveux jaunes et le visage couleur de brique, hâlé par le soleil.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Vincent Van Gogh – La mousmé, juillet 1888, National Gallery of Art, Washington

    […]

    Ah ! mes chers copains, nous autres toqués (les peintres) jouissons-nous tout de même de l’œil, n’est-ce pas !

    Hélas, la nature se paye sur la bête et nos corps sont méprisables et une lourde charge parfois. Mais, depuis Giotto, souffreteux personnage, il en est ainsi.

    Ah ! et tout de même quelle jouissance de l’œil, et quel rire que le rire édenté du vieux lion Rembrandt, la tête coiffée d’un linge, la palette à la main !

     

     Lettre à sa sœur Willemien – vers le 22 août 1888 (traduite du néerlandais)

     

    Si je puis obtenir de la mère et du père qu’ils me laissent faire, je ferai l’un de ces jours un bébé dans son berceau.

    Le père (le facteur Roulin peint par Van Gogh) n’a pas voulu qu’on baptise l’enfant. C’est un révolutionnaire résolu ; quand la famille a fait la moue, probablement à cause du repas de baptême, il baptiserait bien le bébé lui-même ; et il a entonné une effroyable Marseillaise et a nommé l’enfant : Marcelle « comme la fille du brav’ général Boulanger », au grand scandale de la grand’mère du petit innocent et des autres membres de la famille.

     

    Lettre à Théo – vers le 22 août 1888

     

          Dans cette lettre, Vincent paraît heureux. Il vient d’apprendre la venue prochaine du peintre Paul Gauguin qu’il attend avec impatience.

     

    je t’écris bien à la hâte, mais pour te dire que je viens de recevoir un mot de Gauguin, qui dit qu’il n’a pas écrit à cause qu’il travaillait beaucoup, mais se dit toujours prêt à venir dans le Midi, aussitôt que la chance le permettra.

    (Gauguin et Bernard sont à Pont-Aven) Ils s’amusent bien à peindre, à discuter, à se battre avec les vertueux anglais. Il dit beaucoup de bien du travail de Bernard et Bernard dit beaucoup de bien du travail de Gauguin.

    Je suis en train de peindre avec l’entrain d’un Marseillais mangeant la bouillabaisse, ce qui ne t’étonnera pas, lorsqu’il s’agit de peindre des grands tournesols.

    […]

    Dans l’espoir de vivre dans un atelier à nous avec Gauguin, je voudrais faire une décoration pour l’atelier. Rien que des grands tournesols. Enfin si j’exécute ce plan,  il y aura une douzaine de panneaux. Le tout sera une symphonie en bleu et jaune donc. J’y travaille tous ces matins à partir du lever du soleil, car les fleurs se fanent vite et il s’agit de faire l’ensemble d’un trait.

     

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    Vincent Van Gogh – Trois tournesols dans un vase, août 1888, collection privée

     […]

    Je commence de plus en plus à chercher une technique simple, qui peut-être n’est pas impressionniste. Je voudrais peindre de façon, qu’à la rigueur tout le monde qui a des yeux, puisse y voir clair.

      

    Lettre à Théo – vers le 30 août 1888

     

    J’ai deux modèles cette semaine, une Arlésienne et le vieux paysan.  Malheureusement je crains que la petite Arlésienne me posera un lapin pour le reste du tableau. Candidement elle avait demandé l’argent que je lui avais promis pour toutes les poses d’avance, la dernière fois qu’elle était venue, et comme je ne faisais à cela aucune difficulté, elle a filé sans que je l’aie revue. Enfin un jour ou un autre elle me doit de revenir, et ce serait un peu fort si elle manquait tout à fait.

    Egalement j’ai un bouquet en train et aussi une nature morte d’une paire de vieux souliers.

     

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    Vincent Van Gogh – Paire de souliers, août 1888, Metropolitan Museum of Art, New York

     

      Lettre à Théo – vers le 31 août 1888

     

           Le 18 août, dans une lettre à Théo, Vincent lui parle d’un ami belge, le peintre Eugène Boch, qu’il a rencontré à Arles : "Je voudrais faire le portrait d'un ami artiste, qui rêve de grands rêves, qui travaille comme le rossignol chante, parce que c'est ainsi sa nature. Cet homme sera blond. Je voudrais mettre dans le tableau mon appréciation, mon amour que j'ai pour lui. Je le peindrai donc tel quel, aussi fidèlement que je pourrai [...]. Derrière la tête, au lieu de peindre le mur banal du mesquin appartement, je peins l'infini, je fais un fond simple du bleu le plus riche, le plus intense, que je puisse confectionner, et par cette simple combinaison la tête blonde éclairée sur ce fond bleu riche, obtient un effet mystérieux comme l'étoile dans l'azur profond".

