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Rechercher : un pastelliste heureux

  • Elisabeth Vigée Le Brun : Conseils

     

         Dans ses « Souvenirs », Elisabeth Vigée Le Brun a écrit quelques conseils pouvant être utiles aux femmes se destinant à la peinture du portrait.

         Il m’a paru intéressant d’en relater quelques extraits.

     

     

    CONSEILS SUR LA PEINTURE DU PORTRAIT

     

    Il faut toujours être prête une demi-heure avant que le modèle arrive, afin de se recueillir : c’est une chose nécessaire pour plusieurs raisons.

    1° Il ne faut pas faire attendre ; 2° Il faut que la palette soit préparée et faire en sorte de ne pas être tracassée par le monde et des détails d’affaire.

    Règle nécessaire – Il faut placer le modèle assis, plus haut que soi ; il faut que les femmes le soient commodément ; qu’elles aient de quoi s’appuyer, et un tabouret sous les pieds.

    Il faut le plus possible s’éloigner de son modèle, c’est le vrai moyen de bien saisir le juste ensemble des traits et l’aplomb des lignes, tant pour la tournure du corps que pour ses habitudes qu’il est nécessaire d’observer, même pour la ressemblance totale ; ne reconnaît-on pas les personnes par derrière, même sans apercevoir leur visage ?

     

    Pour faire le portrait d’un homme (surtout s’il est jeune) il faut le faire un instant debout, avant de commencer, pour tracer plus juste les signes généraux et extérieurs. Si on traçait le personnage assis, le corps n’aurait pas d’élégance, et la tête paraîtrait trop rapprochée des épaules. Pour les hommes surtout cette observation est nécessaire, les voyant plus souvent debout qu’assis.

    Il ne faut pas placer la tête trop haut dans la toile, cela grandit trop le modèle, et trop bas cela le rapetisse : on doit placer la figure de manière qu’il y ait plus d’espace du côté où est tourné le corps.

    Il faut avoir derrière soi une glace, placée de manière à apercevoir son modèle et son portrait, pour pouvoir le consulter très souvent, c’est le meilleur guide, il explique nettement les défauts.

    Avant de commencer, causez avec votre modèle ; essayez plusieurs attitudes, et choisissez non seulement la plus agréable, mais celle qui convient à son âge et à son caractère (ce qui peut ajouter à la ressemblance), faites de même pour sa tête : placez-la de face ou de trois quarts, cela ajoute plus ou moins à la vérité des traits, surtout pour le public ; le miroir peut aussi décider à ce sujet.

     Il faut tâcher de faire la tête (le masque surtout) dans trois ou quatre séances d’une heure et demie chaque, deux heures au plus ; car le modèle s’ennuie, s’impatiente (ce qu’il faut éviter) son visage change visiblement ; c'est pourquoi il faut le faire reposer, et le distraire le plus possible.

     

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    Elisabeth Vigée Le Brun – Giovanni Paisiello, 1791, chateau de Versailles

     

    Tout cela est d’expérience avec les femmes ; il faut les flatter, leur dire qu’elles sont belles, qu’elles ont le teint frais, etc., etc. Cela les met en belle humeur, et les fait tenir avec plus de plaisir. Le contraire les changerait visiblement. Il faut aussi leur dire qu’elles posent à merveille ; elles se trouvent engagées par là à se bien tenir. Il faut leur recommander de ne point amener de sociétés. Toutes veulent donner leur avis, et font tout gâter. Quand aux artistes et aux gens de goût, on peut les consulter ? Ne vous rebutez pas si quelques personnes ne trouvent aucune ressemblance à vos portraits ; il y a tant de gens qui ne savent point voir.

     

    Tant que vous travaillez à la tête d’une femme, si elle est vêtue de blanc, mettez sur elle une draperie de couleur absente (gris ou verdâtre) afin de ne pas distraire les rayons visuels et qu’ils puissent se reposer seulement sur la tête du modèle ; si cependant vous la peignez en blanc, laissez-en un peu pour la tête, qui doit en être reflétée.

    La première [zone de lumière] est en haut du front, peu de distance après les cheveux. Elle s’interrompt un peu et vient s’asseoir près du sourcil, ce qui fait céder le ton de la tempe, où se décrit souvent la veine bleue, surtout aux peaux délicates. Après cette lumière est d’un ton chair entier, qui se dégrade vers le milieu ; la lumière se rappelle faiblement sur cette même forme de l'os frontal. Après cette ombre, il existe un reflet plus ou moins doré, selon la couleur des cheveux : dessous le sourcil, le ton se prépare un peu plus chaud : les poils du sourcil multipliés font le même effet que les boucles de cheveux qui retomberaient sur un front éclairé. L’ombre en est chaude. Il faut bien observer les passages de cheveux qui se verront en chair, afin de les rendre aussi vrais que possible ; qu’il n’y ait jamais de dureté, et que les cheveux se mêlent bien avec la chair, tant par le contour que par la couleur ; afin que cela n’ait point l’air d’une perruque, ce qui arriverait immanquablement si l’on ne faisait pas ce que je viens d’expliquer.

     

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    Elisabeth Vigée Le Brun – La comtesse Skavronskaïa, 1796, musée du Louvre, Paris

     

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    Elisabeth Vigée Le Brun – La comtesse Skavronskaïa, 1790, musée Jacquemart-André, Paris

     

         Les deux toiles ci-dessus représentent la comtesse Skavronskaïa, peinte en 1790 à Naples, puis, plus tard, en 1796 à Saint-Pétersbourg.

         Souvenir d’Elisabeth Vigée Le Brun sur la comtesse Skavronskaïa :

         « Je me souviens qu’elle m’a conté que, pour s’endormir, elle avait une esclave sous son lit, qui lui racontait tous les soirs la même histoire. Le jour, elle restait constamment oisive ; elle n’avait aucune instruction, et sa conversation était des plus nulle ; en dépit de tout cela, grâce à sa ravissante figure et à une douceur angélique, elle avait un charme invincible. »

     

     

    Les ombres doivent être vigoureuses et transparentes à la fois, c’est-à-dire point empâtées, mais d’un ton mûr, accompagné de touches fermes et sanguines dans les cavités, telles que l’orbite de l’œil, l’enfoncement des narines, et dans les parties ombrées et internes de l’oreille, etc. Les couleurs des joues, si elles sont naturelles, doivent tenir de la pêche dans la partie fuyante, et de la rose dorée dans la saillante, et se perdre insensiblement, avec les lumières occasionnées par la saillie des os (elles sont d’un ton doré), où les lumières doivent toujours être.

     

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    Elisabeth Vigée Le Brun – Portrait dit “aux rubans cerise” (détail), 1782, Kimbell Art Museum, Fort Worth

     

     

     

  • VERMEER AU LOUVRE

         

    Introduction

         

     

         Une exposition exceptionnelle « Vermeer et les maîtres de la peinture de genre » vient d’ouvrir ses portes au musée du Louvre à Paris.

         80 peintures des maitres hollandais de la peinture de genre du 17ème siècle, siècle d’or hollandais qui va voir s’épanouir quelques-uns des peintres les plus importants de l’histoire de la peinture, sont réunies. Pour la première fois à Paris depuis 1966, douze chefs-d’œuvre de Johannes Vermeer, soit le tiers de ses tableaux connus, ont pu être rassemblés dans le musée. Un exploit…

         L’exposition est conçue afin de permettre une confrontation directe entre la peinture de Johannes Vermeer et celle de ses contemporains. A cette époque, la plupart des grands peintres de genre se connaissaient, s’appréciaient, et s’inspiraient les uns des autres : leur rivalité leur permettait de se surpasser pour aboutir à une remarquable richesse dans la qualité.

         Passionné d’art hollandais de cette période, je place Vermeer en premier dans ma hiérarchie personnelle de l’histoire de l’art. J’ai eu la chance, en 1996, d’assister à la spectaculaire exposition, qui se tint à La Haye, dans laquelle 23 œuvres du maître sur 35 connues étaient présentées.

         Je ne pense pas pouvoir, à mon grand regret, pour cause de troubles oculaires, me rendre à l’exposition. Toutefois, je viens de recevoir la lettre mensuelle des "Amis du Louvre", dont je fais partie, m'informant, d'une part de l'affluence record de l'exposition, ce qui ne m'étonne guère : compte tenu de la petite taille des toiles il va être difficile de les voir confortablement, d'autre part que quelques dates spéciales sont dédiées aux adhérents, surtout celles du matin, les moins encombrées. Alors... je vais voir, car Vermeer est unique.   

