VAN GOGH Vincent - Marguerite Gachet au piano, 1890, Kunstmuseum Basel, Suisse
- Mettez-vous en place, Marguerite !
La jeune fille ne semblait guère pressée de reprendre la pose. Elle avait enfin tenu sa promesse. Depuis mon arrivée dans la région, je la relançais régulièrement pour qu’elle me permette de faire son portrait devant son piano. Le soir, dans ma chambre, j’imaginais la pose, les couleurs, la forme.
Paul m’aida à déménager la table au centre de la pièce. Le piano fut installé près de la fenêtre, en pleine lumière. J’avais besoin d’espace autour du chevalet pour travailler.
Hier, après un premier croquis préparatoire à la pierre noire, j’avais attaqué la peinture. Le mur blanchâtre et le parquet en chêne de la pièce étaient trop ternes pour être repris à l’identique. J’avais recréé le fond du décor en étalant une première couche de peinture très diluée : une laque de géranium sur le sol et un vert Véronèse mixé de jaune sur le mur. Au soir, la toile était déjà bien avancée, surtout dans les teintes claires : la blondeur des cheveux, la robe blanche, les mains.
J’installai la toile étroite encore fraîche de la veille sur le chevalet. Cette semaine j’avais utilisé pour les paysages un nouveau format de 1 mètre de haut sur 50 cm de large. Il m’avait été inspiré par les estampes japonaises. Ce format allongeait les formes du modèle, ainsi je l’avais gardé pour le portrait tout en hauteur.
Marguerite s’assit devant le piano. Je ne lui avais guère laissé le choix pour sa tenue vestimentaire. Je tenais à ce qu’elle revête sa robe blanche serrée à la taille, avec cette ceinture rouge qui lui moulait les hanches à ravir. Sa chevelure claire relevée en chignon très haut placé dégageait son fin profil.
Les teintes posées la veille sur la toile s’étaient raffermies en séchant. Je voulais terminer le fond du décor, les autres éléments se mettraient en place d’eux-mêmes. De la pointe du pinceau, je piquai le mur verdâtre de petits points orangés très fins, puis, avec un pinceau plat, le tapis rouge fut couvert de bâtonnets vert olive placés dans le sens de la hauteur. Les couleurs complémentaires vertes et rouges posées près l’une de l’autre s’exprimaient pleinement. La relation qui existait entre les couleurs me surprenait toujours.
La tension habituelle montait en moi. Je savais que le résultat de mon travail dépendait des minutes à venir.
Ma brosse trempée dans le bleu de Prusse enroula délicatement le bas de la robe pour ne pas la salir. Avec la même couleur, je fignolai le dessin du piano, la bougie, le cahier de musique et le tabouret sur lequel Marguerite, assise, pianotait, rêveuse, la tête légèrement penchée sur le clavier. Furtivement, elle se tourna vers moi. Ses yeux azurs pétillèrent un instant. Elle m’offrit à nouveau son profil.
Je changeai de brosse pour accentuer la pâleur du visage. Avec le même ton, les mains furent allongées. Esquissées à peine, elles paraissaient plus légères sur le clavier. La qualité des mains dans mes portraits était essentielle. « Elles sont aussi importantes que l’ovale du visage ou l’expression d’un regard, elles causent, disais-je souvent à Théo ».
Mon travail avançait. Je peignais avec l’entrain d’un marseillais mangeant de la bouillabaisse. Goulûment…
Le pinceau imbibé de laque géranium borda le haut du vêtement, puis rosit ensuite les plis de la robe dans le frais de la couleur blanche. La laque déposée pure accentua le rouge de la ceinture.
Je voulais vérifier chaque détail et ne cessait de tourner autour de Marguerite. « Arrêtez Vincent, cria-t-elle en riant, vous me donnez mal au cœur ! » Le tableau me satisfaisait. Les contrastes étaient puissants, les couleurs s’équilibraient. Mes bâtonnets répartis fermement sur l’ensemble de la toile remplaçaient le modelé et suggéraient le mouvement. Quelques touches finales achevèrent mon travail.
En mouchetant le mur de points orangés, j’avais pensé à mon vieux copain Paul Signac, adepte de cette technique. Elle était déjà loin l’époque où je le suivais dans la campagne proche de Paris, vers Asnières et Clichy, en bord de Seine. Je tentais de pratiquer son style fait de petites touches accolées. Trop rigoureux pour moi ! Mon art avait besoin de respirer, sans contrainte.
- Vous pouvez quitter la pose Marguerite, dis-je joyeusement !
La jeune fille se leva pour voir mon œuvre. Son image sur la toile lui plut instantanément.
- Merci Vincent. Vous savez faire chanter les couleurs.
- Vous aimez ?
Dans le « oui » étouffé de sa réponse, je sentis de l’émotion.
- Les japonais m’ont tout appris, Marguerite. A l’étude de leurs toiles, j’ai compris que l’utilisation des couleurs pures pouvait donner un résultat harmonieux. Il suffit simplement de les mettre en musique comme vous le faites si bien avec les notes sur votre piano.
Je me disais que cette toile aux tonalités roses ferait très bien avec une autre, de blés, peinte en largeur récemment dans des tons vert pâle. J’avais encore en mémoire des paroles anciennes écrites à Théo : « Nous sommes encore loin avant que les gens comprennent les curieux rapports qui existent entre un morceau de la nature et un autre, qui pourtant s’expliquent et se font valoir l’un l’autre ».
- Cette toile est à vous, Marguerite ! Je vous l’offre en remerciement de ces deux jours de plaisir ! Accrochez-là au mur pour le séchage. N’oubliez pas que vous m’avez promis de poser à nouveau ces jours prochains, avec un petit orgue…
« Promis, Vincent, dit-elle tout bas en s’approchant de moi. » Elle refoula sa timidité habituelle et me déposa un baiser rapide sur la joue.
Texte extrait du roman qui sera publié et offert le 15 décembre prochain : QUE LES BLES SONT BEAUX - L'ultime voyage de Vincent Van Gogh