     

    peinture,van gogh,arlesHier j’ai encore passé la journée avec ce Belge, qui a aussi une soeur dans les Vingtistes *. Tu le verras sous peu ce jeune homme à mine Dantesque, car il va venir à Paris et en le logeant, si la place est libre, tu feras bien pour lui. Il est bien distingué d’extérieur et il le deviendra, je crois, dans ses tableaux. Il aime Delacroix et nous avons bien causé de Delacroix hier, justement il connaissait l’esquisse violente de la barque du Christ.

    Eh bien, grâce à lui, j’ai enfin une première esquisse de ce tableau, que depuis longtemps je rêve – le Poète. Il me l’a posé. Sa tête fine au regard vert se détache dans mon portrait sur un ciel étoilé outremer profond, le vêtement est un petit veston jaune, un col de toile écrue, une cravate bigarrée. Il m’a donné deux séances dans une seule journée.

    * Société des artistes Les Vingt à Bruxelles

     

     

     

     

     

    Vincent Van Gogh – Portrait d’Eugène Boch, août 1888, Musée d’Orsay, Paris

    […]

    Ah ! mon cher frère, quelquefois je sais tellement bien ce que je veux. Je peux bien dans la vie et dans la peinture aussi me passer de bon Dieu, mais je ne puis pas, moi souffrant, me passer de quelque chose plus grand que moi, qui est ma vie, la puissance de créer.

    […]

    Et dans un tableau je voudrais dire quelque chose de consolant comme une musique. Je voudrais peindre des hommes ou des femmes avec ce je ne sais quoi d’éternel, dont autrefois le nimbe était le symbole, et que nous cherchons par le rayonnement même, par la vibration de nos colorations.

    […]

    L’étude de la couleur. J’ai toujours l’espoir de trouver quelque chose là-dedans. Exprimer l’amour de deux amoureux par un mariage de deux complémentaires (les couleurs), leur mélange et leurs oppositions, les vibrations mystérieuses des tons rapprochés. Exprimer la pensée d’un front par le rayonnement d’un ton clair sur un fond sombre.

    Exprimer l’espérance par quelqu’étoile. L’ardeur d’un être par un rayonnement de soleil couchant. Ce n’est certes pas là du trompe l’oeil réaliste, mais n’est ce pas une chose réellement existante ?

     

     

          Je mets le blog au repos sur la vision de l’excellent portrait d’Eugène Boch. Vincent est en train de se construire cette œuvre de lumière et de couleurs qui laissera une trace fulgurante dans l’histoire de la peinture.

          Je vous souhaite de superbes vacances et vous retrouverai aux prémisces de l’automne.

          A bientôt.

     

     

  • Gustave Courbet, le maître d'Ornans : 8. Avril/déc. 1861

     

    CORRESPONDANCE - EXTRAITS CHOISIS

     

     

         « Courbet est avant tout le peintre, par la puissance tactile de son œil, et par son instinct presque animal de jouissance sensuelle, tant de la chair que de la terre.

     

    Louis Jondot, Catalogue de l’exposition présentée au Petit Palais à Paris : « Un siècle d’art français : 1850 –1950 »

    Les Presses Artistiques, 1953

     

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    Gustave Courbet – Baigneuses  dit Deux femmes nues, 1858, musée d’Orsay, Paris

     

     

     

     

         Avec la toile « Les demoiselles des bords de Seine », Courbet amorce le thème, nouveau pour lui, des loisirs et plaisirs des bords de Seine, qui sera souvent utilisé quelques années plus tard par les jeunes artistes : Manet et les peintres impressionnistes.

     

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    Gustave Courbet – Les demoiselles des bords de Seine, 1857, musée du Petit Palais, Paris

     

          Le critique Jules Castagnary rapprochait ce tableau d’un tableau précédent, peint en 1852, de Courbet : « Il faut voir les « Demoiselles de la Seine » par opposition aux « Demoiselles de village ». Celles-ci sont vertueuses. Celles-là sont vouées au vice… ».

         Les jeunes femmes nous apparaissent alanguies au bord de l’eau dans la chaleur d’un été parisien incitant au canotage… Une homosexualité apparente les uniraient-elles ? Viennent-elles s’offrir à une clientèle masculine ?

         Que voit-on ? Une œuvre  moderne et singulière par son grand format inhabituel pour une scène de genre. Une simple partie de campagne ? Tous les détails de la toile évoque l’érotisme : ombrages des arbres, bouquets de fleurs, corset desserré, jupe relevée sur le jupon, abandon et regard mi-clos pour la demoiselle brune.

         Au Salon de 1857, le tableau déclenche un scandale auprès de la critique.

         Courbet aurait-il songé à la « Lélia »  de George Sand de 1854, à moins qu’il ne se soit inspiré du poème de Baudelaire « Femmes damnées » dans les « Fleurs du mal » :

    « Comme un bétail pensif sur le sable couchées,

    Elles tournent leurs yeux vers l’horizon des mers,

    Et leurs pieds se cherchant et leurs mains rapprochées

    Ont de douces langueurs et des frissons amers."

