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Rechercher : un pastelliste heureux

  • VAN GOGH écrivain : Arles - 3. Mai 1888

     

    CORRESPONDANCE - EXTRAITS CHOISIS

     

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    Vincent Van Gogh – La maison jaune, 1888, dessin aquarellé, Van Gogh Museum, Amsterdam

     

          Vincent habite dorénavant dans une petite maison louée place Lamartine à Arles. Il occupe la partie de la maison avec les volets verts. Sur la gauche, apparaît le restaurant où il prend habituellement ses repas.

          Il souhaite ardemment que ses amis peintres le rejoignent pour travailler dans une même communauté d’esprit.

     

     

     Lettre à Théo – vers le 1er mai 1888

     

    Cher Théo. Tu trouveras un croquis hâtif sur papier jaune, une pelouse dans le square qui se trouve à l’entpeinture,van gogh,arlesrée de la ville, et, au fond, une bâtisse à peu près comme ceci.

     Eh bien, j’ai aujourd’hui loué l’aile droite de cette construction, qui contient quatre pièces, ou plutôt deux avec deux cabinets.

    C’est peint en jaune dehors, blanchi à la chaux à l’intérieur, en plein soleil. Je l’ai loué à raison de 15 francs par mois.

    Maintenant mon désir serait de meubler une pièce, celle du premier étage, pour pouvoir y coucher.

    Cela restera l’atelier, le magasin pour tout le temps de la campagne ici dans le midi, et alors j’ai mon indépendance des chicanes des hôtelleries, qui sont ruineuses et m’attristent. […] J’espère être bien tombé cette fois-ci, tu comprends, jaune en dehors, blanc en dedans, en plein soleil, je verrai enfin mes toiles dans un intérieur bien clair.

    […] Je pourrai à la rigueur rester à deux dans le nouvel atelier, et je le voudrais bien. Peut-être Gauguin viendra-t-il dans le midi.

    […] L’atelier est trop en vue pour que je puisse croire que cela puisse tenter aucune bonne femme et une crise juponnière pourrait difficilement aboutir à un collage.

      

    Lettre à Théo – Vers le 4 mai 1888

     

    Je crois qu’il y aurait quelque chose à faire ici pour le portrait. Si les gens sont d’une ignorance crasse en tant que quant à la peinture en général, ils sont bien plus artistes que dans le Nord pour leur propre figure et leur propre vie. J’ai vu ici des figures certes aussi belles que des Goya et des Vélasquez. Elles savent vous ficher une note rose dans un costume noir, ou bien confectionner un habillement blanc, jaune, rose, ou encore vert et rose, ou encore bleu et  jaune, où il n’y a rien à changer au point de vue artistique. Seurat trouverait ici des figures d’hommes très pittoresques, malgré leurs costumes modernes.

    […]

    J’étais sûrement sur le droit chemin d’attraper une paralysie quand j’ai quitté Paris. Ça m’a joliment pris après ! Quand j’ai cessé de boire, quand j’ai cessé de tant fumer, quand j’ai recommencé à réfléchir au lieu de chercher à ne pas penser, mon Dieu quelles mélancolies et quel abattement ! Le travail dans cette magnifique nature m’a soutenu au moral, mais encore là au bout de certains efforts les forces me manquaient.

    […]

    Pourtant si nous voulons vivre et travailler, il faut être très prudent et nous soigner. De l’eau froide, de l’air, nourriture simple et bonne, être bien vêtu, être bien couché, et ne pas avoir des embêtements. Et pas se laisser aller aux femmes, et à la vraie vie, dans la mesure qu’on serait porté à désirer. 

     

     Lettre à Théo – vers le 5 mai 1888

     

    Les arlésiennes dont on parle tant n’est ce pas, sais tu ce qu’en somme j’en trouve ?

    Certes elles sont réellement charmantes, mais ce n’est plus ce que ça doit avoir été. Et voilà, c’est plus souvent du Mignard que du Mantegna, parce qu’elles sont en décadence. N’empêche que c’est beau, bien beau, et ici je ne parle que du type dans le caractère romain – un peu embêtant et banal. Que d’exceptions!

    Il y a des femmes comme des Fragonard, et comme Renoir. Et ce que l’on ne peut pas caser dans ce qui a déjà été fait en peinture ?