         Pour en avoir vues la plupart en Hollande ou à Paris, pour certaines plusieurs fois, je connais chacune des peintures de l'artiste exposées au Louvre. J’ai donc l’intention, dans les semaines à venir, de proposer des visites, ou pérégrinations virtuelles, dans l’exposition. Ainsi, je vous montrerai les toiles du « Sphinx de Delft », celles que j'aime, qui sont exposées et les rapprocherai de toiles d’autres artistes hollandais présentes également. Les mêmes thèmes reviennent régulièrement dans la peinture de genre : correspondances amoureuses, la musique, la broderie, la toilette, les métiers...

         Puissent ces visites virtuelles permettre à ceux qui ne pourront voir l’exposition de découvrir la beauté intemporelles des œuvres de Johannes Vermeer « le maître de la lumière ». Peut-être serez-vous incités, malgré le nombre des visiteurs qui vont venir nombreux, à venir les contempler au Louvre…

     

     

         Avant de commencer la semaine prochaine la visite de mes toiles préférées du maître présentes dans l’exposition, je souhaite vous montrer un des plus beaux tableaux de l’artiste, appartenant à la collection de la Reine d’Angleterre, qui sera malheureusement absent : La leçon de musique.

     

     

     

    VERMEER Johannes – La leçon de musique, 1663, Collection Royale, Palais de Buckingham, Londres

     

     

    La signature est dans le miroir

     

     

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        De biais, j’observe La leçon de musique. Les visiteurs se dispersent et ce magnifique tableau devient accessible. Cette toile est la seule qui soit entrée dans une collection royale. D’ailleurs, son attribution à Johannes Vermeer ne fut seulement reconnue définitive que lors de son exposition à la Royal Academy à Londres en 1876.

         La séduction opère de suite. Quiétude… Harmonie... Silence...

         Quelques notes de musique me parviennent…

        Dans un intérieur élégant, une femme joue du virginal. Je la vois de dos : une robe de velours peinture,vermeer,louvre,peinture hollandaisenoir sur une jupe rouge, concentrée sur le clavier. Les deux personnages se tiennent un peu raides debout de chaque côté du dossier de la chaise bleutée à tête de lion qui les sépare. Le gentilhomme regarde affectueusement la jeune femme… Un professeur ou un amant ? A moins que ce ne soit l’amour de la musique qui les rapproche comme le suggère l’inscription en latin inscrite sur le couvercle du virginal aux éléments décoratifs d’une extrême finesse : MUSICA LAETITIAE COMES, MEDICINA DELORUM (La musique, compagne de la joie, médecine de la douleur).

     

     

     

     

         Des diagonales invisibles partent dans toutes les directions. Elles agrandissent la pièce et lui donnent sa profondeur. Je remarque que toutes les lignes, y compris le joli dallage noir et blanc, convergent toutes vers le point central de la toile : le miroir...

         Malin, Vermeer ! Il a laissé une discrète signature dans le haut du miroir, juste au-dessus du peinture,vermeer,louvre,peinture hollandaisevisage de la jeune femme : les pieds de son chevalet sur lequel il est en train de peindre la scène, planqué au fond de la pièce. Il ne se montre pas, mais il est bien présent…

     

     

     

     

     

     

     

     

         La lumière du jour, éclair bleuté qui transperce les larges vitraux, paraît intentionnellement stoppée sur le mur du fond ocre et bleu pâle afin de mieux renvoyer l’image de la femme dans le miroir.

         La basse de viole posée à terre semble avoir été rajoutée par l’artiste sur le dallage entre la chaise bleue et la jupe rouge de la femme. Aurait-elle été peinte au dernier moment pour rompre la perspective et protéger l’intimité du couple ?

     

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         Un petit bijou de délicatesse ! La cruche en céramique blanche, lisse, contraste fortement avec le tapis d’orient bariolé sur lequel elle est posée, en s’éclairant par endroit sous le reflet peinture,vermeer,louvre,peinture hollandaisedes vitraux.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

        Quelle chance inouïe a la Reine d’Angleterre de pouvoir contempler à satiété cette merveilleuse peinture, phare de sa collection !

        Je contemple longuement le tableau en silence. Inutile de chercher une intention quelconque, morale ou philosophique, dans ce tableau placé dans un intérieur bourgeois, pensai-je : seule l'art de la peinture a de l’importance pour l’artiste… 

           Les notes de musique se sont envolées.

        Dans un dernier regard pour la jeune femme reflétée dans le miroir, celle-ci semble me remercier de ma présence en m’adressant un discret clignement d'oeil…

     

     

  • Une idée pour Noël

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    Avez-vous terminé de remplir votre hotte de Noël ? Pour les hésitants, j’ai ma petite idée à ce sujet.

    Dans cette période où la culture passe au second plan, je suis persuadé que quelques livres d’art feraient plaisir à vos proches. J’ai ce qu’il vous faut :

    - Un roman : QUE LES BLÉS SONT BEAUX

    Vincent m’a aidé à l’écriture du livre en me racontant sa vérité à Auvers-sur-Oise, ses journées, sa technique et sa passion pour la peinture qui lui faisait dire : « Il y a du bon de travailler pour les gens qui ne savent pas ce que c’est qu’un tableau ».

    - Un recueil de nouvelles : CONTER LA PEINTURE

    Courtes fictions en images mettant en scène quelques grands peintres de l’histoire de l’art et leurs oeuvres.

     

    Je pense que ces publications seront d’autant mieux accueillies que tous les bénéfices résultant de leur vente sont intégralement reversés à l’association RÊVES venant en aide aux enfants gravement malades.

     

    Cliquez sur la couverture du livre souhaité dans la colonne de droite du blog.

     

    Encore merci pour les enfants. Plus que nous, ils ont besoin de rêver.

     

    Heureuses fêtes de fin d'année à tous.

     

    Alain


  • Marguerite Gachet au piano

     

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    Vincent Van Gogh – Marguerite Gachet au piano, 1890, Kunstmuseum, Bâle, Suisse

     

     

         Furtivement, la jeune fille se tourna vers moi. Ses yeux azur pétillèrent un instant. Elle m’offrit à nouveau son profil.

         Je changeai de brosse pour accentuer la pâleur du visage. Les mains furent allongées. Esquissées à peine, elles paraissaient plus légères sur le clavier. La qualité des mains dans mes portraits était essentielle. « Elles sont aussi importantes que l’ovale du visage ou l’expression d’un regard, elles causent, disais-je souvent à Théo ».

         Mon travail avançait. Je peignais avec l’entrain d’un Marseillais mangeant de la bouillabaisse. Goulûment…

         Le pinceau imbibé de laque géranium borda le haut du vêtement, puis rosit ensuite les plis de la robe dans le frais de la couleur blanche. J’en profitai pour accentuer le rouge de la ceinture avec cette laque déposée pure.

         Chaque détail était important. Je ne cessais de tourner autour de Marguerite. « Arrêtez Vincent, cria-t-elle en riant, vous me donnez mal au cœur ! »

         Le tableau me satisfaisait. Les contrastes étaient puissants, les couleurs s’équilibraient. Des teintes séparées posées librement sur la robe lui donnaient de la souplesse.

         Quelques touches finales achevèrent mon travail. 

     

     

    Extrait du roman « Que les blés sont beaux – L’ultime voyage de Vincent Van Gogh », publié sur Bookelis

     

     

  • Des tournesols à la tomate

     

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    Vincent Van Gogh – Tournesols, 1888, National Gallery of Art, Londres

     

         Le tableau de Vincent Van Gogh, une des nombreuses versions de ses tournesols, a été recouvert vendredi dernier de soupe à la tomate par des militants écologistes.

         Vincent Van Gogh peignit cette toile dans la « Maison Jaune » où il habitait à Arles durant l’été 1888. Il le destinait à la décoration de la chambre de son ami Paul Gauguin qui arriva à Arles en octobre 1888. La séparation entre les deux hommes survint en décembre de cette même année après une dispute violente qui vit Vincent se trancher le lobe d’une oreille et Gauguin quitter définitivement Arles.

         L’année suivante Paul Gauguin demanda à Vincent de lui donner ce tableau qu’il considérait dans un courrier comme un style « Vincent » essentiel. Mais Vincent ne voulut pas lui envoyer. Il écrivit à son frère Théo « Le tournesol est à moi » et le garda.

         Durant son séjour à Arles, Gauguin peignit son ami dans un tableau le représentant peignant des tournesols : « Van Gogh peignant des tournesols ».