     

         peinture,courbet,ornans,Une caricature présente les jeunes femmes dans une pose de mannequin articulé et renversé.

     

     

     

     

     

     

      

    Félix Tournachon  dit Nadar, Jury du Salon de 1857

     

     

     

    Lettre à Francis Wey – Ornans, le 20 avril 1861

     

    […] Ce Rut du Printemps ou Combat de Cerfs est une chose que je suis allé étudier en Allemagne. J’ai vu ces combats dans les parcs réservés de Hombourg et de Wiesbaden. J’ai suivi les chasses allemandes à Francfort, six mois, tout un hiver, jusqu’à ce que j’ai tué un cerf qui m’a servi pour ce tableau.

    […]

    Le second tableau, Cerf forcé, est un cerf qui va se faire noyer (chasse à courre). J’ai suivi cette chasse à Rambouillet, à cheval.

    Le paysage des trois cerfs est un paysage du commencement du printemps. C’est le moment où ce qui est près de terre est déjà vert, quand la sève monte au-dessus des grands arbres, et que les chênes seuls, qui sont les plus retardés, ont encore leurs feuilles d’hiver. L’action de ce tableau commandait ce moment-là de l’année, mais pour ne pas mettre tous les arbres dénudés qui sont à cette saison, j’ai préféré prendre notre pays du Jura, qui est exactement le même. J’ai introduit une forêt moitié bois blanc, moitié bois vert persistant.

     

     

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    Gustave Courbet – Le rut du printemps, 1861, musée d’Orsay, Paris

     

     

    Quant au paysage du Cerf forcé, […] c’est le soir, car ce n’est qu’au bout de six heures de chasse qu’on peut forcer un cerf. Le jour est à son déclin, les derniers rayons du soleil rasent la campagne et les moindres objets projettent une ombre très étendue. La manière dont ce cerf est éclairé augmente sa vitesse et l’impression du tableau. Son corps est entièrement dans l’ombre et modelé pourtant. Le rayon de lumière qui le frappe suffit pour déterminer sa forme. Il semble passer comme un trait, comme un rêve.

     

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    Gustave Courbet – Le cerf à l’eau, 1861, musée des Beaux-Arts, Marseille

     

     […]

     Mais il y a des lois de la naissance qu’il est difficile d’enfreindre. Mon grand-père, qui était un républicain de 1793, avait trouvé une maxime qu’il me répétait toujours, c’est celle-ci : Crie fort et marche droit. Mon père l’a toujours suivie, et moi j’ai fait de même.

     

     

    Lettre à ses parents – Paris, juillet 1861

     

         Malgré son orgueil, Courbet ne détesterait pas les honneurs et récompenses. Mais il a toujours autant de problèmes avec l’administration impériale qui devait le placer sur la liste des promotions à la Légion d’honneur.

     

    J’ai été décoré pendant une dizaine de jours avant la distribution des récompenses, puis deux jours avant, l’Empereur, conseillé par je ne sais qui, ou par lui-même, je ne sais, de sa main a rayé mon nom de la liste et j’en suis très heureux, car j’étais dans une fausse position. Cela m’embêtait de porter cette croix, je ne l’aurais pas portée par dignité, parce que mes opinions ne me le permettent pas, et ne la portant pas elle m’aurait fait cent fois plus de mal que de bien.

    Maintenant les personnes ne sachant pas mon opinion sont scandalisées de ce que le Gouvernement ne m’a pas décoré et ça fait pour le moment un train du diable dans Paris, par conséquent ça réussit admirablement pour moi.

    Ils ont eu la maladresse de me donner un rappel de 2e médaille que j’ai eue il y a 10 ou 11 ans, ce qui est de la plus haute bouffonnerie, moi qui ai été proclamé par tout le monde sans exception le Roi du Salon de cette année. Le public est exaspéré, ça donne un démenti à chacun et les artistes indignés cherchent à faire eux-mêmes à l’avenir leur exposition.

    Malgré tout cela mon tableau sera acheté quand même pour le Luxembourg * et c’est tout ce que je désirais parce que j’ai toute la jeunesse de l’Art qui se réclame de moi de plus en plus, et dans ce moment-ci je suis leur général en chef, ne sachant plus du tout à quoi se rattacher en dehors de moi.

     

    * Le directeur des Beaux-Arts était favorable à l’acquisition du « Rut du printemps », exposé au Salon, pour le musée du Luxembourg. Comme pour la liste des promotions à la Légion d’honneur d’où le nom de Courbet avait été retiré, l’achat de la toile ne se fit pas…

     

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    Gustave Courbet – La femme au miroir, 1860, Kunstmuseum, bâle

     

     

     

    Lettre à son père – Paris, septembre 1861

     

         L’exposition d’Anvers… Courbet ne peux s’empêcher d’en conter les péripéties à son père et, évidemment, de se montrer comme la vedette de la manifestation.

