2. Eugène Boudin – Faire éclater l’azur
Connu pour ses marines et ses scènes de plage, Eugène Boudin (1824-1898) fut l’un des premiers artistes français à poser son chevalet hors de l’atelier pour réaliser des paysages. Dans ses nombreux tableaux, il s’est tout particulièrement attaché au rendu des éléments et des effets atmosphériques. Ainsi, il a été l’un des initiateurs d’une vision renouvelée de la nature, précédant dans cette démarche les impressionnistes et son ami Claude Monet, qui écrivait à la fin de sa vie : « Je dois tout à Boudin ».
Au fil des années, sa palette s’éclaircit et sa touche s’allège pour mieux restituer les reflets du ciel et de l’eau. Où qu’il soit, il peint des paysages en mouvement, dans une subtile harmonie de gris colorés. Véritable « roi des ciels », Eugène Boudin a su transcrire à la perfection des éléments aussi changeants que la lumière, les nuages et les vagues.
Je ne pouvais illustrer mes articles consacrés au thème de la genèse de l’impressionnisme sans parler d’Eugène Boudin. Je présente donc à nouveau le compte-rendu consacré à ce précurseur de l’impressionnisme que j’avais publié lors de l’exposition « Eugène Boudin, le « roi des ciels » qui se tint du 22 mars au 22 juillet 2013 dans le charmant musée parisien Jacquemart-André. Il s’agissait de la première rétrospective à Paris de l’œuvre d’Eugène Boudin depuis 1899.

Eugène Boudin – Concert au casino de Deauville, 1863, National Gallery, Washington
« Devant la nature, c’est à méditer qu’il faut s’exercer. De grands ciels puissants, profonds, vaporeux, légers, et, là-dessous, un morceau de la terre ou des bateaux, mais que ce soit grand, idéalisé, comme je l’entrevois. »
Eugène Boudin
« Sans connaître l’homme, je l’avais en grippe ». C’est ce que pensait Claude Monet à 17 ans en voyant la peinture d’Eugène Boudin, son aîné, âgé de 34 ans, un normand comme lui.
Depuis plusieurs années déjà, Monet dessine, la plupart du temps des personnages qu’il affuble de figures grotesques. En fait, il caricature ! Il s’amuse beaucoup et, talentueux, il vend : 15 ou 20 francs suivant la tête du client. Le succès, si jeune, le grise.
En 1858, c’est la rencontre.
Au Havre, le papetier encadreur Gravier exposait conjointement dans sa boutique, les caricatures de Monet dont le talent faisait s’esclaffer toute la ville, et les paysages de Boudin. Il voulait organiser une rencontre entre les deux artistes.
Boudin entre dans la boutique où Monet examinait des toiles. Aussitôt l’encadreur fait les présentations. Boudin complimente le jeune Monet :
- Quel coup de crayon ! Je regarde toujours avec plaisir vos croquis. Vous êtes doués. C’est enlevé, leste. Bravo ! J’espère que vous n’en resterez pas là. Apprenez à voir et à peindre, dessinez, faites du paysage.
Devant l’obstination de Boudin, Monet, peu convaincu, accepte de venir peindre en plein air aux alentours du Havre, en bordure de mer. Des années plus tard, il racontera : « Quelle révélation ! Je fus illuminé. La lumière venait de jaillir. ». Il avait fait connaissance avec la peinture de l’instantanéité, de la fugacité des choses, de la brièveté du temps.
« Si je suis devenu un peintre, c’est à Eugène Boudin que je le dois » reconnaîtra Monet.

Eugène Boudin – Plage à Trouville, 1890, National Gallery, Londres
Toute sa vie, Eugène Boudin restera le peintre des bords de mer. En face de la mer et du ciel, il étudie la traduction au plus juste des deux éléments. Il dit : « Nager en plein ciel, arriver aux tendresses des nuages, suspendre des nappes, au fond bien lointaines dans la brume grise, faire éclater l’azur ».
Un jour, Camille Corot, le peintre des paysages vaporeux, regarde longuement les marines de Boudin et lui dit : « Boudin, vous êtes le roi des ciels ».