     

    Gauguin

    Paul Gauguin – Vincent Van Gogh peignant des tournesols, 1888, Van Gogh Museum, Amsterdam

     

  • Fêtes galantes /1

     

    Watteau

    Antoine Watteau - Pèlerinage à l'île de Cythère, 1717, Musée du Louvre, Paris

     

         Je me suis lancé avec appétit dans la lecture du livre « Les Fêtes galantes ou les rêveries de Watteau et Verlaine » de Patrick Godfard, qui m’avait été offert à Noël, un beau livre magnifiquement illustré par de nombreux tableaux et dessins.

         L’auteur a dû ressentir une profonde délectation en écrivant cet essai, étude croisée entre la peinture de Watteau et la poésie de Verlaine. Son érudition atteint des sommets. Presque trop, avais-je pensé… Je redoute souvent que ce genre de livre passe à côté de l’essentiel : expliquer clairement les liens qui unissent les deux artistes et montrer la beauté de leur art.

         Sans toujours comprendre les figures de style de certains mots utilisés par l’auteur, j’ai dépassé cette difficulté de lecture apparente et, finalement, je me suis laissé embarquer par la qualité de l’analyse et la beauté des textes et reproductions de tableaux.

     

     

        Après la mort de Louis XIV, une folie de plaisir s’installe au moment de la Régence. Le peintre Antoine Watteau montre des personnages de la haute société s’adonnant au badinage dans la pénombre de bois ou parcs, au son de mandolines, au milieu de statues suggestives. Le théâtre et la danse sont présents. Il s’agit d’une sorte de chronique du temps : robes à panier, perruques poudrées, visages pâles agrémentés de touches rouges, attitudes outrancières. En 1712, le peintre est reçu à l’Académie royale de peinture avec le tableau « Pèlerinage à l’île de Cythère ». Ce genre pictural est appelé par les académiciens « peintre en festes galantes ».

        Un siècle et demi plus tard, en 1869, le jeune Paul Verlaine fait paraître son recueil de poèmes « Fêtes galantes » directement inspiré de l’œuvre de Watteau.

         « Qui d’autre mieux que Verlaine a compris qu’un poème est de la musique avant toute chose. » Elle est constante dans ses vers : sonorité, répétitions, pas de danse, sensations.

    Watteau se fait lui-même musicien dans ses tableaux : « Fêtes vénitiennes ».

    Watteau

    Antoine Watteau - Fêtes vénitiennes, 1717, Galeries nationales d'Écosse, Édimbourg

     

         Des musiciens apparaissent dans la plupart de ses toiles : « Les charmes de la vie, « La gamme d’amour », « Le donneur de sérénade ».

    watteau

    Antoine Watteau - La gamme d'amour, 1717, National Gallery, Londres

         watteauLa peinture elle-même est musique et rythme la composition : les personnages de « Pèlerinage à l’île de Cythère » s’invitent, se lèvent, discutent, s’enlacent, au rythme d’un menuet.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

         L’on s’étourdit dans la danse du poème « Mandoline » de Verlaine.

    Extrait :
    "Leurs courtes vestes de soie,
    Leurs longues robes à queues,
    Leur élégance, leur joie
    Et leurs molles ombres bleues,

    Tourbillonnent dans l’extase
    D’une lune rose et grise,
    Et la mandoline jase
    Parmi les frissons de brise."

     

        « Les « Fêtes galantes » sont un éternel bijou », écrit Mallarmé. Watteau a introduit la grâce musicale en peinture, Verlaine est le poète qui a musicalisé la langue française. Il nous invite au songe dans le poème « L’allée » .  

    Extrait :

    "Fardée et peinte comme au temps des bergeries

    Frêle parmi les nœuds énormes de rubans

    Elle passe, sous les ramures assombries

    Dans l’allée où verdit la mousse des vieux bancs »."

     

         Un poète grec Simonide de Céos et le peintre Léonard de Vinci comparèrent la peinture à la poésie.

        Un chapitre du livre s’interroge : "des « Fêtes galantes » préimpressionnistes ?" On peut se poser cette question, car Verlaine est contemporain de la plupart des peintres avant-gardistes. Lorsque paraît le recueil en 1869, Monet et Renoir créent l’impressionnisme en allant peindre ensemble la guinguette La Grenouillère sur l’île de Croissy, proche de Paris. La peinture de Watteau et la poésie de Verlaine cherchent, eux aussi, à rendre la sensation, la fugacité des choses. D’ailleurs, Monet affectionnait « L’embarquement pour Cythère » et Renoir a été influencé par des scènes de Watteau dans ses toiles « La Promenade » ou « Les amoureux ».

    Renoir

    Auguste Renoir - Les amoureux, 1875, Galerie Nationale de Prague

     

         On pourrait alors parler de signes avant-coureurs de l’impressionnisme... Pourtant l’auteur ne retient pas l’image impressionniste : pour lui, Watteau et Verlaine proposent une perception de la réalité alors que les impressionnistes créent un univers onirique. J’ai un avis différent de l’auteur sur la poésie de Verlaine dans laquelle je retrouve tout ce que j’aime chez mes amis peintres : spontanéité, atmosphère trouble, vivacité de la touche …

     

         Rubens… Watteau s’inspira de ses toiles en visitant le Palais du Luxembourg àwatteau,verlaine Paris. Nous retrouvons les tonalités colorées du peintre flamand dans son œuvre où la couleur prime : un jeu des contrastes s’intègre dans l’ensemble et les touches de couleur vibrent et fusionnent en mêlant les personnages au paysage.

     

     

     

     

     

     

     

     

         Deux vers de Verlaine « Car nous voulons la Nuance encore / Pas la couleur, rien que la nuance ! » peuvent s’appliquer à la façon dont Watteau travaille la couleur : non pour elle-même, mais comme nuance, par touches légères, dans un jeu global où tout est lié.

     

         « Le Verlaine des Fêtes galantes peut nous aider à mieux saisir Watteau : à côté du chantre des plaisirs et de la nonchalance, il y a le Watteau peintre de la mélancolie. »

         Les deux artistes ont en commun une même vision de l’homme où le libertinage n’est finalement qu’une illusion visant à refuser d’affronter la réalité.

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    Antoine Watteau - Pierrot, 1719, Musée du Louvre, Paris

     

         Derrière l’évocation des plaisirs chers à Watteau, certains paysages reflètent l’âme du poète, sa propre sensibilité, laissant entrevoir un spleen baudelairien qui va en s’amplifiant au fil des poèmes. 

    Extrait « En sourdine » :

    « Et quand, solennel, le soir

    Des chênes noirs tombera,

    Voix de notre désespoir,

    Le rossignol chantera. »

     

         Le ton devient sombre dans « Colloque sentimental ».

    Extrait :

    « Dans le vieux parc solitaire et glacé,

    Deux formes ont tout à l’heure passé.

    Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,

    Et l’on entend à peine leurs paroles.

    Dans le vieux parc solitaire et glacé,

    Deux spectres ont évoqué le passé. »

     

         Comme je l’avais fait pour Charles Baudelaire il y a quelques années pour son recueil des « Fleurs du mal », je publierai en plusieurs articles des poèmes des Fêtes galantes de Verlaine que j’illustrerai de tableaux choisis dans l’œuvre de Watteau.

     

  • Parme Ceriset sauvage et ardente

     

    Parme Ceriset, éditions du Cygne, poésie

    Parme Ceriset n’en finit pas de m’étonner. Son dernier recueil « Boire la lumière à la source » était légèreté, renaissance. Elle jouissait de sa nouvelle vie après avoir connu les affres de cette maladie qui, il y a quelques années, faillit la détruire. Elle semblait heureuse, écrivait des poèmes rafraichissants, son aventure de vie la conduisait au gré de ses envies et plaisirs.

    Parme Ceriset, éditions du Cygne, poésie

    Je lis la quatrième de couverture de ce dernier recueil : elle parle « d’ambiance incandescente ». Je feuillète les premiers poèmes. Les mots qui, dans le précédent recueil, célébraient la vie retrouvée, devenaient, cette fois, durs, agressifs. « La beauté de l’éphémère », « l’éclat limpide des cieux » se transformait en explosion, combat : un « vent glacé qui emporte tout ».

     

     

    La femme se transforme en « Amazone », avançant dans la nuit profonde. Reprenant le poème de Rimbaud, une attaque va la laisser avec « deux trous rouges au côté droit ». Que se passe-t-il ? Pourquoi « La mort gronde ». Son amour est au loin : « Il est parti affronter la Nuit en zone de grand danger ». Elle l’attend, ses yeux fixant le ciel : « Elle hurle à la mort, à la vie, et elle entend dans le lointain l’immémorial chant des louves, et elle devient ce chant… ».  

