CORRESPONDANCE - EXTRAITS CHOISIS
« Et maintenant, mon cher Castagnary, je prends congé de vous en vous exprimant, tant en mon nom qu’en celui de quelques amis proscrits comme moi, le désir que notre malheureux pays sorte bientôt de la crise terrible qu’il traverse. »
Gustave Courbet
Dernière lettre à son ami, datée du 12 décembre 1877
Léonce Schérer – Caricature montrant Gustave Courbet cassant des pierres. Le tableau qui le fit connaître à ses débuts était "Les casseurs de pierre", août 1871
La toute récente Commune de Paris s’oppose au gouvernement issu de l’Assemblée nationale qui vient d’être élue. Elle se veut un gouvernement du peuple par le peuple. Karl Marx se rallie à elle et écrit : « C’était la première révolution dans laquelle la classe ouvrière était ouvertement reconnue comme la seule qui fût encore capable d’initiative sociale. »
De sont côté, dans une communication du gouvernement de Versailles adressée aux préfets, M. Thiers annonce que la lutte contre Paris sera poursuivie avec autant d’énergie, et sans s’arrêter aux sacrifices. Il déclenche, le 11 avril, l’offensive versaillaise.
Le 16 avril 1871, Courbet est élu député à la Commune de Paris et devient délégué du 6e arrondissement.
Lettre à ses parents – Charenton, le 30 avril 1871
Me voici par le Peuple de Paris introduit dans les affaires politiques jusqu’au cou. Président de la Fédération des artistes, membre de la Commune, délégué à la mairie, délégué à l’instruction publique : quatre fonctions les plus importantes de Paris. Je me lève, je déjeune, et je siège et préside 12 h par jour. Je commence à avoir la tête comme une pomme cuite. Malgré tout ce tourment de tête et de compréhension d’affaires sociales auxquelles je n’étais pas habitué, je suis dans l’enchantement. Paris est un vrai paradis ! Point de police, point de sottise, point d’exaction d’aucune façon, point de dispute. Paris va tout seul comme sur des roulettes. Il faudrait pouvoir rester toujours comme cela. En un mot, c’est un vrai ravissement. Tous les corps d’état se sont établis en fédération et s’appartiennent. C’est moi qui ai donné le modèle avec les artistes de toutes sortes (La fédération des artistes a été fondée à l’initiative de Courbet). Les curés aussi sont à leurs pièces comme les autres, ainsi que les ouvriers, etc., les notaires et les huissiers appartiennent à la Commune et sont payés par elle, comme les receveurs de l’enregistrement. Quant aux curés, s’ils veulent exercer à Paris (quoiqu’on n’y tienne pas), on leur louera des églises.
Dans nos moments de loisir, nous combattons les saligauds de Versailles, chacun y va à son tour. Ils pourraient lutter dix ans comme ils le font sans pouvoir entrer chez nous, et quand nous les laisserons entrer, ce sera leur tombeau. (Courbet voulait-il rassurer sa famille, car la Commune subit des pertes sérieuses ?)
[…]
Paris a renoncé à être la capitale de la France. La France ne voulait plus que Paris lui envoie ses préfets. La France doit être contente, elle est exaucée. […] Aujourd’hui Paris s’appartient. Il veut que la liberté (et il n’y a pas à y revenir) soit consacrée sur la terre. […]
Je ne sais maintenant, mers chers parents, quand j’aurai le plaisir de vous revoir. Je suis obligé de faire énergiquement tout ce travail qui m’est confié, et pour lequel j’ai eu tant de propension pendant toute ma vie, moi qui était décentralisé, en ce sens que j’étais retranché dans mon individualité pendant toute mon existence. Pour être dans le sens de la Commune de Paris, je n’ai pas besoin de réfléchir, je n’ai qu’à agir naturellement.
A Paris, la troupe souffre et les officiers manquent d'expérience. Les combats font rage dans la banlieue parisienne. Durant les quinze derniers jours de mai 1871, les événements vont s'enchainer rapidement :
Le 16 mai, sur ordre du Comité de salut public, la Colonne Vendôme est jetée à bas par les communards. Courbet y aurait assisté.
