VAN GOGH Vincent - Bords de l’Oise, la Grenouillère, 1890, The Detroit Institute of Arts
Texte extrait du roman à venir sur décembre: QUE LES BLES SONT BEAUX - L'ultime voyage de Vincent Van Gogh
Deux skifs effilés passèrent à grande vitesse sous les encouragements des barreurs qui imprimaient la cadence. Les hommes, habillés de maillots rayés, brassant l’eau à grands coups de pelles, grimaçaient dans l’effort, avec des « han » retentissants. Des vaguelettes agressives s’écrasèrent bruyamment sur les bateaux immobilisés, soulevant les coques de secousses ondulantes. Je suivis les skifs du regard. Ils disparurent derrière une rangée d’arbres. Dans l’eau, les reflets colorés des embarcations s’effacèrent un court instant, puis le calme revint.
Je m’installai face aux bateaux assoupis, pris la toile de 30 que j’avais apportée et la posai
horizontalement sur le chevalet. Le décor fut sommairement esquissé au pinceau. Des tons purs excitaient mes yeux. Il suffisait de les poser sur la toile tel que je les voyais : verts bleutés dans le feuillage des arbres ; bleu céruléen dans l’angle de ciel au-dessus de l’île sur la gauche ; le même bleu brossé à grands traits dans l’eau, additionné d’un soupçon d’outremer et de violet sur les parties ombrées.
Les embarcations bigarrées se superposaient en forme de triangle. Dans une des barques, une jeune femme en robe claire était assise. Un blanc pur la balaya. La base du triangle était constituée par cette imposante yole rouge orangée qui prenait toute la largeur de la toile. J’écrasai le tube de rouge vermillon sur celle-ci et étalai la pâte avec délectation. Le rouge… Le midi m’avait révélé cette couleur qui embrasait les paysages. Autrefois, je l’utilisais peu, la campagne hollandaise ne s’y prêtant guère.
Dans le frais, je rajoutai du jaune de cadmium qui transforma le rouge de la yole en un orangé éclatant. Une petite touche de rouge pur couvrit la coque et la voile de l’esquif accosté à l’extrémité de l’île en haut de la toile. Une goutte de blanc sur la voile suffit ensuite pour la rosir.
Le soleil cuisait sérieusement mon profil gauche. Je posai mes pinceaux dans un gobelet en fer, me levai et m’agenouillai devant la rivière. Une image déformée, peu engageante, la mienne, m’apparaissait dans l’onde liquide. Après m’être aspergé plusieurs fois le visage, je revins vers mon chevalet.
Les couleurs claquaient… Où était passé l'impressionniste que j'étais devenu à Paris ? Mes amis seraient surpris s'ils voyaient mes peintures... Quelle chose étonnante que la touche, le coup de brosse… On travaille comme on peut, on remplit sa toile à la diable sans trop calculer, exalté par le motif. Exagérer l’essentiel et laisser dans le vague le banal… Ainsi, on attrape le vrai… La critique m’importait peu. Je n’avais plus de temps à perdre à tenter de convaincre ceux qui ne comprenaient pas mon travail. Je voulais exister avec mes défauts et mes qualités, et, surtout, ne pas accepter le conformisme ambiant.
En pleine réflexion picturale, je n’avais pas entendu arriver ce couple debout en plein soleil devant les barques vertes et blanches, sur la petite bande de terre servant d’embarcadère. L’homme en costume bleu à col de marin et chapeau noir s’apprêtait à tirer une embarcation. La femme en robe blanche, une capeline jaune citron posée sur de longs cheveux relevés derrière la tête, semblait s’interroger sur la méthode la plus efficace pour grimper dans le bateau sans se prendre les pieds dans sa robe longue. Je me hâtai de les croquer sur la toile avant qu’ils n’embarquent. Le jaune clair que j’étalai autour d’eux les inonda de lumière.
La jeune femme se décida à retrousser sa robe jusqu’au bas des cuisses et monta dans la barque aidée par son compagnon reluquant ses dessous. Elle s’assit à l’avant, peu rassurée. L’homme saisit les avirons, piocha l’eau maladroitement, ce qui fit tanguer l’embarcation et hurler sa compagne. Il trouva le bon coup de pelle et la barque se dirigea vers l’île sous les roucoulements aigus de la femme.
Je posai ma palette sur le sol et sortis le pain et le gros saucisson que madame Ravoux m’avait mis dans ma musette ce matin. Je tirai la corde que j’avais accrochée au goulot de la gourde plongée dans l’eau en arrivant, but une longue rasade et la renvoyai au frais.
Ragaillardi, je m’allongeai sous l’ombre d’un saule. Mon corps rassasié s’amollissait progressivement.