La première rétrospective présentée à Paris depuis 1941 de l’œuvre de Berthe Morisot s’est ouverte le 8 mars dernier au Musée Marmottan à Paris. Je suis un amoureux fervent, et depuis longtemps, de cette femme impressionniste aux talents multiples. On la disait austère, triste, mélancolique. Elle peignait le bonheur…
Ayant visité l’expo sans tarder, j’en parlerai dans une prochaine note.
Dans un article déjà ancien, j’avais imaginé une lettre écrite par Berthe à sa sœur Edma, habitant à Lorient depuis son mariage. Elle lui parlait de cette importante exposition d'avril 1874 organisée par les peintres avant-gardistes que le Salon officiel s’obstinait à refuser.
A l’occasion de cette brillante rétrospective parisienne, j’ai eu envie de modifier et publier à nouveau ce courrier que Berthe Morisot aurait pu avoir rédigé elle-même…
Je suis impressionné…
10 mai 1874. (Berthe Morisot - peintre)
Très chère Edma
Je te donne enfin quelques nouvelles. Je n’en ai guère eu le temps jusqu’ici. Notre exposition des artistes indépendants se termine dans cinq jours, le 15 mai prochain. Déjà trois semaines… La foule n’est pas au rendez-vous. Enfin… une moyenne de cent visiteurs chaque jour qui viennent plus par curiosité que par goût réel pour notre nouvelle peinture.
Je ne regrette pas d’avoir renoncé définitivement à me présenter au Salon officiel. L’académisme y règne toujours en maître. Les peintres avant-gardistes y sont ridiculisés chaque année. Avec ce jury de vieux tromblons !
Malgré mon insistance, notre ami Edouard Manet n’a pas souhaité se joindre à notre groupe. « La Société Anonyme des Artistes Peintres, Sculpteurs et Graveurs… Berthe, ne fréquente pas ces marginaux, m’a-t-il dit d’un ton courroucé ! » Le lâche !… Evidemment, il vient d’obtenir des médailles aux derniers Salons et ne veut pas se mettre mal avec un jury qui daigne enfin le considérer. S’il continue à renier les peintres avant-gardistes, qui sont pourtant ses amis et dont il apprécie la peinture, je cesserai de poser pour lui ! L’amitié cela se mérite…
Puvis de Chavannes aussi m’a déconseillé de participer à cette exposition. « Le public se fera une joie de ne pas venir, m’a-t-il lancé ! Cette « exhibition », comme il la nomme, sera un fiasco ! ».
Le jour de l’ouverture de l’exposition, le 15 avril, nous étions une trentaine à accrocher environ 200 toiles sur les murs rouges de l’atelier du photographe Nadar, boulevard des Capucines à Paris. C’est un artiste original ce Nadar. Il peint à ses heures et les causes perdues le touchent. Avec nous, il peut dire qu’il a réussi ! « Il est bon comme le bon pain » m’avait chuchoté Monet au vernissage en parlant de notre mécène. Il nous a offert généreusement ses locaux tout en sachant que le nombre d’entrées serait insuffisant pour couvrir les frais. Que le dieu des peintres lui réserve une place dans son paradis !
Ma petite sœur, pourquoi t’es-tu arrêtée de peindre ? Degas aurait tant aimé que tu fasses partie de la bande. Comme tous nos amis, il appréciait ta peinture… Enfin, puisque tu préfères t’occuper de ton mari et de tes filles… J’aurais aimé qu’une autre femme se joigne à moi. Je suis un peu perdue au milieu de tous ces hommes. Il y a beaucoup de respect dans leur regard. Ils ne me considèrent pas comme une muse anonyme mais comme une peintre de qualité qu’ils reconnaissent comme une des leurs.
L’ambiance a été chaude pour accrocher ses toiles aux meilleures places. Etant la seule femme, mes amis, très galants, m’ont laissé un bon emplacement, bien éclairé. Tu les connais tous : Monet, Pissarro, Sisley, Degas, Renoir, Cézanne, Guillaumin… Ils sont l’avenir de la peinture.
Rassure-toi, soeurette, tu es bien représentée ! J’ai exposé 9 œuvres pour lesquelles tu m’avais servi 7 fois de modèle. Il y avait trois aquarelles, deux pastels, dont ton portrait de 1871, Madame Pontillon, alors que tu étais enceinte de Blanche, et quatre huiles : La lecture, Le port de Cherbourg, Cache-cache et, mon préféré, Le berceau. Cette dernière toile, où je te représente au chevet du berceau de Blanche qui venait de naître, a beaucoup plu. Monet ne cessait de venir la voir. « C’est délicieux, disait-il ».
Berthe Morisot – pastel, Portrait de Madame Pontillon, 1871, musée d’Orsay, Paris
Berthe Morisot - Le berceau, 1872, Paris, Musée d’Orsay
Pour une première exposition de notre nouvelle Association, Renoir avait insisté pour que les toiles soient uniquement de moyens ou petits formats, et disposées à hauteur des yeux. Te souviens-tu des Salons officiels où les tableaux, serrés les uns contre les autres, couvraient les murs jusqu’au plafond ? Chez Nadar, chaque œuvre, isolée, dégage sa propre lumière. Plus de scènes d’histoires ou mythologiques. Rien que des paysages, des portraits ou des scènes intimistes. Des couleurs joyeuses, des touches légères, des tons francs, comme nous aimons toi et moi.