     

    J’ai envoyé à Anvers mon grand tableau où il y a une Exposition universelle, il a un aussi grand succès qu’à Paris. (Le peintre envoie son « Rut du printemps » à cette exposition faisant partie de manifestations et fêtes en l’honneur de la cité d’Anvers et de sa glorieuse histoire. Un congrès sur l’art était organisé auquel étaient invités des artistes, des critiques et des philosophes).

    J’ai dû partir il y a 15 jours pour cette ville sur son invitation. […] J’étais chez M. Gossi, armateur de navires, où devaient être logés Proudhon et Victor Hugo. Ils n’ont pu venir ni l’un ni l’autre. Nous avons beaucoup regretté.

    La ville d’Anvers s’est conduite vis-à-vis de nous magnifiquement. La fête était splendide. Si nous avions dû rester là deux jours de plus nous étions tous morts.  Elle a duré 8 jours. Nous étions 1500 artistes peintres et littérateurs. Le but de cette réunion était un congrès artistique pour traiter des intérêts matériels de l’art et de la philosophie, et quel serait le monde spirituel en rapport avec les besoins de notre époque.

    C’était divisé en trois sections préparatoires. Dans ces trois sections il m’est à l’instant même tombé sur la tête une grêle de discours, discutant ma manière de voir en art (le réalisme), des professeurs, des philosophes, des curés, des peintres. On entendait de toutes parts M. Courbet par ci, M. courbet le réalisme par là, etc.

    J’entre dans la salle de la philosophie de l’art, plusieurs peintres s’empressent de me dire : on vient déjà de faire deux discours contre vous et celui qui parle dans ce moment est encore contre vous. Entendez et demandez la parole pour y répondre. Je demande la parole, quoique n’étant pas apprêté. C’est alors que j’ai dit ce que je t’envoie dans le Courrier du dimanche. Alors les bravos n’ont plus fini. J’ai eu un succès tel que j’ai dû donner plus de 300 autographes à toutes les personnes de la salle ainsi que dans la ville. De là nous avons été invités par la ville de Gand à un déjeuner. Nous étions encore 500. J’ai dû à ce déjeuner porter encore un toast à la ville de Gand. Ensuite nous sommes allés à Ostende et à Bruges.

     

     

     

          Jules Castagnary organisa le 28 septembre 1861 une réunion d’étudiants en art à la brasserie Andler à Paris. Il y fut décidé de demander à Courbet de diriger un atelier d’enseignement de la peinture. Les cours commencèrent le 9 décembre avec 31 étudiants inscrits, dont Castagnary lui-même.

         Le 29 décembre 1861, Le « Courrier du Dimanche » publia la lettre ci-dessous. Sous le contrôle de Courbet, il semble être admis que Castagnary rédigea cette lettre.

         Trop long pour que je le reproduise entièrement, ce courrier est l’un des exposés considéré comme essentiel des théories de Courbet sur l’art et son enseignement. Je donne une synthèse approfondie de la pensée de l’artiste :

     

     

    AUX JEUNES ARTISTES DE PARIS

     

    Paris, le 25 décembre 1861

  • Genèse de l'impressionnisme

     

    1 - Un art de lumière

     

     

         En cette fin de 19e siècle en France, l’aventure impressionniste révolutionne la peinture, chamboule l’art académique.

        Quelle aventure en effet ! Cette période des années 1860 et 1870 voit la naissance d’un mouvement de jeunes peintres avant-gardistes, talentueux, qui n’ont qu’une seule idée en tête : faire connaître leur nouvelle conception de la peinture basée sur la prépondérance de la vision. Ils s’intéressent aux jeux des couleurs variant avec la lumière, aux sensations fugitives, à la captation de l’éphémère des choses.

     

        Plusieurs parties successives illustreront le thème que j’aborde aujourd’hui consacré à la genèse de l’impressionnisme : récits anciens réactualisés ; un étonnant article de journal de l’année 1874 ; nouvelles inédites ; compte-rendus d'expositions.

     

     

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    Claude Monet – Impression, soleil levant, 1873, Musée Marmottan, Paris

     

     

    Extraits des « Salons » du critique d’art Émile Zola

     

     

         Ami d’enfance de Paul Cézanne, Émile Zola fut très proche du mouvement impressionniste dont il sentit très tôt la modernité. Il commença à écrire comme critique d’art dans le journal L’événement en 1866. Ses comptes rendus de Salon eurent une grande audience.

         Tout en fustigeant les peintres académiques, son intuition et un goût très sûr l’incitèrent à constamment soutenir ses amis impressionnistes de la « Nouvelle peinture » qui étaient la plupart du temps refusés au Salon officiel.