Le 21 mai, après un accord avec Bismarck, les troupes versaillaises de Mac-Mahon entre dans la Commune. Durant une semaine sanglante, le massacre des communards par les troupes versaillaises est impitoyable. La Commune est vaincue. La répression et les exécutions sommaires durent jusqu’au 29 mai.
Depuis le 23 mai, Courbet demeurait chez un fabricant d’instruments de musique A. Lecomte, 12 rue Saint-Gilles, près de la Bastille. Il sera arrêté le 7 juin.
Lettre à Jules Castagnary – Paris, le 8 juin 1871
J’ai été arrêté cette nuit à 11 h. On m’a conduit au ministère des Affaires étrangères, puis on m’a ramené au dépôt à minuit. J’ai couché dans un couloir empilé avec des prisonniers, et maintenant je suis dans une cellule, n° 24 (À la Conciergerie). Je pense être conduit à Versailles bientôt.
Si vous pouviez venir me voir, je serais très heureux de vous parler un peu.
Ma situation n’est pas gaie. Voilà où mène le cœur.
Afin de se justifier, et de se sauver d’éventuelles condamnations, essentiellement pour son rôle joué dans le renversement de la colonne Vendôme, l’artiste envoie plusieurs lettres de styles très proches à différentes relations afin de tenter de les mobiliser en sa faveur. L’extrait de la lettre au ministre de l’instruction publique, ci-dessous, est l’une d’entre elles :
Lettre à Jules Simon – Versailles, le 23 juin 1871
À Monsieur le ministre J. Simon.
Mes intentions à propos de la colonne Vendôme
Comme je l’ai déjà dit, c’est influencé par le vœu populaire qui attribuait au monument commémoratif de nos succès guerriers cette seconde invasion (la première invasion est celle des alliés, après Waterloo en 1815), et aux guerres qu’elle éternisait, tous les désastres de la France ; et c’est après en avoir référé aux artistes dans une assemblée générale où il fut décidé que les idées de ce temps et la morale actuelle répudiaient les guerres et les victoires de ce genre ; d’autre part, que ce monument était une affreuse copie de la colonne Trajane (colonne érigée à Rome pour commémorer les victoires de l'empereur Trajan) et sans valeur d’art qui lui appartienne, que j’adressai au gouvernement, dit de la Défense nationale, la proposition par laquelle j’émettais le vœu que cette colonne soit déboulonnée et transportée pour être disposée en musée dans la cour des Invalides. La Chambre ne donna pas cours à cette proposition. Là finit mon action vis-à-vis de cette colonne, il n’en fut plus reparlé, je n’y tenais pas davantage.
[…]
Lorsque plus tard la Commune se décida à mettre son décret en exécution, le marché fut passé, à mon insu, par le comité exécutif, mais lorsque j’appris qu’on la faisait tomber en bloc, je m’y opposais à la Chambre et je fis même une démarche chez l’entrepreneur pour l’en détourner ; qui me répondit qu’il n’avait rien à faire à moi ; qu’il exécuterait son marché. – Mon idée était toujours de la faire transporter aux Invalides sans rien briser pour qu’il soit loisible à la population de la relever au milieu de l’esplanade des Invalides, sa vraie place, parages consacrés dans Paris aux arts et aux monuments de ce genre.
[…]
Non, je ne mérite ni tant d’honneur ni tant d’indignité, […] et je décline ma compétence dans la chute de cette colonne, car je ne tiens qu’à l’honneur et la célébrité que peut me rapporter mon art.