     Le meilleur que l’on pourrait faire, cela serait à tous les points de vue de faire des portraits de femmes et d’enfants. Seulement il me semble que ce ne sera pas moi qui ferai cela, je ne me sens pas un monsieur assez « Bel ami » pour cela. […]  

    Mais serais rudement content […] si en peinture il nous venait un homme à la Guy de Maupassant pour peindre gaiement les belles gens et choses d’ici. Pour moi, je travaillerai, et par-ci, par-là, il y aura de mon travail qui restera, mais ce que Claude Monet est dans le paysage, cela dans la figure peinte, qui est-ce qui fera cela ? Pourtant tu dois sentir comme moi que cela est dans l’air.

    Mais le peintre de l’avenir c’est un coloriste comme il n’y en a pas encore eu *. Manet l’a préparé, mais tu sais bien que les impressionnistes ont déjà fait de la couleur plus forte que celle de Manet.

    Ce peintre de l’avenir, je ne puis me le figurer vivant dans de petits restaurants, travaillant avec plusieurs fausses dents, et allant dans des bordels de zouaves comme moi.

    Mais il me semble être dans le juste, lorsque je sens que cela viendra dans une génération plus loin, et que pour nous, il faut faire ce que nos moyens nous permettent dans cette direction, sans douter et sans broncher. 

     

          * Vincent ne se doutait pas, à ce moment, que ce peintre de l’avenir «  un coloriste comme il n’y en pas encore eu » ce serait lui…

      

    Lettre à Théo – vers le 12 mai 1888

     

    J’ai deux nouvelles études : tu as un dessin déjà, d’une ferme au bord de la grande route dans les blés.

    Une prairie pleine de boutons d’or très jaune, un fossé avec des plantes d’iris aux feuilles vertes à fleurs violettes, dans le fond la ville, quelque saule gris, une bande de ciel bleu. »

     

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    Vincent Van Gogh – Arles, croquis d’une ferme dans un champ de blé, 1888

     

     Lettre à Théo – vers le 20 mai 1888

     

     Et voilà, si nous croyons à l’art nouveau, aux artistes de l’avenir, notre pressentiment ne nous trompe pas.

     Lorsque le bon père Corot * disait quelques jours avant sa mort : « J’ai vu cette nuit en songe des paysages avec des ciels tout roses », eh bien ne sont-ils pas venus ces ciels roses, et jaunes et verts par-dessus le marché, dans le paysage impressionniste ? Ceci pour dire qu’il y a des choses que l’on sent dans l’avenir et qui arrivent réellement.

      […] Cette « Espérance » * de Puvis de Chavannes est une telle réalité. Il y a dans l’avenir un art, et il doit être beau, et si jeune, que vrai si actuellement nous y laissons notre jeunesse à nous, nous ne pouvons qu’y gagner en sérénité.

     

            * Jean-Baptiste Corot, mort en 1875, peintre précurseur de l’impressionnisme, était très apprécié des peintres avant-gardistes.

           * Tableau d’une jeune fille assise sur un tertre, tenant un brin d’olivier. L’aube se lève au loin. La jeune fille symbolise une ère nouvelle pleine de promesse.

     

     Lettre à Emile Bernard – vers le 22 mai 1888

      

           Le peintre Emile Bernard était de 15 annnées plus jeune que Vincent. Très amis, ils s’étaient connus à Paris pendant l’hiver 1886. Vincent lui écrivait sur un ton familier, en utilisant souvent des expressions humoristiques et, parfois, de corps de garde, courantes entre vieux copains.

     

      Je viens de lire un livre – pas beau et pas bien écrit d’ailleurs – sur les « Iles Marquises », mais bien navrant lorsqu’il raconte l’extermination de toute une tribu d’indigènes – anthropophages dans ce sens que, disons une fois par mois, on mangeait un individu - qu’est ce que ça fait !

     Les blancs, très chrétiens, etc., pour mettre fin à cette barbarie (?) réellement peu féroce… n’ont pas trouvé mieux que d’exterminer et la tribu des indigènes anthropophages et la tribu avec laquelle la première guerroyait (pour se procurer ainsi, de part et d’autre, les prisonniers de guerre mangeables nécessaires).

     Ensuite, on a annexé les deux îles, qui sont devenus d’un lugubre !!! Ces races tatouées, ces nègres, ces indiens, tout, tout, tout disparaît ou se vicie.

     Et l’affreux blanc avec sa bouteille d’alcool, son porte-monnaie et sa vérole, quand donc l’aura-t-on assez vu ? L’affreux blanc avec son hypocrisie, son avarice et sa stérilité.

     Et ces sauvages étaient si doux et si amoureux ! 

