5. Rude journée boulevard des Capucines
Quolibets, insultes pleuvent lors de l’exposition commencée le 15 avril 1874 du nouveau groupe des peintres avant-gardistes…
Dans la presse, il n’y a pas de mots assez durs pour se moquer, se gausser de cette nouvelle peinture. Le comble est l’article du journaliste Louis Leroy écrit sur un ton ironique dans le "Charivari", une dizaine de jours après le début de l’exposition. Visitant l’exposition avec un ami peintre officiel, il le provoque par des éloges paraissant sincères sur les exposants. Renoir parlera « d’esprit parisien ».
Le Charivari, 25 avril 1874
L’EXPOSITION DES IMPRESSIONNISTES, par Louis Leroy.
Oh! ce fut une rude journée que celle où je me risquai à la première exposition du boulevard des Capucines en compagnie de M. Joseph Vincent, paysagiste, élève de Bertin, médaillé et décoré sous plusieurs gouvernements !
L'imprudent était venu là sans penser à mal ; il croyait voir de la peinture comme on en voit partout, bonne et mauvaise, plutôt mauvaise que bonne, mais non pas attentatoire aux bonnes mœurs artistiques, au culte de la forme et au respect des maîtres. Ah ! la forme ! Ah ! les maîtres ! Il n'en faut plus mon pauvre vieux ! Nous avons changé tout cela.
En entrant dans la première salle, Joseph Vincent reçut un premier coup devant la Danseuse, de M. Degas.
Edgard Degas – La classe de danse, 1874, musée d’Orsay, Paris
- Quel dommage, me dit-il, que le peintre, avec une certaine entente de la couleur, ne dessine pas mieux : Les jambes de sa danseuse sont aussi floches que la gaze des jupons.
- Je vous trouve dur pour lui, répliquai-je. Ce dessin-là est très-serré au contraire.
- L'élève de Bertin, croyant que je faisais de l'ironie, se contenta de hausser les épaules sans prendre la peine de me répondre.
- Tout doucement alors, de mon air le plus naïf, je le conduisis devant le Champ labouré, de M. Pissaro.
Camille Pissarro - Gelée blanche, 1873, musée d’orsay , Paris
A la vue de ce paysage formidable, le bonhomme crut que les verres de ses lunettes s'étaient troublés. Il les essuya avec soin, puis les reposa sur son nez.
- Par Michalon ! s'écria-t-il, qu'est-ce que c'est que ça ?
- Vous voyez... une gelée blanche sur des sillons profondément creusés.
- Ça des sillons ? Ça de la gelée ?... Mais ce sont des grattures de palette posées uniformément sur une toile salle. Ça n'a ni queue ni tête, ni haut ni bas, ni devant ni derrière.
- Peut-être... mais l'impression y est.
- Eh ben, elle est drôle l'impression !... Oh !... et ça ?
- Un Verger, de M. Sisley. Je vous recommande le petit arbre de droite, il est gai, mais l'impression...
- Laissez-moi donc tranquille avec votre impression !... Ce n'est ni fait ni à faire. Mais voici une Vue de Melun, de M. Rouart, où il y a quelque chose dans les eaux. Par exemple, l'ombre du premier plan est bien cocasse.
Henri Rouart – La terrasse au bord de la Seine à Melun, 1874, Musée d’Orsay, Paris
- C'est la vibration du ton qui vous étonne.
- Dites le torchonné du ton, et je vous comprendrai mieux. Ah ! Corot, Corot, que de crimes on commet en ton nom ! C'est toi qui as mis à la mode cette facture lâchée, ces frottis, ces éclaboussures, devant lesquels l'amateur s'est cabré pendant trente ans, et qu'il n'a acceptés que contraint et forcé par ton tranquille entêtement. Encore une fois la goutte d'eau a percé le rocher !
Le pauvre homme déraisonnait ainsi assez paisiblement et rien ne pouvait me faire prévoir l'accident fâcheux qui devait résulter de sa visite à cette exposition à tous crins.
Il supporta même sans avarie majeure la vue des Bateaux de pêche sortant du port, de M. Claude Monet ; peut-être parce que je l'arrachai à cette contemplation dangereuse avant que les petites figures délétères du premier plan eussent produit leur effet. Malheureusement j'eus l'imprudence de le laisser trop longtemps devant le Boulevard des Capucines du même peintre.