     

    Le recueil s’enfle dans un long cri sensuel et ardent.

    L’homme est revenu : « Il approche de ses crocs de louve… Elle effleure sa peau d’homme hâlée d’or et d’épice ». Elle veut assouvir son désir : « Elle l’attire dans la nuit, dans la danse brûlante de leurs corps et le mord, délicieuse pénombre ».

    La femme redevient panthère, animal déchainé : « Elle cueille du miel sur sa langue, peint l’amour sur son corps, le rend ivre de gingembre, le fait hurler : encore ! ». Un érotisme latent, une flamme, embrase les mots, les êtres : « Embrasse-moi, dit-elle, jusqu’à épuisement, jusqu’à la déraison »

     

    Parme Ceriset, éditions du Cygne, poésieLa sensualité intense de cette poésie m’a fait repenser au magnifique texte érotique que Paul Valéry écrivit en songeant au peintre des danseuses, son ami Edgar Degas. Il est fasciné par une grande Méduse excitante et séductrice : « Jamais danseuse humaine, femme échauffée, ivre de mouvement du poison de ses forces excédées, de la présence ardente de regards chargés de désir, n’exprima l’offrande impérieuse du sexe, l’appel mimique du besoin de prostitution, comme cette grande Méduse, qui, par saccades ondulatoires de son flot de jupes festonnées, qu’elle trousse et retrousse avec une étrange et impudique insistance, se transforme en Éros ; et tout à coup, rejetant tous ses falbalas vibratiles, ses robes de lèvres découpées, se renverse et s’expose, furieusement ouverte. »

     

    Le mot liberté revient constamment dans les phrases de l’auteure. Elle s’en abreuve : « Elle est libre aujourd’hui… Nul ne la domptera. Nul ne lui dictera le bien et le mal, nul ne choisira pour elle ce que doit être son idéal. »

     

    Dans un de mes recueils de nouvelles « Conter la peinture », j’imaginais un couple d’homme et femme, à l’époque des cavernes, qui découvraient leurs premiers émois artistiques devant le dessin d’un bison et l’empreinte de leurs mains animant la paroi d’une grotte, lui insufflant une présence, une vie nouvelle. Je retrouve la même pensée dans une phrase : « Quelque chose de la Nuit les relie aux premières lueurs de l’Art, aux mains gravées dans la roche comme une marque de leur passage. »

     

    La fin du recueil est un vibrant cri d’amour désespéré face à la mort qui s’annonce. La femme sent sa morsure sur sa peau, la guerre les a rattrapés : « Les voilà unis dans la mort, ils sont tombés aux jardins de l’Éden perdu… Assassinés… » Elle n’est pas prête à cette fin brutale : « Elle aurait voulu faire l’amour une dernière fois, le serrer encore dans ses bras… »

     

    Parme Ceriset nous a offert un très beau recueil, puissant, fort, brulant, qui va faire date dans sa trajectoire. L’émotion nous pénètre et ne nous quitte pas une fois le livre refermé. C’est un vibrant hommage à l’humanité tout entière : l’homme, la femme, la nature, la vie, l’amour, et le passage du temps.

    J’ai noté cette jolie phrase : « Chaque femme qui s’envole nous laisse un peu de lumière »

    Parme Ceriset, éditions du Cygne, poésie

    « Nous passerons, légers, laisserons dans le vent

    l’empreinte de nos vies

    et l’écho de nos pas,

    le reflet de nos actes et le chant de nos voix

    et un peu de nos mots dans le ciel étoilé. »

     

    Un grand merci, Parme Ceriset.

    (J’espère qu’elle ne m’en voudra pas de lui avoir emprunté des photos)

     

  • Claude Monet sur le port du Havre

     

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    Claude Monet - Impression, soleil levant, 1874, musée Marmottan, Paris

     

    Il s'agit du tableau-phare de l'impressionnisme : Impression, soleil levant, que Monet peignit au petit matin sur le port du Havre en 1874. Il est le symbole de ce nouveau style avant-gardiste, oeuvre majeure de l'exposition actuelle au musée d'Orsay.    

     

    " Le 13 novembre 1872, vers 7 heures du matin, installé sur le quai du Havre à une fenêtre de l’hôtel de l’Amirauté, Monet tourne la tête en direction du sud-est. Il est face à l’avant-port, en surplomb du quai et du bassin, et peint le lever du soleil qui s’offre à lui. Il observe le port industrialisé et la brume dissolvant les formes. Des grues indiquent des travaux d’agrandissement du quai sur la droite, une cheminée fume vers la gauche. L’eau et le ciel, noyés dans un gris perle, se distinguent à peine l’un de l’autre.
         L’artiste est particulièrement satisfait de ce petit tableau qu’il a saisi rapidement. « Il ne paye pas de mine », pense-t-il, mais il renferme tout ce qu’il recherche depuis ses débuts de paysagiste. Il y voit un condensé de sa vision de la nouvelle peinture : lumière changeante modifiant les couleurs, aspect vaporeux, sensation fugitive et éphémère des choses. "

     

    Extrait du roman Camille muse de Claude Monet, publié chez BOD

     

     

  • La liberté guidant le peuple

     

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    Eugène Delacroix - La liberté guidant le peuple, 1831, musée du Louvre

    Crédit: Photo (C) RMN Grand Palais (musée du Louvre/ Michel Urtado

     

     

    « — Trinquons au romantisme, Eugène

    Il avala son verre d’un trait. Un éclair sombre passa sans ses yeux.

    — Pauvres gens ! dit-il d’un coup. Comme en 89, savent-ils qu’ils se battent et souffrent pour rien ? Ils ont renversé Charles X pour le remplacer par son cousin Louis-Philippe. La belle affaire… Que vont devenir leurs rêves de réformes, de progrès, d’égalité. L’autorité et l’ordre revenus, ils récolteront quelques médailles et leur vie misérable reprendra.

    Louis-Auguste regarda le gamin aux pistolets.

    — Tu vois, ce jeune garçon à côté de la femme au drapeau, pistolets de cavalerie dans les mains… Enfant de Paris, il symbolise la jeunesse de tout temps révoltée par l’injustice. Tu as mis de la fougue, du plaisir, dans son œil. Son père, qui s’est battu dans la Grande Armée, lui a conté ses exploits. À son tour, il s’enivre de l’odeur de la poudre et exhorte les insurgés. Il n’a pas peur. Peut-il se douter qu’il va mourir dans peu de temps ?

     

    Eugène se taisait, attristé par la mélancolie que son tableau inspirait à Louis-Auguste. Celui-ci finit par dire fataliste :

    — Eugène, comme souvent dans notre histoire, c’est le petit peuple qui se bat, mais ce sont toujours les puissants qui gagnent !

    Delacroix vint vers son ami et le prit tendrement par les épaules.

    — Tu as raison Louis-Auguste. Mais, à chaque nouveau combat, ils continuent d’espérer... »

     

    Extrait du recueil "Deux petits tableaux"  publié chez BOD

    AUJOURD'HUI, LE PEUPLE DOIT TOUJOURS SE BATTRE POUR CONSERVER SA LIBERTÉ.

     

  • Gustave Courbet, le maître d'Ornans : 1. 21 juin 1840/avr. 1846

    CORRESPONDANCE - EXTRAITS CHOISIS

     

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    Gustave Courbet – Portrait de Régis Courbet, père de l’artiste, 1843,  musée du Petit Palais, Paris

     

         20 ans, une beauté physique époustouflante. Il ne sera pas, comme le souhaite son père, polytechnicien, inventeur, notable, ou chef d’industrie. Cette ambition n’est pas à la mesure de Gustave Courbet. Il a soif d’idéal et est bien décidé à mordre la vie et la peinture passionnément.

