Claude Monet - Femmes au jardin, 1867, musée d'Orsay, Paris
Les lecteurs qui aiment Claude Monet doivent se procurer le très beau roman de Michel Bernard « Deux remords de Claude Monet », superbement écrit. Il est ce que j’ai lu de mieux sur l’artiste avec celui de Marianne Alphant « Une vie dans le paysage ».
Je connais bien la peinture impressionniste et les personnages principaux du livre. Tout en gardant l’esprit et la trame de celui-ci, je m’en suis inspiré pour conter cette histoire.
À 86 ans, Claude Monet vit seul dans la grande maison de Giverny avec sa belle-fille Blanche, attentive et dévouée, la fille de sa dernière femme Alice, morte il y a quinze ans. Plus jeune, Blanche l’accompagnait pour peindre dans la campagne environnante. Le seul conseil qu’il lui donnait : « Regarde la nature et peins ce que tu vois, comme tu peux. »
L’artiste vient de terminer ses « Grandes Décorations », immenses panneaux de Nymphéas destinés à deux grandes pièces arrondies à l’Orangerie à Paris. Il en a fait don à l’Etat. Ce travail l’a usé après une pénible opération de la cataracte. Il est heureux. Le gouvernement français, à travers son ami Georges Clemenceau, a accepté, en échange de ce don exceptionnel, de lui racheter pour qu’il prenne place au Louvre un de ses plus beaux tableaux qui, aujourd’hui, est accroché dans son salon : « Femmes au jardin ».
Cette grande toile que Monet avait peinte 60 ans auparavant, en 1866, relie un homme et une femme qui hantent sa mémoire depuis bien longtemps : le peintre Frédéric Bazille et sa première femme, sa chère Camille, que son cœur n’a pu oublier.
C’est si loin…
En 1865, Claude Monet a une petite moustache naissante et des cheveux longs. Frédéric Bazille est l’ami de ses débuts à l’atelier Gleyre, avec Alfred Sisley, Auguste Renoir et quelques autres. Ce petit groupe de peintres avant-gardistes rêvait de prendre la place des peintres académiques qui remplissaient le Salon officiel annuel. Eux, ce qu’ils aimaient : la fugitivité des choses, les accidents de l’atmosphère, les vibrations lumineuses.
Forêt de Fontainebleau. Le grand Frédéric Bazille a accepté de poser pour la première immense toile de son ami : « Le Déjeuner sur l’herbe ». Il doit être représenté deux fois dans la toile, en chapeau melon. À ses côtés figure une élégante jeune femme que Monet vient de rencontrer. Elle a vingt ans et se prénomme Camille. Trop imposante, la toile ne pourra pas être achevée à tant pour le Salon.
Claude Monet - Déjeuner sur l'herbe, fragment, 1865, musée d'Orsay, Paris
Monet est séduit par son nouveau modèle. Il veut présenter au Salon une œuvre qui plaise au jury. L’hiver est froid. Camille va poser en intérieur. Elle porte une élégante veste bordée de fourrure retombant sur une longue robe traînante à bandes noires et vertes qui s’écroule en larges plis souples. Sa main tient la bride de son chapeau, elle se retourne à demi, une expression coquette emplissant son beau visage. Au Salon de 1866, cette « Camille » ou « La Femme à la robe verte » suscite un concert de louange. Emile Zola, critique, est conquis.
Claude Monet - Camille ou La Femme à la robe verte, 1866, Kunsthalle museum, Brême, Allemagne
L’amour s’est installé entre le peintre et son modèle. Ils vivent dans une petite maison de banlieue, à Sèvres, entourée d’un jardin. Monet s’obstine à peindre un autre grand format : des jeunes femmes grandeur nature installées au bord d’une allée sur une pelouse ensoleillée.
« Tu seras les trois femmes qui seront au centre de la toile, dit le peintre à sa compagne ». Que peut-elle refuser à son Claude. Obéissante, Camille pose toute la journée. Chaque jour, elle change de robe comme de personnage. Elle est assise sur la pelouse en robe à crinoline blanche ornée d’élégantes broderies. Son visage est éclairé par en dessous du fait de la forte lumière solaire qui rebondit sur sa robe. Derrière elle, elle pose à nouveau pour les deux femmes debout dans l’ombre. Au fond de l’allée rosâtre une quatrième femme en cheveux roux cueille des roses. Sa robe en mousseline blanche illumine le tableau.
« Qu’ils aillent se faire… éructe Monet en apprenant le refus de son tableau par le jury du Salon de 1867 ! ». Sa toile « Femmes au jardin » est somptueuse. Il ne comprend pas. Camille vient de donner naissance à son petit Jean dont Frédéric Bazille sera le parrain. Monet, désargenté, accepte l’achat de sa toile par son ami Frédéric, fortuné, pour une somme importante.
La guerre avec la Prusse éclate en 1870. Claude et Camille viennent de se marier. Après des vacances à Trouville, ils se sont installés à Londres. La terrible nouvelle les anéantit : leur ami Frédéric, engagé pour la France, vient de mourir à 29 ans dans un paysage du Gâtinais.
Installés à Argenteuil, des années heureuses vont commencer pour Camille et Claude. Monet peint comme jamais jusqu’ici. Seule la lumière l’intéresse. Il possède un bateau-atelier qui lui permet de naviguer, peindre l’eau, les berges, les ponts, les péniches. Il peint quelque chose de nouveau qui l’inspire et l’éblouit. Sait-il lui-même ce qu’il peint…
Camille est sa joie de vivre, son jardin sa source d’inspiration. Il surprend la jeune femme partout : au détour d’une allée, dans l’encadrement d’une fenêtre, assise à l’ombre d’un feuillage, la robe parsemée de paillettes lumineuses.
Claude Monet - La Liseuse, 1872, Walters Art Museum, Baltimore
Elle pose en hiver sous la neige habillée d’une capeline rouge, ou debout sur un talus tenant une ombrelle, sa silhouette ascensionnelle se découpant en plein ciel.
Claude Monet - La Capeline rouge, 1873, The Cleveland musuem of Art
« Souris, lance Claude à sa femme ! » Affublée d’une somptueuse robe d’acteur japonais rouge brodée de fleurs et de personnages grimaçants, la pauvre Camille tient un éventail à hauteur du visage et s’efforce de sourire malgré cette pose étrange en « Japonaise » avec ce déguisement théâtral et un guerrier grotesque brodé sur les fesses…
Claude Monet - La Japonaise, 1876, Museum of Fine Arts, Boston
La période radieuse d’Argenteuil est terminée. Installés dans une maison à Vétheuil près de Giverny, la naissance d’un deuxième enfant révèle la terrible maladie de Camille.
Le 7 septembre 1879, Monet regarde une dernière fois le visage glacé de sa compagne dont les beaux yeux se sont définitivement fermés. Elle est morte dans la nuit, à 32 ans. Il a conscience qu’une période importante de son existence se termine. Il venait de la peindre avec un voile de tulle qui lui rendait l’apparence de la jeune mariée qui lui souriait le jour de leur mariage, il y avait seulement 9 années.
Le 6 décembre 1926, Monet vit ses derniers instants auprès de sa fidèle Blanche. Il sait que sa toile « Femmes au jardin » que Frédéric Bazille avait acquise il y avait exactement 60 années, qu’il avait récupérée plus tard pour mettre dans son salon, ira au Louvre. Il imagine sa Camille souriant aux visiteurs du musée, assise dans l’herbe en crinoline blanche, tenant une ombrelle saumonée, le visage enfoui dans un bouquet de fleurs.