     

    Emile Zola – Mon Salon L’événement illustré, le 24 mai 1868

    Les Actualistes

     

    Les peintres qui aiment leur temps du fond de leur esprit et de leur cœur d’artistes, entendent autrement les réalités. Ils tâchent avant tout de pénétrer le sens exact des choses ; ils ne se contentent pas de trompe-l’œil ridicules, ils interprètent leur époque en hommes qui la sentent vivre en eux, qui en sont possédés et qui sont heureux d’en être possédés. Leurs œuvres ne sont pas des gravures de mode banales et inintelligentes, des dessins d’actualité pareils à ceux que les journaux illustrés publient. Leurs œuvres sont vivantes, parce qu’ils les ont prises dans la vie et qu’ils les ont peintes avec tout l’amour qu’ils éprouvent pour les sujets modernes.

    Parmi ces peintres, au premier rang, je citerai Claude Monet. Celui-là a sucé le lait de notre âge, celui-là a grandi et grandira encore dans l’adoration de ce qui l’entoure. Il aime les horizons de nos villes, les taches grises et blanches que font les maisons sur le ciel clair ; il aime, dans les rues, les gens qui courent, affairés, en paletots ; il aime les champs de course, les promenades aristocratiques où roule le tapage des voitures ; il aime nos femmes, leur ombrelle, leurs gants, leurs chiffons, jusqu’à leurs faux cheveux et leur poudre de riz, tout ce qui les rend filles de notre civilisation. (…) 

    J’ai vu de Claude Monet des toiles originales qui sont bien sa chair et son sang. L’année dernière, on lui a refusé un tableau de figures, des femmes en toilettes claires d’été, cueillant des fleurs dans les allées d’un jardin ; le soleil tombait droit sur les jupes d’une blancheur éclatante ; l’ombre tiède d’un arbre découpait sur les allées, sur les robes ensoleillées, une grande nappe grise. Rien de plus étrange comme effet. Il faut aimer singulièrement son temps pour oser un pareil tour de force, des étoffes coupées en deux par l’ombre et le soleil, des dames bien mises dans un parterre que le râteau d’un jardinier a soigneusement peigné. (…) Je voudrais voir une de ces toiles au Salon ; mais il paraît que le jury est là pour leur en défendre soigneusement l’entrée. Qu’importe d’ailleurs ! elles resteront comme une des grandes curiosités de notre art, comme une des marques des tendances de l’époque.

     

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    Claude Monet – Femmes au jardin, 1867, musée d’Orsay, Paris

     

    Émile Zola – Notes parisiennes

    Une exposition : les peintres impressionnistes - L’Evénement illustré, le 19 avril 1877

     

    Je crois qu’il faut entendre par des peintres impressionnistes des peintres qui peignent la réalité et qui se piquent de donner l’impression même de la nature, qu’ils n’étudient pas dans ses détails, ni dans son ensemble. Il est certain qu’à vingt pas on ne distingue nettement ni les yeux ni le nez d’un personnage. Pour le rendre tel qu’on le voit, il ne faut pas le peindre avec les rides de la peau, mais dans la vie de son attitude, avec l’air vibrant qui l’entoure. De là une peinture d’impression, et non une peinture de détails. Mais heureusement, en dehors de ces théories, il y a autre chose dans le groupe ; je veux dire qu’il y a de véritables peintres, des artistes doués du plus grand mérite.

    Ce qu’ils ont de commun entre eux, je l’ai dit, c’est une parenté de vision. Ils voient tous la nature claire et gaie, sans le jus du bitume et de terre de Sienne des peintres romantiques. Ils peignent le plein air, révolution dont les conséquences seront immenses. Ils ont des colorations blondes, une harmonie de tons extraordinaires, une originalité d’aspect très grand. D’ailleurs, ils ont chacun un tempérament très différent et très accentué.

     

     

    Émile Zola - Le naturalisme au Salon -  Juin 1880

     

       Dans ce compte rendu du Salon, Zola rend un magnifique hommage aux peintres impressionnistes.

     

    J’arrive maintenant à l’influence que les impressionnistes ont en ce moment sur notre école française. (…) Les véritables révolutionnaires de la forme apparaissent avec M. Edouard Manet, avec les impressionnistes, MM. Claude Monet, Renoir, Pissaro, Guillaumin, d’autres encore. Ceux-ci se proposent de sortir de l’atelier où les peintres se sont claquemurés depuis tant de siècles, et d’aller peindre en plein air, simple fait dont les conséquences sont considérables. En plein air, la lumière n’est plus unique, et ce sont dès lors des effets multiples qui diversifient et transforment radicalement les aspects des choses et des êtres. Cette étude de la lumière, dans ses mille décompositions et recompositions, est ce qu’on a appelé plus ou moins proprement l’impressionnisme, parce qu’un tableau devient dès lors l’impression d’un moment éprouvée devant la nature.