     […]

     Les femmes de notre boulevard, d’habitude couchent seules la nuit, car elles tirent cinq ou six coups dans la journée ou le soir et très tard. C’est cet honorable carnivore, leur maquereau, qui vient les chercher et les reconduire, oui, mais il ne couche pas avec (que rarement). La femme, éreintée et défaite, se couche seule d’habitude et dort d’un sommeil de plomb. Mais avec deux ou trois lignes de refaites, cela y sera. 

     Qu’est ce que tu as peint maintenant ? J’ai fait, moi, une nature morte avec, une cafetière en fer émaillé bleu, une tasse et soucoupe bleu de roi, un pot au lait carrelé cobalt pâle et blanc, une tasse avec dessins orangés et bleus sur fond blanc, un pot en majolique bleu avec fleurs et feuillages verts, bruns, roses. Tout cela sur une nappe bleue sur un fond jaune. Avec ces poteries 2 oranges et trois citrons. C’est donc une variation de bleus, égayée par une série de jaunes qui vont jusqu’à l’orangé. 

     

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    Vincent Van Gogh – Arles, croquis nature morte avec pot de café, 1888

     

     

     

  • Genèse de l'impressionnisme

    18. Berthe Morisot – 1886, huitième et dernière exposition impressionniste

     

     

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    Edouard Manet – Portrait de Berthe Morisot étendue, 1873, musée Marmottan, Paris

     

     

          Ma longue étude sur la genèse de l’impressionnisme commencée le 22 octobre 2017 se termine par ce 18ème et dernier chapitre.

          En cette année 1886, les artistes ont vieilli, leur technique ainsi que leur vision sur la peinture ont évolué séparément, des dissensions se sont installées au sein du groupe. Des jeunes peintres de talent s’apprêtent déjà à prendre leur place…

        Cette huitième exposition sera la dernière du groupe des impressionnistes, et ne les verra pas tous réunis. Leur propre conception de l’art va les emmener sur des routes différentes.

     

     

         Lettre imaginaire de Berthe Morisot, peintre, à sa sœur Edma, au sujet de la dernière exposition des peintres impressionnistes de 1886 dont elle faisait partie. L’artiste aurait fort bien pu avoir écrit ce courrier rédigé sur un ton mélancolique…

     

     

    25 septembre 1886              (Berthe Morisot – peintre)

     

    Très chère Edma

     

         Je profite d’un moment de calme pour enfin t’écrire. Tu devais penser que je t’oubliais.

         Eugène fait la sieste. Il est très fatigué et tousse constamment. Notre été dans la villa que nous avions louée à Jersey s’est mal passé pour lui. Ce foutu climat anglo-normand…

         Je suis triste petite soeur. Je ne quitte plus le noir du deuil. Ces dernières années ont été bien cruelles pour la famille Manet. Comme tu le sais, en l’espace de trois ans, j’ai perdu ma belle-mère et mes deux beaux-frères, Edouard et son jeune frère Gustave. Je garde toujours une place secrète dans mon cœur pour Edouard Manet. Je lui dois tant ! Je ne cesse de me battre pour la réhabilitation de sa peinture. Un jour, ce grand artiste entrera au Louvre…

         Eugène, à son tour, est touché par la maladie. Ses dernières forces il les a utilisées pour m’aider à préparer notre exposition des « impressionnistes » qui s’est tenue avant notre départ pour Jersey du 15 mai au 15 juin dernier. Nous avions loué un local rue Laffitte, au-dessus du restaurant de La Maison Dorée. Dommage que tu ne sois pas venue… Enfin, cela va me permettre de te conter dans le détail ce qui s’y est passé.

        Comme le temps passe vite ! C’était la 8ème exposition de notre groupe. Te souviens-tu de notre première exposition il y a douze ans dans les locaux du photographe Nadar ? Jeunes fous, nous nous engagions dans un mouvement pictural qui n’avait pas de nom. Nous étions les peintres du plein air, de l’instant, de la lumière changeante et des émotions troubles. Aujourd’hui, nous sommes devenus officiellement des « impressionnistes » et notre peinture commence à être reconnue.

         Contrairement aux autres membres du groupe, je n’ai manqué aucune exposition malgré les critiques et les phrases ironiques. Aujourd’hui, je ne regrette pas cette aventure dans laquelle je m’étais engagée par goût et par défi. J’étais la seule femme et tous ces hommes m’impressionnaient. J’ai ouvert la voie car deux autres femmes m’ont rejointe à partir de 1879 : Marie Bracquemond que tu connais, la femme du graveur, et Mary Cassatt. Cette américaine est devenue une grande amie. Elle peint le plus souvent, comme moi, des portraits de femmes et d’enfants.

