Journal – 8. Extraits choisis, année 1850
Eugène Delacroix – Cavalier arabe attaqué par un lion, 1850, The art Institute of Arts, Chicago
Delacroix est très occupé en ce début de l’année 1850. L’année précédente il a reçu la notification du ministère de l’Intérieur d’une commande pour le décor d’une chapelle de l’église Saint-Sulpice. En octobre il se décide sur le choix des sujets : « Saint-Michel terrassant le démon » au plafond, « Héliodore chassé du Temple » et « La lutte de Jacob et de l’ange » sur les murs.
Par ailleurs, en mars, il reçoit officiellement la commande du compartiment central du plafond de la galerie d’Apollon au Louvre.
LE JOURNAL
Paris, 22 mars 1850
Les fruits de la civilisation…
[…]
Ce prétendu progrès moderne dans l’ordre politique n’est donc qu’une évolution, un accident de ce moment précis. Nous pouvons demain embrasser le despotisme avec la fureur que nous avons mise à nous rendre indépendants de tout frein.
Ce que je veux dire ici, c’est que, contrairement à ces idées baroques de progrès continu que Saint-Simon et autres ont mises à la mode, l’humanité va au hasard, quoi qu’on ait pu dire. La perfection est ici quand la barbarie est là. […] Nous ne sommes encore que de grands enfants ; du temps d’Auguste et de Périclès, nous étions dans les langes ; nous avons balbutié à peine sous Louis XIV avec Racine et Molière. L’Inde, l’Égypte, Ninive et Babylone, la Grèce et Rome, tout cela a existé sous le soleil, a porté les fruits de la civilisation à un point dont l’imagination des modernes se fait à peine une idée, et tout cela a péri, sans laisser presque de traces ; mais ce peu qui est resté pourtant est tout notre héritage ; nous devons à ces civilisations antiques nos arts, dans lesquels nous ne les égalerons jamais, le peu d’idées justes que nous avons sur toutes choses, le petit nombre de principes certains qui nous gouvernent encore dans les sciences, dans l’art de guérir, dans l’art de gouverner, d’édifier, de penser enfin. Ils sont nos maîtres, et toutes les découvertes dues au hasard, qui nous ont donné de la supériorité dans quelques parties des sciences, n’ont pu nous faire dépasser le niveau de supériorité morale, de dignité, de grandeur qui élève les anciens au-dessus de la portée ordinaire de l’humanité.
[…]
Champrosay, 28 avril 1850
Le matin, grande promenade dans la forêt de Sénart.
Entré par la ruelle du marquis, revu les inscriptions amoureuses de la muraille de son parc ; chaque année la pluie, l’effet du temps en emporte quelque chose ; à présent elles sont presque illisibles. Je ne puis m’empêcher toutes les fois que je passe là, et j’y passe souvent exprès, d’être ému des regrets et de la tendresse de ce pauvre amoureux ! Il a l’air bien pénétré de l’éternité de son sentiment pour sa Célestine. Dieu sait ce qu’elle est devenue, aussi bien que ses amours ! Mais qui est-ce qui n’a pas connu cette jeune exaltation, le temps où l’on n’a pas un instant de repos, et où l’on jouit de ses tourments ?
J’ai été jusqu’à l’endroit des grenouilles et revenu par le petit chemin le long de la colline.
J’ai été avec la servante cueillir dans la journée des pissenlits dans le champ de Candas.
Eugène Delacroix – Jenny le guilloux (sa fidèle servante), 1840, Musée Delacroix, Paris
Champrosay, 1er mai 1850
Sur la réflexion et l’imagination données à l’homme. Funestes présents.
Il est évident que la nature se soucie très peu que l’homme ait de l’esprit ou non. Le vrai homme est le sauvage ; il s’accorde avec la nature comme elle est. Sitôt que l’homme aiguise son intelligence, augmente ses idées et la manière de les exprimer, acquiert des besoins, la nature le contrarie en tout. Il faut qu’il se mette à lui faire violence continuellement ; elle, de son côté, ne demeure pas en reste. S’il suspend un moment le travail qu’il s’est imposé, elle reprend ses droits, elle envahit, elle mine, elle détruit ou défigure son ouvrage ; il semble qu’elle porte impatiemment les chefs-d’œuvre de l’imagination et de la main de l’homme. Qu’importent à la marche des saisons, au cours des astres, des fleuves et des vents, le Parthénon, Saint-Pierre de Rome, et tant de miracles de l’art ? Un tremblement de terre, la lave d’un volcan vont en faire justice… Les oiseaux nicheront dans ces ruines ; les bêtes sauvages iront tirer les os des fondateurs de leurs tombeaux entrouverts. Mais l’homme lui-même, quand il s’abandonne à l’instinct sauvage qui est le fond même de sa nature, ne conspire-t-il pas avec les éléments pour détruire les beaux ouvrages ? La barbarie ne vient-elle pas presque périodiquement, et semblable à la Furie qui attend Sisyphe roulant sa pierre au haut de la montagne, pour renverser et confondre, pour faire la nuit après une trop vive lumière ? Et ce je ne sais quoi qui a donné à l’homme une intelligence supérieure à celle des bêtes, ne semble-t-il pas prendre plaisir à le punir de cette intelligence même ?