    Lettre à son père – Paris, vers le 21 juin 1840

     

         La conscription militaire à cette époque se faisait par tirage au sort. Apparemment, Courbet avait tiré un numéro qui l’obligeait à accomplir son service militaire. Il cherchait à se faire réformer et ne manquait déjà pas d’imagination…

     

    Mon cher Papa, 

     

    Je te dirai que j’ai passé au conseil de révision samedi matin le 20. J’ai si bien joué mon rôle que ces messieurs n’ont rien pu décider. Si les certificats que tu m’avais envoyés avaient été plus appuyés, s’ils avaient été légalisés par le préfet, je crois que je serais réformé. Maintenant ils ont décidé que je passerais une seconde fois dans mon pays où l’on me connaissait mieux et, à cet effet, ils m’ont signifié de partir de suite. Je ne sais vraiment pas comme j’ai pu bégayer de cette façon car je ne leur ai pas dit un seul mot comme il faut. Ils m’ont dit que j’exagérais mais cela ne m’a pas empêché de continuer mon rôle. Il est bon de te dire par exemple que j’avais fait de fameux préparatifs pour cela. Je ne me suis d’abord pas couché, puis ensuite j’ai fait monter dans ma chambre une bouteille d’eau-de-vie de cognac que j’ai bu en punch et j’ai fumé plus de 20 pipes et ajouté à tout cela 2 ou 3 tasses de café. C’est avec ces décoctions-là que je me suis présenté devant eux étant aussi de sang froid que je le suis à présent. Je vais donc partir aussitôt que j’aurai reçu ta réponse que tu m’enverras par poste. Cependant, je te donnerais bien un jour pour examiner si j’aurais des chances d’être refusé ou reçu car tu dois sentir que ce ne serait pas amusant pour moi de perdre les deux plus beaux mois de l’année.

     

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    Photo de Gustave Courbet – 1852, BNF, Paris

     

     

    Lettre à ses grands-parents – Paris, mars 1844

     

         Les mots du grand-père maternel, adoré vétéran de la vraie révolution, celle de 89 : « Crie fort et marche droit », ne seront pas oubliés par le jeune homme confronté au durs combats parisiens qui l’attendent.

     

    Je profite de l’occasion pour vous donner de mes nouvelles qui ne sont pas grandes car, quand on travaille, tous les jours se ressemblent. Je vous dirai seulement que le tableau que j’ai à l’exposition (salon de 1844) a été mis au salon d’honneur, ce qui est très avantageux pour moi car c’est une place réservée aux meilleurs tableaux de l’exposition. Et si au lieu d’un portrait j’avais eu un tableau plus considérable, j’aurais eu une médaille, c’eût été un début magnifique. Chacun m’en fait compliment.

     

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    Gustave Courbet – Courbet au chien noir, 1842, musée du Petit Palais, Paris

     

    Lettre à ses parents – Paris, vers le 20 avril 1845

     

         L’été dernier à Ornans, Gustave retrouve sa région natale et ses deux sœurs Zélie et Juliette, deux très belles jeunes filles. Elles l’inspirent et ils les peint. Zélie à 18 ans et il n’hésite pas à la représenter en partie dévêtue, offerte. Un portrait de frère voyeur, de « faiseur de chair » dira Emile Zola. Le portrait de sa sœur Juliette semble mal foutu, tête trop grosse avec un regard de femme d’une trentaine d’années alors qu’elle a à peine 14 ans. Il la présente, pour rire, au Salon sous le titre « La baronne de M. ». Les deux portraits seront refusés au Salon de 1845.

     

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    Gustave Courbet – Le Hamac (sa sœur Zélie), 1844, Musée Oskar Reinhart, Suisse

     

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    Gustave Courbet – Portrait de sa sœur Juliette, 1844, Musée du Petit Palais, Paris

     

    […] Je vous écrivais donc qu’on ne m’avait reçu qu’un tableau et malgré cela je n’ai pas peinture,courbet,ornans,réalismele droit d’être mécontent car on en a refusé à une foule d’hommes célèbres qui certainement avaient plus de droit que moi. Ils m’ont reçu mon Guitarrero et au Salon il a trouvé des amateurs. J’attends réponse, malgré tout cela j’ai peur de ne pas le vendre.

    […] Quand on n’a pas encore de réputation on ne vend pas facilement et tous ces petits tableaux ne font pas de réputation. C’est pourquoi il faut que l’an qui vient je fasse un grand tableau qui me fasse décidément connaître sous mon vrai jour, car je veux tout ou rien. […) J’entends la peinture plus en grand, je veux faire de la grande peinture. Ce que je dis là n’est pas seulement de la présomption car toutes les personnes qui m’approchent et qui se connaissent en art me le prédisent. 

     

     

     

     

     

    Gustave Courbet –  Le guitarrero, 1844, collection particulière

     

    J’ai fait l’autre jour une tête d’étude et, lorsque je l’ai fait voir à M. Hesse (peintre prix de Rome ayant de nombreux élèves), il m’a dit devant tout son atelier qu’il y avait très peu de maîtres à Paris capables d’en faire une pareille. Puis de suite il m’a dit que si je faisais pour l’an qui vient un tableau peint comme cela, qu’il m’assurerait un beau rang parmi les peintres. J’admets qu’il y a de l’exagération dans ces paroles mais ce qui est sûr, c’est qu’il faut qu’avant cinq ans j’aie un nom dans Paris.

     

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    Gustave Courbet – Le désespéré, 1843, Collection privée

     

     

    Lettre à ses parents – Paris, vers le 16 mars 1846

     

         Courbet ne supporte plus le jugement du jury du Salon. Il se fait déjà une très haute idée de sa peinture…

     

    Les vents me sont contraires pour le moment. De tous les tableaux que j'ai envoyés à l’exposition, je n'en ai qu'un de reçu, c'est mon portrait*. II est vrai que c'était comme art la chose principale, mais au dire de bien du monde et des artistes de ma connaissance ce qu'ils m'ont refusé ne lui était pas inférieur. Il y a de la mauvaise volonté, c'est évident. II y a pour juges un tas de vieux imbéciles qui n'ont jamais rien pu faire dans leurs vies et qui cherchent à étouffer les jeunes gens qui pourraient leur passer sur le corps. Aussi on ne s'en rapporte plus à Paris au jugement de ces gens-là. Ca devient un honneur d'être refusé car ça prouve que vous ne pensez pas comme eux. Ce qu'ils n'ont pu me refuser, ils l'ont perché au plafond, si bien qu'on ne peut le voir, mais malgré cela je suis convaincu avec tous les artistes mes amis, qu'il est dans les trois meilleurs portraits de l’exposition. C'est très contrariant, ne le voyant pas, on ne peut en parler et cependant trois ou quatre journaux de Paris allaient s'occuper de moi, ça m'était promis. Il faut espérer qu'on le descendra. En attendant je vais exposer autre part ce qu'ils m'ont refusé. Je ne suis pas le seul. Chacun se plaint et les plus grands noms ont été refusés tout comme moi. C'est une vraie loterie. Pensez qu'ils en ont à juger 400 par jour, deux à la minute. Vous pouvez voir avec quelle conscience cela se fait.

     

    * Tout en suivant les cours de l’Académie suisse, Courbet copie au Louvre les grands maîtres qui ont fait l’histoire de la peinture. Les peintres espagnols : Vélasquez, Ribera, Zurbaran et les flamands du Siècle d’or, en particulier Rembrandt, ont sa préférence. La technique des Italiens de la Renaissance l’intéresse et il se fait un autoportrait à la manière du Titien.

     

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                   Gustave Courbet – Autoportrait, l’homme à la ceinture de cuir (inspiré du Titien), 1845, musée d’Orsay, Paris

     

     

    Lettre à Théophile Gautier – Paris, vers avril 1846

     

    Monsieur,

    En exposant on s’expose non seulement à être refusé, mais encore, lorsqu’on échappe à ces censeurs ridicules, à se voir suspendu à des hauteurs prodigieuses où l’on est certainement à l’abri de la critique, mais à une place qui ne fait pas, je l’avoue, à beaucoup près mon affaire. Car si je fais de l’art, ou plutôt, si je cherche à en faire, c’est d’abord pour tâcher d’en vivre, ensuite c’est pour mériter la critique de quelques hommes tels que vous, qui jouiront d’autant mieux de mes progrès qu’ils auront apporté plus de sollicitude à me guérir de mes traverses. Or depuis tantôt sept ans que je fais de la peinture à travers le dédale de toutes les écoles, n’ayant eu pour maître et pour guide que mon sentiment, il me tarde singulièrement de savoir où j’en suis et où mes efforts ont abouti.

    Privé que je suis dans le milieu où je vis de conseils profitables et de réciprocité artistique, j’ose m’adresser à vous, confiant dans la pensée que vous ne me refuserez pas votre avis.

     

         Théophile Gautier, critique artistique redoutable et redouté, n’écrira pas une ligne sur la peinture de Courbet.

     

     

    Lettre à ses parents – Paris, vers avril 1846

     

    Il n’y a rien de plus difficile que de se faire une réputation en peinture et de se faire admettre du public, et plus on se distingue des autres et plus c’est difficile. Pensez bien que pour changer le goût et la manière de voir d’un public, ce n’est pas une petite besogne. Car c’est ni plus ni moins renverser ce qui existe et le remplacer. Vous pouvez croire qu’il y a des jaloux et des intérêts froissés.

