Antoine Watteau – Les deux cousines, 1720, Musée du Louvre, Paris
Dans ce troisième article, je publie 7 autres poèmes des Fêtes Galantes de Paul Verlaine. J’ai hésité longuement sur le choix des nombreux tableaux d’Antoine Watteau qui auraient pu les accompagner.
« Avec Verlaine, le français devient une langue musicale à part entière. » — Patrick Godfard « Les fêtes galantes ou les rêveries de Watteau et Verlaine »
L’ALLÉE
Antoine Watteau – L'Accord parfait, 1719, Musée d'Art du Comté de Los Angelès
Fardée et peinte comme au temps des bergeries,
Frêle parmi les nœuds énormes de rubans,
Elle passe, sous les ramures assombries,
Dans l’allée où verdit la mousse des vieux bancs,
Avec mille façons et mille afféteries
Qu’on garde d’ordinaire aux perruches chéries.
Sa longue robe à queue est bleue, et l’éventail
Qu’elle froisse en ses doigts fluets aux larges bagues
S’égaie un des sujets érotiques, si vagues
Qu’elle sourit, tout en rêvant, à maint détail.
— Blonde en somme. Le nez mignon avec la bouche
Incarnadine, grasse, et divine d’orgueil
Inconscient. — D’ailleurs plus fine que la mouche
Qui ravive l’éclat un peu niais de l’œil.
CORTÈGE
Antoine Watteau – Le singe sculpture, 1710, Musée des Beaux-Arts d’Orléans
Un singe en veste de brocart
Trotte et gambade devant elle
Qui froisse un mouchoir de dentelle
Dans sa main gantée avec art,
Tandis qu’un négrillon tout rouge
Maintient à tour de bras les pans
De sa lourde robe en suspens,
Attentif à tout pli qui bouge ;
Le singe ne perd pas des yeux
La gorge blanche de la dame.
Opulent trésor que réclame
Le torse nu de l’un des dieux ;
Le négrillon parfois soulève
Plus haut qu’il ne faut, l’aigrefin,
Son fardeau somptueux, afin
De voir ce dont la nuit il rêve ;
Elle va par les escaliers
Et ne paraît pas davantage
Sensible à l’insolent suffrage
De ses animaux familiers.
LES COQUILLAGES
« Mais un, entre autres, me troubla »
Victor Hugo réjouit par la métaphore à caractère sexuel du poème, s’exclama : « Quel bijou que le dernier vers ! »
Le coquillage est le symbole de Vénus - on pourrait penser à la « Naissance de Vénus » de Botticelli - qui, par sa forme, est ainsi comparé aux bijoux indiscrets.
Antoine Watteau – Étude de coquillage, 1721
Chaque coquillage incrusté
Dans la grotte où nous nous aimâmes
A sa particularité
L’un a la pourpre de nos âmes
Dérobée au sang de nos cœurs
Quand je brûle et que tu t’enflammes ;
Cet autre affecte tes langueurs
Et tes pâleurs alors que, lasse,
Tu m’en veux de mes yeux moqueurs ;
Celui-ci contrefait la grâce
De ton oreille, et celui-là
Ta nuque rose, courte et grasse ;
Mais un, entre autres, me troubla.
DANS LA GROTTE
Antoine Watteau – Le faux pas, 1718, Musée du Louvre, Paris
Là ! Je me tue à vos genoux !
Car ma détresse est infinie,
Et la tigresse épouvantable d’Hyrcanie
Est une agnelle au prix de vous.
Oui, céans, cruelle Clymène,
Ce glaive qui, dans maints combats,
Mit tant de Scipions et de Cyrus à bas,
Va finir ma vie et ma peine !
Ai-je même besoin de lui
Pour descendre aux Champs-Élysées ?
Amour perça-t-il pas de flèches aiguisées
Mon cœur, dès que votre œil m’eût lui ?
EN BATEAU
Antoine Watteau – L’embarquement pour Cythère (détail), 1719, Schloss Charlottenburg, Berlin
L’étoile du berger tremblote
Dans l’eau plus noire et le pilote
Cherche un briquet dans sa culotte.
C’est l’instant, Messieurs, ou jamais,
D’être audacieux, et je mets
Mes deux mains partout désormais !
Le chevalier Atys qui gratte
Sa guitare, à Chloris l’ingrate
Lance une œillade scélérate.
L’abbé confesse bas Églé,
Et ce vicomte déréglé
Des champs donne à son cœur la clé.
Cependant la lune se lève
Et l’esquif en sa course brève
File gaîment sur l’eau qui rêve.
COLOMBINE
Antoine Watteau – Divertissement social en plein air, 1718, Gemäldegalerie, Dresden
Léandre le sot,
Pierrot qui d’un saut
De puce
Franchit le buisson,
Cassandre sous son
Capuce,
Arlequin aussi,
Cet aigrefin si
Fantasque
Aux costumes fous,
Ses yeux luisants sous
Son masque,
— Do, mi, sol, mi, fa, —
Tout ce monde va,
Rit, chante
Et danse devant
Une belle enfant
Méchante
Dont les yeux pervers
Comme les yeux verts
Des chattes
Gardent ses appas
Et disent : « A bas
Les pattes ! »
— Eux ils vont toujours ! —
Fatidique cours
Des astres,
Oh ! dis-moi vers quels
Mornes ou cruels
Désastres
L’implacable enfant,
Preste et relevant
Ses jupes,
La rose au chapeau,
Conduit son troupeau
De dupes ?
LES INDOLENTS
Antoine Watteau – La Boudeuse, 1718, Hermitage Museum, Saint-Pétersbourg
Bah ! malgré les destins jaloux,
Mourons ensemble, voulez-vous ?
— La proposition est rare.
— Le rare est le bon. Donc mourons
Comme dans les Décamérons.
— Hi ! hi ! hi ! quel amant bizarre !
— Bizarre, je ne sais. Amant
Irréprochable, assurément.
Si vous voulez, mourons ensemble ?
— Monsieur, vous raillez mieux encor
Que vous n’aimez, et parlez d’or ;
Mais taisons-nous, si bon vous semble ?
Si bien que ce soir-là Tircis
Et Dorimène, à deux assis
Non loin de deux silvains hilares,
Eurent l’inexpiable tort
D’ajourner une exquise mort.
Hi ! hi ! hi ! les amants bizarres !
Suite et fin des poèmes des Fêtes Galantes dans un prochain article.