[…]
Eugène Delacroix – Pietà, 1850, Nasjonalmuseet, Oslo
L’estampe de cette Pietà que possédait Vincent Van Gogh séduisit tellement celui-ci qu’il en fit une copie dans son style si personnel.
Vincent Van Gogh – La Pietà (d’après Delacroix), sept. 1889, Van Gogh Museum, Amsterdam
Une histoire de mouche…
Champrosay, 17 mai 1850
[…]
Grande promenade dans la forêt, par le côté de Draveil. Pris en contournant la forêt par l’allée qui en fait le tour.
Eugène Delacroix – Sous-bois, environs de Sénart 1850, Collection particulière
J’ai vu là le combat d’une mouche d’une espèce particulière et d’une araignée. Je les vis arriver toutes deux, la mouche acharnée sur son dos et lui portant des coups furieux ; après une courte résistance, l’araignée a expiré sous ses atteintes ; la mouche, après l’avoir sucée, s’est mise en devoir de la traîner je ne sais où, et cela avec une vivacité, une furie incroyables. Elle la tirait en arrière, à travers les herbes, les obstacles, etc. J’ai assisté avec une espèce d’émotion à ce petit duel homérique. J’étais le Jupiter contemplant le combat de cet Achille et de cet Hector. Il y avait, au reste, justice distributive dans la victoire de la mouche sur l’araignée, il y a si longtemps que l’on voit le contraire arriver.
Delacroix garde en lui, à la maturité, son désir de jeunesse qui le faisait hésiter entre la peinture et la littérature. Il avait passionnément souhaité être poète et semble toujours hanté par cette préoccupation.
Ems, 21 juillet 1850
[…]
J’écris ceci le lendemain, c’est-à-dire le lundi, et ce beau feu s’est refroidi. Il faudrait, comme lord Byron, pouvoir retrouver l’inspiration à commandement. J’ai peut-être tort de l’envier en ceci, puisque dans la peinture j’ai la même faculté ; mais soit que la littérature ne soit pas mon élément ou que je ne l’aie pas encore fait tel, quand je regarde ce papier rempli de petites taches noires, mon esprit ne s’enflamme pas aussi vite qu’à la vue de mon tableau ou seulement de ma palette. Ma palette fraîchement arrangée et brillante du contraste des couleurs suffit pour allumer mon enthousiasme.
Au reste, je suis persuadé que si j’écrivais plus souvent, j’arriverais à jouir de la même faculté en prenant la plume. Un peu d’insistance est nécessaire, et une fois la machine lancée, j’éprouve en écrivant autant de facilité qu’en peignant ; et, chose singulière, j’ai moins besoin de revenir sur ce que j’ai fait. S’il ne s’agissait que de coudre des pensées à d’autres pensées, je me trouverais plus vite armé et sur le terrain dans l’attitude convenable ; mais la suite à observer, le plan à respecter, et ne pas embrouiller le milieu de ses phrases, voilà ce qui fait la grande difficulté et qui entrave le jet de l’esprit.
Vous voyez votre tableau d’un coup d’œil ; dans votre manuscrit, vous ne voyez pas même la page entière, c’est-à-dire, vous ne pouvez pas l’embrasser tout entière par l’esprit ; il faut une force singulière pour pouvoir en même temps embrasser l’ensemble de l’ouvrage et le conduire avec l’abondance ou la sobriété nécessaires, à travers les développements qui n’arrivent que successivement. Lord Byron dit que quand il écrit, il ne sait pas ce qui va venir après, et qu’il ne s’en inquiète guère… Sa poésie est en général dans le genre que j’appellerai admiratif ; il tient plus de l’ode que de la narration, il peut donc s’abandonner à son caprice…
[…]
Bruxelles, 13 août 1850
Je lis à Bruxelles, dans le journal, qu’on a fait à Cambridge des expériences photographiques pour fixer le soleil, la lune et même des images d’étoiles. On a obtenu de l’étoile Alpha, de la Lyre, une empreinte de la grosseur d’une tête d’épingle. La lettre qui constate ce résultat fait une remarque aussi juste que curieuse : c’est que la lumière de l’étoile daguerréotypée mettant vingt ans à traverser l’espace qui la sépare de la terre, il en résulte que le rayon qui est venu se fixer sur la plaque avait quitté sa sphère céleste longtemps avant que Daguerre eût découvert le procédé au moyen duquel on vient de s’en rendre maître.
Je sors un instant du journal de Delacroix
Plusieurs chroniques de mon livre QUE LES BLÉS SONT BEAUX arrivent en même temps ce mois-ci. D’autres vont encore venir. Je suis bluffé par la qualité de ces chroniques, toutes différentes, qui me parviennent. Elles sont toutes d’un niveau auquel je ne m’attendais pas.
je viens de recevoir un texte étonnant. Je suis sûr que vous allez penser qu’il a été rédigé par une personne spécialiste de l’art… Erreur ! Il s’agit d’Alexiane, qui tient le blog littéraire « Marmite aux plumes » et qui vient de m’envoyer ce texte fort bien documenté sur Vincent Van Gogh et sa peinture et, en plus, agrémenté de tableaux de Vincent judicieusement répartis.
Vous pouvez lire la chronique entière avec les images sur son blog :
http://marmiteauxplumes.com/que-les-bles-sont-beaux-dalain-yvars/