     

          Van Gogh ainsi que les impressionnistes, plus tard, auraient pu écrire la même chose.

         La peinture académique du Salon était considérée comme la peinture officielle. En dehors du Salon, un peintre ne peut vendre un tableau. Un jury, soumis au pouvoir politique, fait le tri entre les toiles qui peuvent être exposées et les refusées.

        

     

     

  • Van Gogh : Assassinat ou suicide? - Les souvenirs d'Adeline Ravoux

     

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    Paul van Ryssel (Paul Gachet) – dessin de Vincent Van Gogh sur son lit de mort, 29 juillet 1890

     

     

    Deuxième partie

     

     

    LES CAHIERS DE VAN GOGH

     

    Souvenirs d’Adeline Ravoux « La jeune fille en bleu » sur le séjour de Vincent van Gogh à Auvers-sur-Oise - 1953

     

     

     

         La première partie de mon dossier-enquête sur le décès de Van Gogh, publiée le 15 janvier dernier, concernait la thèse officielle : celle du Van Gogh Museum.

         Aujourd’hui, pour la deuxième partie de l’enquête, de la longue interview d’Adeline Carrié, née Ravoux, agée de 76 ans, je publie, ci-dessous, uniquement la partie de ses propos se rapportant au décès de l’artiste :

     

     

        Madame Carrié née Adeline Ravoux m’a dressé ses Souvenirs sur Vincent Van Gogh avec l’autorisation de les publier.

        Les lecteurs des Cahiers de Van Gogh y trouveront l’atmosphère de l’après-midi du 1er mai 1953 au cours duquel, à Mesnières-en-Bray, elle évoqua devant moi un Vincent Van Gogh qui n’était pas celui qu’une légende torturée m’avait exposé. Ceux qui mettent la vérité au-dessus de toute préoccupation secondaire apprécieront le souffle d’air pur que Madame Carrié fait passer sur la mémoire de Vincent. Elle a droit, à ce titre, à l’expression de la reconnaissance des amis de Van Gogh.

     

     

     

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    Voici ce que je sais sur sa mort. 

    Ce dimanche-là, il était sorti aussitôt après le déjeuner, ce qui était inhabituel. 

    Au crépuscule, il n’était pas encore rentré, ce qui nous surprit fort, car extrêmement correct dans ses relations avec nous, il arrivait toujours aux heures régulières des repas. Nous étions alors tous assis à la terrasse du café, ce qui ne nous arrivait que le dimanche après la bousculade d’une journée plus fatigante que les jours de semaine. Lorsque nous vîmes arriver Vincent, la nuit était tombée, il devait être environ neuf heures. 
    Vincent marchait courbé, se tenant le ventre, exagérant encore son habitude de se tenir une épaule plus haute que l’autre. Mère lui demanda : « Monsieur Vincent, nous étions inquiets nous sommes contents de vous voir rentrer ; vous serait-il arrivé quelque chose de fâcheux ? » 
    Il répondit d’une voix souffrante : non, mais je me…Il n’acheva pas, traversa la salle, prit l’escalier et monta à sa chambre. J’ai été témoin de cette scène. 
    Vincent nous fit une si étrange impression que Père se leva et alla dans l’escalier pour écouter s’il se passait quelque chose d’insolite. Il crut entendre des gémissements, monta rapidement et trouva Vincent sur son lit, couché en chien de fusil, les genoux au menton, geignant fortement : « Qu’avez-vous, demanda Père, êtes-vous malade ? » Vincent leva alors sa chemise et lui montra une petite plaie dans la région du cœur. Père s’écria : « Malheureux, qu’avez-vous fait ? » 
    « J’ai voulu me tuer » lui répondit Van Gogh. 
    Ces précisions, nous les tenons de notre père qui les évoqua maintes fois devant mes sœurs et moi, car la mort tragique de Vincent Van Gogh est restée pour notre famille, un des évènements les plus marquants de notre vie. Sur ses vieux jours, Père devenu aveugle repassait volontiers ses souvenirs, et le suicide de Vincent était l’un des faits qu’il racontait le plus souvent et avec grande précision. 
    J’ouvre ici une parenthèse pour qu’on ne puisse douter de la fidélité de la mémoire de Père, qui était prodigieuse. 

    [Cette digression vient à l’appui du récit des événements fait par la famille Ravoux, et qui s’oppose à celui présenté par la famille Gachet.] 
    Il
    (le père d’Adeline) racontait quelquefois aux clients de notre café, ses souvenirs de la guerre de 1870. Certains furent portés à la connaissance d’un chroniqueur du Petit Parisien, spécialiste des questions historiques – il s’appelait M. de Saint-Yves, je crois - et celui-ci vérifia les dires de Père ; tous les détails qu’il donnait étaient confirmés : jamais on ne put surprendre sur ses lèvres une erreur. 

     

    La valeur du témoignage de Père étant ainsi bien établie, je continue le récit de ses souvenirs sur la mort du grand peintre. J’avoue que la manière dont certains biographes ont parlé de Père m’a beaucoup choqué. Père n’était pas un homme vulgaire. Sa réputation d’honnêteté était proverbiale : jamais on ne l’a appelé « le père Ravoux ». Il commandait le respect. 
    Je continue donc le récit des confidences que Vincent Van Gogh fit à Père au cours de la nuit du dimanche au lundi qu’il passa près de lui. 
    Vincent s’était rendu vers le champ de blé où il avait peint précédemment, qui était situé derrière le château d’Auvers, appartenant alors à M. Gosselin habitant Paris, rue Messine. Le château se trouvait à plus d’un demi kilomètre de notre maison. On y parvenait en montant une côte assez raide, ombragée de grands arbres. Nous ne savons pas s’il s’éloigna beaucoup du château. Au cours de l’après-midi, dans le chemin creux qui longe le mur du château – a cru comprendre mon père - Vincent se tira un coup de revolver et s’évanouit. La fraicheur du soir le ranima. A quatre pattes, il chercha le revolver pour s’achever, mais ne put le retrouver (on ne l’a pas davantage retrouvé le lendemain). Alors Vincent se releva puis redescendit la côte pour regagner notre maison. 
    Je n’ai pas, évidemment, assisté à l’agonie de Van Gogh, mais j’ai été témoin de la plupart des faits que je vais relater maintenant. 
    Après avoir constaté sa blessure dans la région du cœur, Père descendit rapidement de la chambre où Vincent gémissait et il demanda à Tom Hirschig (un peintre qui vivait à l’auberge) d’aller à la recherche d’un médecin. Il y avait à Auvers, un médecin de Pontoise qui avait un pied-à-terre où il donnait des consultations. 
    Ce médecin était absent. Père envoya alors Tom chez le Dr Gachet qui habitait en haut du bourg, mais n’exerçait pas à Auvers. 
    Le Dr Gachet était-il en relations avec Van Gogh ? Père l’ignorait totalement, le médecin n’était jamais venu à la maison, et la scène à laquelle notre père assista ne put le lui faire supposer, bien au contraire. 


    [Gachet exerçait à Paris, mais il soignait aussi des amis et des pauvres gens à Auvers.] 

    Après la visite du médecin Père nous dit : « Le Dr Gachet a examiné M. Vincent et lui a fait un pansement sommaire avec des bandages qu’il avait lui-même apportés » (on l’avait prévenu qu’il s’agissait d’un blessé). Il jugea le cas désespéré et repartit aussitôt. Je suis absolument certaine qu’il ne revînt pas : ni le soir, ni le lendemain. Père nous dit encore : « Pendant l’examen et lorsqu’il lui a fait le pansement, le Dr Gachet n’a pas dit un mot à M. Vincent ». 
    Après avoir reconduit le médecin, Père remonta près de M. Vincent et le veilla toute la nuit. Tom Hirschig resta près de lui. 
    Avant l’arrivée du médecin, Vincent avait réclamé sa pipe à Père et fuma ainsi une partie de la nuit. 
    [Selon le fils du Dr Gachet, après avoir allumé la pipe de Vincent, le médecin aurait quitté le peintre pour prévenir Théo (il le fit par une lettre datée du 27 juillet 1890), tandis que lui-même veillait le blessé à l’auberge.] 