Claude Monet– Boulevard des Capucines, 1873, Nelson-Atkins Museum of Art, Kansas city, USA
- Ah ! ah ! ricana-t-il à la Méphisto, est-il assez réussi, celui-là !... En voilà de l'impression, ou je ne m'y connais pas... Seulement veuillez me dire ce que représentent ces innombrables lichettes noires dans le bas du tableau ?
- Mais, répondis-je, ce sont des promeneurs.
- Alors je ressemble à ça quand je me promène sur le boulevard des Capucines ? Sang et tonnerre ! Vous moquez-vous de moi à la fin ?
- Je vous assure, monsieur Vincent...
- Mais ces taches ont été obtenues par le procédé qu'on emploie pour le badigeonnage des granits de fontaine. Pif ! paf ! v'li ! v'lan ! Va comme je te pousse ! C'est inouï, effroyable ! J'en aurai un coup de sang bien sûr !
J'essayai de le calmer en lui montrant le Canal Saint-Denis, de M. Lépine, et la Butte Montmartre, de M. Ottin, tous les deux assez fins de ton ; mais la fatalité était la plus forte ; Les Choux de M. Pissarro l'arrêtèrent au passage, et de rouge il devint écarlate.
- Ce sont des choux, lui dis-je d'une voix doucement persuasive.
- Ah! les malheureux, sont-ils assez caricaturés !.... Je jure de n'en plus manger de ma vie !
- Pourtant ce n'est pas leur faute si le peintre...
- Taisez-vous !... ou je fais un malheur !
Tout à coup il poussa un grand cri en apercevant la Maison du pendu, de M. Paul Cézanne. Les empâtements prodigieux de ce petit bijou achevèrent l'œuvre commencée par le Boulevard des Capucines.
Paul Cézanne – La maison du pendu, 1873, musée d’Orsay, Paris
Le père Vincent délirait.
D'abord sa folie fut assez douce. Se mettant an point de vue des Impressionnistes, il abondait dans leur sens.
- Boudin a du talent, me dit-il devant une plage de cet artiste ; mais pourquoi pignoche-t-il ainsi ses marines ?
- Ah! vous trouvez sa peinture trop faite ?
- Sans contredit. Parlez-moi de Mlle Morisot ! Cette jeune personne ne s'amuse pas à reproduire une foule de détails oiseux. Lorsqu'elle a une main à peindre (La Lecture), elle donne autant de coups de brosse en long qu'il y a de doigts, et l'affaire est faite. Les niais qui cherchent la petite bête dans une main n'entendent rien à l'art impressif, et le grand Manet les chasserait de sa république.
Berthe Morisot – La lecture, 1870, National Gallery of Art, Washington
- Alors M. Renoir suit la bonne voie, il n'y a rien de trop dans ses Moissonneurs. J'oserai même dire que ses figures...
Auguste Renoir – Les moissonneurs, 1873, collection particulière
- Sont encore trop étudiées.
- Ah ! monsieur Vincent!... Mais voyez donc ces trois touches de couleur qui sont censées représenter un homme dans les blés.
- Il y en a deux de trop, une seule suffisait.
Je jetai un coup d'œil sur l'élève de Bertin, son visage tournait au rouge sombre. Une catastrophe me parut imminente, et il était réservé à M. Monet de lui donner le dernier coup.
- Ah ! le voilà, le voilà ! s'écria-t-il devant le n° 98. Je le reconnais le favori de papa Vincent ! Que représente cette toile ? Voyez au livret.
- Impression, Soleil levant.
Claude Monet – Impression, soleil levant, 1873, Musée Marmottan, Paris
- Impression, j'en étais sûr. Je me disais aussi, puisque je suis impressionné, il doit y avoir de l'impression là-dedans... Et quelle liberté, quelle aisance dans la facture ! Le papier peint à l'état embryonnaire est encore plus fait que cette marine-là !
- Cependant qu'auraient dit Michalon, Bidault, Boisselier et Bertin devant cette toile impressionnante ?
- Ne me parlez pas de ces hideux croûtons ! hurla le père Vincent. En rentrant chez moi, je crèverai leurs devants de cheminée !