    Les plaisantins de la presse sont partis de là pour caricaturer le peintre impressionniste saisissant au vol des impressions, en quatre coups de pinceau informes ; et il faut avouer que certains artistes ont justifié malheureusement ces attaques, en se contentant d’ébauches trop rudimentaires. Selon moi, on doit bien saisir la nature dans l’impression d’une minute ; seulement, il faut fixer à jamais cette minute sur la toile, par une facture largement étudiée. En définitive, en dehors du travail, il n’y a pas de solidité possible.

    D’ailleurs, remarquez que l’évolution est la même en peinture que dans les lettres, comme je l’indiquais tout à l’heure. Depuis le commencement du siècle, les peintres vont à la nature, et par des étapes très sensibles. Aujourd’hui nos jeunes artistes ont fait un nouveau pas vers le vrai, en voulant que les sujets baignassent dans la lumière réelle du soleil, et non dans le jour faux de l’atelier ; c’est comme le chimiste, comme le physicien qui retourne aux sources, en se plaçant dans les conditions mêmes des phénomènes. Du moment qu’on veut faire de la vie, il faut bien prendre la vie avec son mécanisme complet.

    De là, en peinture, la nécessité du plein air, de la lumière étudiée dans ses causes et dans ses effets. Cela paraît simple à énoncer, mais les difficultés commencent avec l’exécution. Les peintres ont longtemps juré qu’il était impossible de peindre en plein air, ou simplement avec un rayon de soleil dans l’atelier, à cause des reflets et des continuels changements de jour. Beaucoup même continuent à hausser les épaules devant les tentatives des impressionnistes. Il faut être du métier effectivement pour comprendre tout ce que l’on doit vaincre, si l’on veut accepter la nature avec sa lumière diffuse et ses variations continuelles de colorations. A coup sûr, il est plus commode de maîtriser la lumière, d’en disposer à l’aide d’abat-jour et de rideaux, de façon à en tirer des effets fixes ; seulement, on reste alors dans la pure convention, dans une nature apprêtée, dans un poncif d’école. Et quelle stupéfaction pour le public, lorsqu’on le place en face de certaines toiles peintes en plein air, à des heures particulières ; il reste béant devant des herbes bleues, des terrains violets, des arbres rouges, des eaux roulant toutes les bariolures du prisme. Cependant, l’artiste a été consciencieux : il a peut-être, par réaction, exagéré un peu les tons nouveaux que son œil a constatés ; mais l’observation au fond est d’une absolue vérité, la nature n’a jamais eu la notation simplifiée et purement conventionnelle que les traditions d’école lui donnent.

    De là, les rires de la foule en face des tableaux impressionnistes, malgré la bonne foi et l’effort très naïf des jeunes peintres. On les traite de farceurs, de charlatans se moquant du public et battant la grosse caisse autour de leurs œuvres, lorsqu’ils sont au contraire des observateurs sévères et convaincus. Ce qu’on paraît ignorer, c’est que la plupart de ces lutteurs sont des hommes pauvres qui meurent à la peine, de misère et de lassitude. Singuliers farceurs que ces martyrs de leurs croyances !

    Voilà donc ce qu’apportent les peintres impressionnistes : une recherche plus exacte des causes et des effets de la lumière, influant aussi bien sur le dessin que sur la couleur.

    M. Claude Monet s'était décidé, cette année, à envoyer deux toiles au Salon. Une de ces toiles seulement a été reçue, et avec peine, ce qui l’a fait placer tout en haut d’un mur, à une élévation qui ne permet pas de la voir. C’est un paysage, Lavacourt, un bout de Seine, avec une île au milieu, et les quelques maisons blanches d’un village sur la berge de droite. Personne ne lève la tête, le tableau passe inaperçu. Cependant, on a eu beau le mal placer, il met là-haut une note exquise de lumière et de plein air ; d’autant plus que le hasard l’a entouré de toiles bitumineuses, d’une médiocrité morne, qui lui font comme un cadre de ténèbres, dans lequel il prend une gaieté de soleil levant.

     

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    Claude Monet – La Seine à Lavacourt, 1880, Dallas Museum of Art, Texas

     

         Rendez-vous la semaine prochaine pour un prochain article de cette série sur la genèse de l'impressionnisme. Bonnes vacances pour les voyageurs de la Toussaint.

     

     

  • Paul Cézanne, Emile Zola : Confidences

     

    Une amitié de jeunesse

     

     

           Heureux temps du lycée Bourbon à Aix-en-Provence.

         Paul Cézanne et Emile Zola se connaisse très tôt, ils sont inséparables. Au début de l’année 1858, devant rejoindre sa mère à Paris, Zola part finir ses études dans la capitale. Jusqu’en 1861, date à laquelle Cézanne se décidera à monter lui-aussi à Paris, une correspondance régulière va s’installer entre les deux très jeunes amis.