Eugène Boudin – La Meuse à Rotterdam, 1881, Musée d’Orsay, Paris
Outre Corot et Claude Monet, curieusement, ce peintre de marines peu connu, va être encensé par deux artistes célèbres du moment, un poète, Charles Baudelaire, et un peintre, Gustave Courbet.
Toujours au Havre, en 1859, comme avec Monet un an auparavant, Courbet découvre chez un marchand les marines de Boudin. Séduit, il demande à le rencontrer. Et le grand Courbet, le peintre de « Bonjour, monsieur Courbet » ou « Un enterrement à Ornans », va se lier d’amitié avec l’humble croqueur de nuages et de ports. Ils vont peindre ensemble sur le littoral des vues de la Manche. Courbet, enthousiaste, s’exclame : « Nom de Dieu ! Boudin, vous êtes un séraphin, il n’y a que vous qui connaissiez le ciel ! ».

Eugène Boudin – L’entrée du port de Trouville, 1888, National Gallery, Londres
Baudelaire est le scandaleux auteur des « Fleurs du mal » qui a été condamné à une amende pour outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs. Ami de Courbet et virulent critique d’art, il va apprécier, au Salon de 1859, les marines pastellés de Boudin, et écrira : « A la fin tous ces nuages aux formes fantastiques et lumineuses, ces ténèbres chaotiques, […] ces fournaises béantes, ces firmaments de satin noir ou violet, fripé, roulé ou déchiré, […] toutes ces profondeurs, toutes ces splendeurs me montèrent au cerveau comme une boisson capiteuse… »

Eugène Boudin – Coup de vent devant Frascati, 1896, Musée du Petit Palais, Paris
Emile Zola reconnaissait en Boudin « son originalité exquise ».
Lorsqu’il peint « La plage de Tourgéville, la solitude n’est troublée par aucun premier plan et accroît ainsi l’immensité du ciel.

Eugène Boudin – La plage de Tourgéville, 1893, National Gallery, Londres
Eugène Boudin s’essaye à un nouveau genre : les plages de Trouville, Deauville, en front de mer, avec des élégantes en crinoline, assises sur le sable, s’abritant du soleil sous leurs ombrelles, discutant sur la plage.
Eugène Boudin – Scène de plage à Trouville, 1863, National Gallery of Arts, Washington
« On aime beaucoup mes petites dames sur la plage » disait-il en riant.

Eugène Boudin – Scène de plage, 1862, National Gallery of Arts, Washington
Le ciel est crépusculaire, rougeoyant, avec toujours la même rangée de personnages en front de mer.

Eugène Boudin – Scène de plage à Trouville, 1869, collection Thyssen-Bornemisza, Madrid
Les ports. Lorsqu’il ne peint pas les plages, Boudin aime représenter les ports avec leurs
ciels houleux et changeants accompagnant de superbes navires toutes voiles dehors.
Eugène Boudin – Entrée du port du Havre, 1883, National Gallery of Arts, Washington
Eugène Boudin – Le bassin de l’Eure au Havre, 1885, Musée de l’ancien évêché, Evreux
1874. Le grande révolution de la peinture impressionniste va naître à l’occasion d’une banale exposition de peintres indépendants, quasi inconnus, organisée dans les locaux du photographe Nadar, boulevard des capucines à Paris.
Le terme d’impressionniste allait naître et être adopté par les peintres se reconnaissant de cette mouvance. Ces avant-gardistes abandonnent les valeurs de l’art académique : modelé, contour, clair-obscur, perspective, pour peindre sur le motif la lumière changeante, avec des couleurs pures, une touche divisée qui capte les vibrations lumineuses, les émotions troubles, la fugacité des choses. La lumière est le principe actif de leurs œuvres.
Cette année là Eugène Boudin expose dans le groupe. Claude Monet l’a invité. Ses couleurs n’ont pas la vivacité de ses jeunes confrères. Ses marines sont peints dans une gamme de gris. Par la suite, il veillera à rester « indépendant », ne relevant pas d’écoles consacrées. Il tracera son sillon en solitaire.
Boudin s’intéresse à la vie des gens simples : paysans, pêcheurs, lavandières. Dans leur vie quotidienne, il retrouvait ses origines modestes de fils de marin de Honfleur.
« Je voudrais déjà être au champ de bataille, courir après les bateaux, suivre les nuages le pinceau à la main, humer le bon air salin des plages et voir la mer monter. […] Nous mangeons du poisson, de la crevette qui sort de l’eau et que de pauvres pêcheuses, trempées dessus et dessous, jupons collés aux jambes, nous apportent en passant. »

Eugène Boudin – Pêcheuses sur la plage de Berck, 1881, National Gallery of Arts, Washington
« Fixer quelque chose de ce qui passe », disait Berthe Morisot. Eugène Boudin aurait pu également s’approprier cette phrase.

Eugène Boudin – Sur la plage de Trouville, 1887, National Gallery of Arts, Washington