    Il paraissait souffrir beaucoup et par moments geignait. Il pria Père d’approcher son oreille pour entendre, lui disait-il, le glouglou de l’hémorragie interne. Presque toute la nuit il resta silencieux, s’assoupissant parfois. 
    Dans la matinée du lendemain, deux gendarmes de la brigade de Méry, prévenus par la rumeur publique probablement, se présentèrent à la maison. L’un d’eux nommé Rigaumon interpella Père d’un ton déplaisant : « C’est ici qu’il y a eu un suicide ? » Père, après l’avoir prié d’adoucir ses manières, l’invita à monter près du moribond. Il précéda les gendarmes dans la chambre, expliqua à Vincent que la loi française prescrivait dans ce cas une enquête que venaient faire les gendarmes. Ceux-ci entrèrent, et Rigaumon, toujours sur le même ton, interpella Vincent : « C’est vous qui avait voulu vous suicider ? » 
    - Oui, je crois répondit Vincent sur le ton doux qui lui était habituel. 
    - Vous savez que vous n’en avez pas le droit. 
    Toujours sur le même ton égal, Van Gogh reprit : « Gendarme, je suis libre de mon corps et libre d’en disposer à mon gré. N’accusez personne, c’est moi qui ai voulu me suicider». 
    Père pria alors les gendarmes, un peu vertement, de ne pas insister davantage. 
    Dès l’aube, Père s’était préoccupé de faire prévenir Théo, le frère de Vincent. Le blessé étant alors assoupi ne pouvait donner de renseignements précis. (Il avait eu un sursaut d’énergie qui l’avait beaucoup fatigué lors de la visite des gendarmes.) Mais, sachant que le frère de Vincent était vendeur de tableaux Boussod Valadon, boulevard Montmartre, à Paris, Père envoya un télégramme à cette adresse dès l’ouverture du bureau de poste. Théo arriva par le train dans le milieu de l’après-midi. Je me rappelle l’avoir vu arriver en courant. La gare était d’ailleurs assez proche de chez nous. C’était un homme un peu moins grand que Vincent, mieux tenu, de physionomie agréable et qui paraissait très doux. Mais son visage était décomposé par le chagrin. Il monta aussitôt près de son frère qu’il embrassa en lui parlant dans leur langue natale. Père se retira et n’assista pas à leur entretien. Il ne les rejoignit qu’à la nuit. Après l’émotion qu’il avait éprouvée en voyant son frère, Vincent était tombé dans le coma. Théo et mon père veillèrent sur le blessé jusqu’à sa mort qui survint à une heure du matin. 
    C’est Père qui, avec Théo, fit dans la matinée la déclaration du décès à la mairie. 
    La maison prit le deuil comme pour le décès d’un des nôtres. La porte du café resta ouverte mais les volets furent mis à la devanture. Dans l’après-midi, après la mise en bière, le corps fut descendu dans la « salle des peintres ». Tom était allé cueillir de la verdure pour décorer la pièce, et Théo avait disposé tout autour les toiles qu’y avait laissées Vincent : L’église d’Auvers, Les Iris, Le Jardin de Daubigny, L’Enfant à l’orange, etc. Au pied du cercueil, on avait disposé la palette et les pinceaux. Les tréteaux avaient été prêtés par notre voisin, M. Lever, le menuisier. L’enfant de ce dernier, âgé de deux ans, avait été peint par Van Gogh dans le tableau l’Enfant à l’orange. C’est également M. Levert qui avait fait le cercueil.
    (Les nouvelles littéraires ont publié une photographie de notre maison d’Auvers où l’on peut voir Père, ma sœur Germaine, l’enfant Levert et moi-même.)
    L’inhumation eut lieu le surlendemain du décès, dans l’après-midi. 


    [En fait, il fut enterré le lendemain, 30 juillet, dans l’après-midi. Le service religieux fut annulé lorsque le curé de l’Eglise Notre Dame d’Auvers-sur-Oise apprit que Vincent van Gogh s’était suicidé, ce qui explique la rayure du lieu de recueillement sur le faire-part.

     

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    Une vingtaine d’artistes suivirent le corps jusqu’au cimetière du village. Père y assista ainsi que Tom et Martinez et des voisins qui voyaient chaque jour M. Vincent lorsqu’il partait peindre. 
    Au retour, Père était accompagné de Théo, de Tom, du Dr Gachet et du fils de ce dernier, Paul, qui pouvait avoir alors seize ans. Ils entrèrent dans la « salle des artistes » d’où le cercueil venait de partir et où étaient exposées les toiles. Théo voulant remercier ceux qui s’étaient occupés de son frère leur offrit de prendre, en souvenir, quelques toiles de l’artiste qui venait de disparaître. Père se contenta de mon portrait et de la Mairie d’Auvers que M. Vincent lui avait donnés de son vivant. Lorsque la proposition fut faite au Dr Gachet, celui-ci se choisit de nombreuses toiles et les passait à son fils Paul : « Roulez Coco », disait-il pour en faire un paquet. 


    [Ces toiles font partie du très important legs Gachet donné au Louvre en 1954.] 

    Puis Théo emmena ma sœur Germaine pour choisir un jouet : ce fut un panier de copeaux entrelacés contenant une petite batterie de cuisine en fer. Enfin, Théo emporta ce qui avait appartenu à son frère. 
    Nous ne l’avons jamais revu. 
    Longtemps après, nous avons appris qu’il était tombé gravement malade presque aussitôt le suicide de son frère et qu’il était mort quelques mois après. Son corps a été ramené à Auvers où il est inhumé près de son frère. 


    Quels furent les mobiles du suicide de Vincent ? 


    Voici quel était l’avis de Père : Théo venait d’avoir un petit garçon et Vincent adorait son neveu. Il craignait que son frère marié et ayant une charge supplémentaire ne puisse plus le soutenir comme il l’avait fait jusqu’alors. C’est le motif que Théo exprima à Père et il lui dit que la dernière lettre écrite par Vincent était dans ce sens. 
    Celle qui a été publiée porte le n°652
    (il s’agit du brouillon de la lettre inachevée, ensanglantée, que Vincent avait sur lui ; elle fut annotée par Théo : « La lettre qu'il avait sur lui le 29 juillet, le jour (illisible). » dans la série des Lettres de Vincent à Théo ; a-t-elle été portée à notre connaissance dans son entier ? Le motif du suicide n’y est pas discernable. 
    De cette confidence sur les embarras d’argent de Vincent, faite par Théo à Père, on n’en trouve aucune trace dans les lettres, ce qui tend à faire penser qu’il existe des lacunes dans la publication de ces lettres. La correspondance de Vincent van Gogh poserait-elle des problèmes qu’on a voulu éluder ? 
    De ses déboires amoureux ou du peu de succès de sa peinture, de son vivant, nous n’en avons jamais rien su et nous aurions certainement ignoré ses difficultés financières si Théo n’en avait parlé à Père lorsqu’ils veillèrent Vincent, car celui-ci payait sa pension régulièrement.

     
    J’en ai fini de mon récit. J’aimerais qu’il soit publié intégralement et sans qu’on en modifie le texte. J’ai été en effet, dans ces derniers temps, interviewée par des journalistes qui ont rapporté mes propos avec plus ou moins de fidélité ou qui mêlaient à mes déclarations leurs propres appréciations personnelles, parfois désobligeantes, allant même jusqu’à déformer ce que je leur avais dit, ou qui ont utilisé mes souvenirs à des fins qui, si je les avais connues, m’auraient fait décliner l’interview.

    Je suis sans doute l’ultime survivante ayant connu personnellement à Auvers Vincent van Gogh, et certainement le dernier témoin vivant de ses derniers jours. 
    Il m’apparaît donc que mon témoignage, duquel toute préoccupation littéraire est exclue, a une valeur essentielle pour l’histoire de la vie de Vincent van Gogh à Auvers, et ne saurait être confondu avec les fantaisies qui, depuis de longues années, ont été propagées on ne sait par qui, ni dans quel but. J’ajoute que mon témoignage ne peut être exploité de façon valable pour écrire l’histoire, à Auvers, de la vie de Vincent, qu’à la condition d’en respecter intégralement la teneur. 
    Il se peut que ces authentiques souvenirs de témoins oculaires aillent à l’encontre de certaine légende maintenant discutée. 

    [La version des évènements de la famille Gachet en général reprise par les commentateurs depuis la publication par V. Doiteau et E. Leroy de La Folie de Van Gogh (1928.] 

    Mais, ceux qui les premiers (et les auteurs suivants se sont référés à leurs dires) ont écrit l’histoire de la vie de Vincent van Gogh doivent admettre que ce n’est qu’en 1953, à l’occasion du centenaire de la naissance du grand artiste, que la presse s’en est occupée, puis à découvert celle à laquelle elle a donné le nom de La Dame en bleu (Adeline Ravoux). Ainsi, pendant soixante-trois ans, aucune évocation «  souvenirs » par un témoin de la vie de Vincent à Auvers-sur-Oise n’avait été recherchée. On a donc bâti sur des fondements discutables une légende de la vie de Van Gogh à Auvers-sur-Oise
    En conscience, j’ai dit ce que j’ai vu, puis rapporté ce que j’ai entendu par mon père qui, seul près de Vincent, a vécu la nuit tragique du 27 juillet 1890. Je désire rester absolument en dehors des controverses des historiens de l’art. Mais je reste persuadée que mon récit est un document qu’il est utile de conserver et auquel il sera nécessaire de se reporter lorsqu’on voudra écrire l’histoire véridique du séjour de Vincent van Gogh à Auvers-sur Oise.