         En avril 1858, Paul s’ennuie : « Depuis que tu as quitté Aix, mon cher, un sombre chagrin m’accable ; je ne mens pas, ma foi. Je ne me reconnais plus moi-même, je suis lourd, stupide et lent. […] Je gémis de ton absence. »

         Dans les courriers de cette période, le ton du jeune Cézanne est libre, joyeux, il ne parle guère de peinture, emploie volontiers l’humour, écrit des bribes de chansons, parle de ses amours et versifie beaucoup :

    Lettre de Paul Cézanne à Emile Zola - Aix, le 3 mai 1858 (extrait d’un long poème)

     

    Mon cher, tu sais, ou bien tu ne sais pas,

    Que d’un amour subit j’ai ressenti la flamme.

    Tu sais de qui je chéris les appas,

    C’est d’une gentille femme.

    Brun est son teint, gracieux est son port,

    Bien mignon est son pied, la peau de sa main fine,

    Enfin dans mon transport

    J’augure, en inspectant cette taille divine,

    Que de ses beaux tétons l’albâtre est élastique,

    Bien tournés par l’amour. Le vent en soulevant

    Sa robe d’une gaze de couleurs magnifiques

    Laisse d’un rond mollet deviner le charmant

    Contour…

     

         Zola lui répond le 14 juin : « Au diable la raison, et vive la joie ! Que fais-tu de ta conquête ? Lui as-tu parlé ? Ah ! polisson, tu en serais, ma foi, bien capable. Jeune homme, vous vous perdez, vous allez faire des folies, mais j’irai bientôt empêcher cela. Je ne veux pas qu’on me détériore mon Cézanne. […] Envoie-moi donc, si tu as le temps, quelque jolie pièce de vers. Cela me distrait tout en me faisant plaisir. Quant à moi, je suis mort à la poésie pour quelque temps. »

     

         Le 9 juillet, Cézanne lui envoie une lettre renfermant des vers ou chansons dont voici un couplet :

    De la dive bouteille

    Célébrons la douceur.

    Sa bonté sans pareille

    Fait du bien à mon cœur.

         Il précise : « Ceci doit être chanté sur l’air : d’une mère chérie, célébrons la douceur, etc. »

     

     

        A Paris, Emile Zola contracte une maladie grave qui le laisse épuisé. Cézanne, sans nouvelle de son ami, lui adresse une curieuse lettre de reproches qui renseigne sur son caractère emporté et sa sensibilité. Toujours en vers, il évoque une lecture commune sur « La divine Comédie » de Dante, puis termine par un mouvement d’humeur évoqué ci-dessous. Il va avoir 20 ans.

     

    Lettre de Cézanne à Zola - Aix, le 17 janvier 1859 (en tête de la lettre se trouve un dessin : « La mort règne en ces lieux »)

     

    […]

    Mais j’observe, mon cher, que depuis quinze jours

    Notre correspondance a relâché son cours ;

    Serait-ce par hasard l’ennui qui te consume,

    Ou bien ton cerveau pris par quelque fâcheux rhume

    Te retient, malgré toi, dans ton lit, et la toux

    Te chagrinerait-elle ? Hélas, ce n’est pas doux

    Mais pourtant mieux vaut ça que d’autres maux encore.

    Peut-être est-ce l’amour qui lentement dévore

    Ton cœur ? Oui ? Non ? Ma foi, je n’en sais rien

    Mais si c’était l’amour, je dirais, ça va bien.

     

    […] A quoi je répondrai que pour ne plus t’ennuyer tu dois m’écrire au plus tôt, si empêchement grave n’est pas.

     

     

         L’arrivée de Cézanne à Paris est mainte fois reportée. A Aix, il suit des cours de dessin. Le réalisme de Courbet est d’actualité au Salon parisien.

     

    Lettre de Zola à Cézanne - Paris, le 25 mars 1860

     

    […] Que voulez-vous dire avec ce mot de réaliste ? Vous vous vantez de ne peindre que des sujets dénués de poésie ! Mais chaque chose à la sienne, le fumier comme les fleurs. Serait-ce parce que vous prétendez imiter la nature servilement ? Mais alors, puisque vous criez tant après la poésie, c’est dire que la nature est prosaïque. Et vous en avez menti. – C’est pour toi, que je dis cela, monsieur mon ami, monsieur le grand peintre futur. C’est pour te dire que l’art est un, que spiritualiste, réaliste ne sont que des mots, que la poésie est une grande chose et hors de la poésie il n’y a pas de salut.

    J’ai fait un rêve, l’autre jour. – J’avais écrit un beau livre, un livre sublime que tu avais illustré de belles, de sublimes gravures. Nos deux noms en lettres d’or brillaient, unis sur le premier feuillet, et, dans cette fraternité de génie, passaient inséparables à la postérité. - Ce n’est encore qu’un rêve malheureusement.