Renoir a eu un vrai succès avec sa Loge. Il faut absolument que tu voies cette toile : une jeune femme à la robe floconneuse, au visage très pâle, assiste à une représentation théâtrale. Les couleurs bleu clair et noires étaient un hommage au « noirs » de Manet. Quel peintre ce Renoir !
Auguste Renoir – La Loge, 1874, Courtauld Institute galleries, Londres
Edma, je me sens chez moi au milieu de ces artistes. Nous parlons le même langage !
Mère doute toujours de moi. Récemment, elle m’a dit gentiment mais fermement qu’elle ne croyait pas en mon talent et que j’étais incapable de ne rien faire de sérieux. « Tu ne vendras jamais rien, ma fille ! » Evidemment, une femme qui peint… et dans un style non conventionnel… Je n’aurai jamais la touche léchée de Rosa Bonheur qui vend tout ce qu’elle veut avec ses représentations d’animaux où le moindre poil est apparent.
Pauvre mère… Inquiète de me voir fréquenter cette « bande de peintres bohèmes », elle en a parlé à Joseph Guichard, notre ancien professeur de peinture. Sans prévenir, il est venu le soir du vernissage et s’est promené dans les salles. Je l’ai vu faire des mouvements de tête et des moues offusquées devant la plupart des toiles et repartir très rapidement sans me dire un mot. Quelques jours après, maman m’a rapporté les termes de la lettre qu’il lui écrivit le lendemain : « A mon entrée, un serrement de cœur m’a pris en voyant les œuvres de votre fille exposées dans ce milieu délétère. J’ai pensé, ce sont des fous. ».
Guichard s’indigna ensuite que mon Berceau, si délicat, jouxte « à le toucher ! » une peinture douteuse et ludique de Cézanne appelée Le Rêve du célibataire. Il termina son courrier par ces mots : « Votre fille doit rompre avec cette nouvelle école dite de l’avenir. »
Paul Cézanne : Le rêve du célibataire ou Une moderne Olympia, 1873- 1874, Paris, Musée d’Orsay
Des fous… Edma, on nous prend pour des fous ! Les railleries pleuvent : « Ils ont déclaré la guerre à la beauté ! ». Nos toiles sont comparées à des « croûtes ». Heureusement, un journaliste, ami des Manet, a eu des mots aimables pour moi dans son journal : « Elle a de l’esprit jusqu’au bout des ongles, surtout jusqu’au bout des ongles. »
Ma chère sœur, je te réserve le meilleur pour la fin.
Une dizaine de jours après le vernissage, le fameux critique du Charivari, Louis Leroy, s’est moqué dans un article d’un petit tableau de Claude Monet représentant un lever de soleil sur la mer que le peintre avait croqué de sa fenêtre d’hôtel devant le port du Havre. Une charmante toile avec un gros soleil rouge s’infiltrant au milieu des brumes et se reflétant dans l’eau. Monet ne sachant quel titre donner à « cette chose » pour le catalogue de l’exposition l’appela Impression, soleil levant.
Claude Monet : Impression, soleil levant, 1872, Paris, Musée Marmottan
Ce joyeux critique, se croyant sans doute très drôle, eut ces mots ironiques : « Je me disais aussi puisque je suis impressionné, il doit y avoir de l’impression là-dedans… ». Il titra d’ailleurs sa chronique « L’exposition des impressionnistes ». Nous étions catalogués, Edma… Impressionnistes…
J’ai vu Monet hier matin contemplant son tableau. Il m’a reparlé de cet article. Il ne semblait pas mécontent de cette moquerie. « Ne vous inquiétez pas Berthe, m’a-t-il dit, ce journaliste voulant faire un bon mot, sans le savoir a peut-être trouvé le terme qui nous caractérise le plus. Il n’a pas tort… Nous peignons sur le motif la lumière changeante. Nous utilisons des couleurs pures et une touche divisée pour capter les vibrations lumineuses, les émotions troubles. Nous peignons l’instant, la fugacité des choses. Ce Leroy nous a parfaitement compris, Berthe, nous couchons sur la toile nos impressions visuelles… »
Cet après-midi, Monet est passé à la galerie pour rencontrer un éventuel acheteur. Il m’a confié : « La nuit porte conseil. Je voudrais en parler avec les peintres du groupe… Pourquoi ne garderions-nous pas ce terme « d’impressionnistes » pour désigner notre bande de fous ? ».
Je te quitte Edma. Je dois retourner chez Nadar. Je n’ai rien vendu mais je suis tellement heureuse d’avoir participé à cette première exposition de notre nouvelle association. J’espère bien recommencer l’année prochaine avec tous ces peintres de talents qui resteront mes amis. Peut-être que, dans un an, tu accepteras de reprendre tes pinceaux ? Tu ne peux laisser ta sœur seule parmi tous ces hommes…
Comment vont les petites Paule et Blanche qui me manquent ? Donne-leur pleins de gros baisers de leur tante qui les aime. Je pense à vous.
Ton attentionnée Berthe.
Alain