    Adeline Carrié (née Ravoux).

     

     

         La troisième partie de cette enquête, se rapportant à la thèse de l’assassinat évoquée dans le livre « VAN GOGH : The Life » en 2011, sera publiée la semaine prochaine.

         Avant d'évoquer cette dernière thèse dans le prochain article, je veux signaler que l’un des principaux ar

  • Elle offense la pudeur !

     

         En 1863, Napoléon III, étonné du grand nombre de refusés au Salon vint en voisin des Tuileries pour se rendre compte par lui-même. Surpris par la sévérité du jury, il demanda que l’on ouvre, à côté du Salon officiel, une exposition montrant les œuvres rejetées afin que le public puisse juger : le Salon des Refusés. Certains contestataires appelleront ce salon « La chambre des horreurs ».

         Edouard Manet y expose son « Déjeuner sur l’herbe » refusé au Salon officiel. Les dimensions de la toile sont exceptionnelles : 2,08 m sur 2,64 m. Ce genre de format était habituellement réservé aux sujets historiques ou mythologiques. Cette fois, rien de cela… Banalement, l’artiste se contente de reprendre des genres comme le portrait, le paysage et la nature morte.

         « Elle offense la pudeur » dit l’Empereur en voyant la toile. Le public se gausse. C’est un tollé général.

     

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    Edouard Manet – Le déjeuner sur l’herbe, 1863, musée d’Orsay, Paris

     

     

         Edouard Manet avait bien préparé son coup.

         Antonin Proust, dans ses « Souvenirs » de 1897 rapporte la conception du tableau :

         « A la veille du jour où il fit le Déjeuner sur l’herbe et l’Olympia (exposée deux années plus tard) nous étions un dimanche à Argenteuil, étendus sur la rive, regardant les yoles blanches sillonner la Seine […] Des femmes se baignaient. Manet avait l’œil fixé sur la chair des femmes qui sortaient de l’eau. « Il paraît, me dit-il, qu’il faut que je fasse un nu. Eh bien, je vais leur en faire, un nu. Quand nous étions à l’atelier, j’ai copié les femmes de Giorgione, les femmes avec les musiciens (Concert champêtre). Il est noir ce tableau. Les fonds ont repoussé. Je veux refaire cela et le faire dans la transparence de l’atmosphère, avec des personnages comme ceux que nous voyons là-bas. On va m’éreinter. On dira que je m’inspire des Italiens après m’être inspiré des Espagnols. » »

     

     

    peinture,titien

    Titien (ancienne attribution à Giorgione) – Concert champêtre, 1509, musée du Louvre, Paris

     

         Manet va se mettre au travail. Une nouvelle fois Victorine Meurant est utilisée. Il la montre nue comme un ver, dans un sous-bois, coincée entre deux jeunes hommes de la bohème élégante, dont l’un d’eux est le frère de Manet, Eugène. Le « pique-nique » est sympathique mais totalement irréaliste.

         Les critiques sont évidemment particulièrement salées :

     

    Ernest Chesneau, 1864

    « Manet aura du talent, le jour où il saura le dessin et la perspective, il aura du goût le jour où il renoncera à ses sujets choisis en vue du scandale […] nous ne pouvons trouver que ce soit une œuvre parfaitement chaste que de faire asseoir, entourée d’étudiants en béret et en paletot, une fille vêtue seulement de l’ombre des feuilles. C’est là une question très secondaire, et je regrette, bien plus que la composition elle-même, l’intention qui l’a inspirée […] M. Manet veut arriver à la célébrité en étonnant le bourgeois […] Il a le goût corrompu par l’amour du bizarre. »

     

    Louis Etienne, 1863

    « Une Bréda quelconque, aussi nue que possible, se prélasse effrontément entre deux gardiens aussi habillés et cravatés […] ces deux personnages ont l’air de collégiens en vacances, commettant une énormité pour faire les hommes ; et je cherche en vain ce que signifie ce logogriphe peu séant. »

     

    Théophile Thoré, 1863

    « Le Bain est d’un goût bien risqué. La personne n’a pas de belle forme malheureusement […] et on n’imaginerait rien de plus laid que le monsieur étendu près d’elle […] Je ne devine pas ce qui a pu faire choisir à un artiste intelligent et distingué une composition si absurde. »

     

     

         En 1867, Emile Zola, ami de l'artiste, écrit une défense en forme d’éloge :

     

     « Le Déjeuner sur l'herbe est la plus grande toile d'Edouard Manet, celle où il a réalisé le rêve que font tous les peintres : mettre des figures de grandeur naturelle dans un paysage. On sait avec quelle puissance il a vaincu cette difficulté. Il y a quelques feuillages, quelques troncs d'arbres, et, au fond une rivière dans laquelle se baigne une femme en chemise ; sur le premier plan, deux jeunes gens sont assis en face d'une seconde femme qui vient de sortir de l'eau et qui sèche sa peau nue au grand air. Cette femme nue a scandalisé le public, qui n'a vu qu'elle dans la toile. Bon Dieu ! quelle indécence : une femme sans le moindre voile entre deux hommes habillés ! Cela ne s'était jamais vu. Et cette croyance était une grossière erreur, car il y a au musée du Louvre plus de cinquante tableaux dans lesquels se trouvent mêlés des personnages habillés et des personnages nus. Mais personne ne va chercher à se scandaliser au musée du Louvre. La foule s'est bien gardée d'ailleurs de juger Le Déjeuner sur l'herbe, comme doit être jugée une véritable oeuvre d'art; elle y a vu seulement des gens qui mangeaient sur l'herbe, au sortir du bain, et elle a cru que l'artiste avait mis une intention obscène et tapageuse dans la disposition du sujet, lorsque l'artiste avait simplement cherché à obtenir des oppositions vives et des masses franches. Les peintres, surtout Edouard Manet, qui est un peintre analyste, n'ont pas cette préoccupation du sujet qui tourmente la foule avant tout ; le sujet pour eux est un prétexte à peindre tandis que, pour la foule, le sujet seul existe. Ainsi, assurément, la femme nue du Déjeuner sur l'herbe n'est pas là que pour fournir à l'artiste l'occasion de peindre un peu de chair. Ce qu'il faut voir dans le tableau, ce n'est pas un déjeuner sur l'herbe, c'est le paysage entier, avec ses vigueurs et ses finesses, avec ses premiers plans si larges, si solides, et ses fonds d'une délicatesse si légère ; c'est cette chair ferme modelée à grands pans de lumière, ces étoffes souples et fortes, et surtout cette délicieuse silhouette de femme en chemise qui fait dans le fond une véritable tache blanche au milieu des feuilles vertes, c'est enfin ce vaste ensemble, plein d'air, ce coin de la nature rendu avec une simplicité si juste, toute cette page dans laquelle un artiste a mis tous les éléments particuliers et rares qui étaient en lui. »

     

    Emile Zola, " Edouard Manet, 1867 - La Revue du XIXe siècle "

     

         Plus tard, Zola rajoutera dans une étude sur Edouard Manet: « J’ai répondu aux critiques d’art qui prétendaient que Manet avait outrageusement souillé le temple du beau. J’ai répondu que le destin avait sans doute déjà marqué au musée du Louvre la place future de l’Olympia et du Déjeuner sur l’herbe.

     

         En 1884, au lendemain de la mort d’Edouard, sa famille et ses amis organisèrent une exposition posthume. Son frère, Eugène Manet, demanda à Zola d’écrire une petite notice biographique qui sera placée en tête du catalogue. En guise de notice, celui-ci fera une longue analyse sur l’oeuvre de l’artiste et la terminera par ces mots : « […] Qu’ils le confessent ou non, les jeunes artistes ont tous subi l’influence de Manet ; et s’ils prétendent qu’il y a simplement rencontre, il n’en reste pas moins évident qu’il a le premier marché dans la voie, en indiquant la route aux autres. Son rôle de précurseur ne peut plus être nié par personne. Après Courbet, il est la dernière force qui se soit révélée, j’entends par force une nouvelle expansion dans la manière de voir et de rendre. »