      

         Paul Cézanne arrive enfin à Paris en avril 1861. Zola l’accueille chaleureusement. Le peintre s’inscrit à l’académie Suisse où il fait la connaissance de nombreux artistes dont Armand Guillaumin et Camille Pissarro. Il visite le Louvre et fréquente les salons. Mais il s’adapte mal à la vie parisienne, l’entente avec Zola se détériore. Zola écrit : « L’âge a développé chez lui l’entêtement. Il est fait d’une seul pièce, raide et dur sous la main ; rien ne le plie, rien ne peut en arracher une concession ; il a horreur de la discussion, d’abord parce que parler fatigue, et ensuite parce qu’il faudrait changer d’avis si son adversaire à raison. […] Comme chacun a sa nature, par sagesse je dois me conformer à ses humeurs, si je ne veux pas faire envoler son amitié. »

     

     

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    Paul Cézanne – Sucrier, poires et tasse bleue, 1866, Musée Granet, Aix-en-Provence

     

         A partir de l’année 1863 (année du scandaleux « Déjeuner sur l’herbe » d’Edouard Manet), Cézanne copie librement les œuvres de son choix, au Louvre comme au Luxembourg. Les toiles qu’il peint sont régulièrement refusées. Il fréquente les soirées du jeudi organisées par Zola et rencontre Manet en 1866. Celui-ci apprécie les natures mortes de Cézanne ce qui lui procure une grande joie.

     

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    Paul Cézanne – Nature morte avec pain et œufs, 1865, Museum of Art, Cincinnati

     

     

         Au salon de 1866, un véto du jury est imposé à Cézanne. Cette fois, le peintre adresse une lettre de protestation au surintendant des Beaux-Arts : « Je ne puis accepter le jugement illégitime de confrères auxquels je n’ai pas donnée moi-même mission de m’apprécier. »

         De son côté, à partir du Salon de 1866, Zola se lance ouvertement dans la critique d’art. A cette occasion, il publie une Dédicace insérée dans « Mon Salon »

     

    A mon ami Paul Cézanne – Mon salon, 20 mai 1866

     

    J’éprouve une joie profonde, mon ami, à m’entretenir seul avec toi.

    […] Il y a dix ans que nous parlons arts et littérature. Nous avons souvent habité ensemble – te souviens-tu ? – et souvent le jour nous a surpris discutant encore, fouillant le passé, interrogeant le présent, tâchant de trouver la vérité et de nous créer une religion infaillible et complète. Nous avons remué des tas d’effroyables idées, nous avons examiné et rejeté tous les systèmes, et, après un si rude labeur, nous nous sommes dit qu’en dehors de la vie puissante et individuelle, il n’y avait que mensonge et sottise. […] Tu es toute ma jeunesse ; je te retrouve mêlé à chacune de mes joies, à chacune de mes souffrances. […] Nous affirmions que les maîtres, les génies, sont des créateurs qui, chacun, ont créé un monde de toutes pièces, et nous refusions les disciples, les impuissants, ceux dont le métier est de voler çà et là quelques bribes d’originalité. Sais-tu que nous étions des révolutionnaires sans le savoir ?

     

         Cézanne travaille, le plus souvent en pate épaisse, au couteau. « Ma manière couillarde » peinture,cézanne,aixdira-t-il plus tard. Il remercie son ami de sa dédicace en lui faisant un tableau de son père lisant le journal « L’événement » dans lequel Zola publie des critiques littéraires.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Paul Cézanne – Le père de l’artiste, 1866, National Gallery of Art, Washington

      

         Au salon de 1867, Cézanne envoie deux toiles « Le grog au vin » et « Ivresse » qui, comme d’habitude sont refusées.

       Même exclu, il est critiqué par un journaliste du Figaro. Cette fois, Zola, défenseur de la « jeune école » monte au créneau en pourfendeur de la calomnie. Il écrit au rédacteur du Figaro.

     

    Lettre d’Emile Zola à Francis Magnard, rédacteur du Figaro - Paris, le 12 avril 1867

     

    Mon cher confère,

    Ayez l’obligeance, je vous prie, de faire insérer ces quelques lignes de rectification. Il s’agit d’un de mes amis d’enfance, d’un jeune peintre dont j’estime singulièrement le talent vigoureux et personnel. Vous avez coupé, dans l’Europe, un lambeau de prose où il est question d’un M. Sésame qui aurait exposé, en 1863, au Salon des Refusés, « deux pieds de cochon en croix » […]. Je vous avoue que j’ai eu quelque peine à reconnaître sous le masque qu’on lui a collé au visage, un de mes camarades de collège, M. Paul Cézanne, qui n’a pas le moindre pied de cochon dans son bagage artistique, jusqu’à présent du moins. […] M. Paul Cézanne a eu effectivemen