En proposant le déplacement de ce symbole, ce n’était pas pour l’abolir, c’était au contraire pour lui en opposer un autre (que j’ai exprimé dans ma lettre aux Allemands) (lettre montrée dans le chapitre précédent). Je proposais de le remplacer par le dernier canon acculé sur un piédestal sur trois boulets, gueule en l’air, surmonté d’un bonnet phrygien, signe de l’alliance des peuples, et la déesse de la Liberté entourant ce canon de guirlandes de fleurs. Là je devenais classique, voilà ce que c’est que la politique. - Mais non, laissons ces emblèmes, car je préférerais encore que cette rue se nomme rue de la Paix dans toute sa longueur et qu’au milieu de la place de la Paix se trouve une corbeille de fleurs avec de l’eau et au milieu une grue colossale dormant sur une patte. Ça représenterait la placidité de la nature.
Chaque citoyen a le droit d’émettre son idée sur les monuments avec lesquels il habite ; il ne s’ensuit pas qu’on doive les suivre. – Par exemple, Victor Hugo est républicain, socialiste ; et pourtant deux fois il éprouva le besoin de faire des vers sur cette colonne. Je suis républicain, socialiste, je pense autrement.
[…] Je suis d’avis qu’on respecte toutes les idées et que chacun en prenne ce qu’il veut. Je crois que c’est la liberté.
Depuis mon jeune âge, je suis l’ennemi juré de la guerre (pour ce qu’elle me rapporte, je crois que j’ai raison). Je suis aussi l’ennemi juré de la peine de mort sous quelque forme que ce soit. Je ne puis empêcher ces choses, mais j’ai le droit de les blâmer.
Recevez, Monsieur le ministre, toutes mes salutations.
Gustave Courbet
Lettre à Auguste Bachelin – Paris, prison de Mazas, mi-juillet 1871
Vous me parlez de peinture, de poésie. Hélas, c’est bien loin de moi, je ne me rappelle plus avoir été peintre. Adieu la mer et les grands ciels. Du reste, j’ai tout perdu. Les Prussiens m’ont dévalisé mon atelier à Ornans. Le gouvernement du 4 septembre m’a converti mon bâtiment d’exposition en barricades poursuivies par les bombes. J’ai abîmé tous mes tableaux à force de déménagements, puis ils ont pourri en dernier dans des caves. Moi je suis en prison, ma mère est morte, ma famille dans la désolation, ainsi que mes amis, et mon avenir est à refaire.
Malheur aux gens de cœur !
Le 30 août, Courbet est condamné à 6 mois de prison. Le 22 septembre, il est transféré à la prison parisienne de Sainte-Pélagie.
Gustave Courbet – Portrait de l’artiste à Sainte-Pélagie, 1872, musée Courbet, Ornans
Lettre à son amie Lydie Joliclerc – Paris, prison de Sainte-Pélagie, vers début octobre 1871
Ma chère Lydie
Ma chère brave amie, dites à Joliclerc que je vous aime tous les deux et que je pense à vous souvent. Qu’on est heureux quand on reçoit des bonnes lettres comme la vôtre, des lettres qui partent du cœur et qui vous arrivent de votre pays.
Qu’on est heureux quand on est dans les fers – « dans les fers », c’est le mot, car nous sommes bouclés tous les soirs sous des verrous qui sont comme le bras, après avoir passé la journée avec des voleurs et des assassins – qu’on est heureux, dis-je, de pouvoir penser que malgré les persécutions il vous reste des amis qui ne se laissent pas influencer par les menées criminelles de ces faux gouverneurs qui cherchent éternellement à étouffer la liberté.
Dans ces moments de solitude terrible entre la vie et la mort (car vous ne pourrez jamais imaginer ce que nous avons souffert), on se reporte involontairement à son jeune âge, à ses parents, à ses amis. J’ai parcouru surtout tous les endroits que je parcourais enfant avec ma pauvre mère (que je ne reverrai plus, chagrin profond et unique, de tous les revers qui m’ont accablé depuis vous). […] C’est singulier, dans ces moments suprêmes on pense aux choses les plus naïves. La moindre des choses vous touche. Dans mon malheur j’ai eu un bonheur sans égal. Dans cet ahurissement général et barbare, bien des fois, chers amis, j’ai échappé à une mort certaine, mais je sentais que mon heure n’était pas venue.