     

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    Mary Cassatt – Un coin de loge, 1879, collection privée

     

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    Mary Cassatt – Un baiser pour le bébé, 1897, collection privée (je n'ai pu résister à rajouter ce superbe tableau)

     

         Tu me manques Edma ! Rappelle-toi ces journées où nous peignions côte à côte, unies dans un même amour de l’art. Maman nous envoyait des regards courroucés. Elle ne comprenait guère pourquoi ses filles ne s’intéressaient qu’à la pratique de la peinture. C’est si loin aujourd’hui…

          Quel désordre ma petite sœur ! Notre groupe d’artistes était sur le point de gagner. La critique se faisait molle. Nous étions devenus des frères et sœurs de pensée. Nous parlions le même langage. Devine… Aujourd’hui, nos amis sont en train de se disperser. Nous ne sommes plus capables de nous entendre. On se bagarre au sein de la même famille. Dissensions, divisions, règlements de comptes, jalousies… L’air devient irrespirable. Eugène et moi, passons notre temps à tenter de les réconcilier. En vain…

        Le résultat de ces chicanes est que les meilleurs d’entre nous n’ont pas voulu participer à notre exposition. Monet, Renoir, Sisley, Caillebotte étaient absents. Cézanne aussi, mais lui c’est un solitaire. Tu parles d’un vide ! Leur amour-propre ne supportait pas la présence de Gauguin toujours prêt, celui-là, à jouer les dictateurs.

         Le tempérament irascible de Degas n’a pas arrangé les choses. Ses colères étaient fréquentes. Tu connais l’admiration que je porte à son talent, son caractère entier, son intransigeance. C’est un homme terrible. Pourtant, avec moi il est adorable. Je bavarde et ris souvent avec lui. Lorsqu’il approuve une de mes toiles, je suis comblée. Chaque vision de ses danseuses pastellées m’enchante...

     

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    Edgar Degas – Danseuses, 1884, musée d’Orsay, Paris

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    Edgar Degas - Danseuse assise, 1879, musée de l’Hermitage, Saint Pétersbourg

     

        Je crains que cette 8ème exposition ne soit la dernière exposition des impressionnistes. Trop de pagaille et de désaccords…Tous ces hommes ont un caractère de cochon ! Les femmes n’ont pas ces emportements, ces entêtements et cette violence.

         Notre vieil ami Camille Pissarro, lui, est venu. Figure-toi qu’il a changé de style récemment. Il peint comme ces jeunes gens qui exposent avec nous cette année. Cherchait-il à se rajeunir ? Mon mari et Degas ne souhaitaient pas la présence de ces jeunes peintres. J’ai dû parlementer longtemps, soutenue par Pissarro, pour qu’ils consentent à accueillir ces peintres rebelles. Ils ont nom Georges Seurat, Paul Signac, Charles Angrand et quelques autres.

         Edma, il faut que je te parle de cette nouvelle façon de peindre. Ces gamins disent qu’ils veulent révolutionner l’impressionnisme. Ils n’ont peur de rien. On vient à peine d’arriver et ils veulent déjà prendre notre place !... Ils ont repris nos théories sur la lumière et la touche fragmentée mais, ce qui est curieux, cette touche est devenue chez eux… des points. Des points sur toute la toile posés l’un contre l’autre avec une grande minutie et une patience infinie. Du cousu main comme tes broderies !

        Le clou de l’exposition a été une très grande toile peinte par leur chef de file Georges Seurat : Un dimanche à la grande Jatte.

     

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    Georges Seurat – Un dimanche  après-midi à la Grande Jatte, 1886, Art Institute of Chicago

     

         L’île de la Grande Jatte est un lieu de loisir parisien au bord de la Seine. Ce tableau, qui se voulait un manifeste de cette nouvelle école, captait l’attention des critiques et du public. Imagine-toi une toile de 3 mètres sur 2 mètres couverte de minuscules points scientifiquement répartis. Les gens se bousculaient dans la petite salle. Ils se moquaient, parlaient de « pluie de confettis », de personnages raides ressemblant à des « poupées de bois ». Les critiques lançaient les mots « divisionnisme », « pointillisme ». Les quolibets montaient… C’était pire que lors de notre première exposition impressionniste en 1874 !

        Je vais t’amuser... J’ai lu cette semaine dans La Vogue un article publié par le critique Félix Fénéon au sujet de cette nouvelle école. Je ne peux résister à t’en donnerpeinture,,impressionnisme,seurat, quelques extraits. Il parle d’une « méthode néo-impressionniste ». Il tente de justifier les choix techniques de ces peintres en proposant de nombreuses descriptions très drôles de leur style : « versicolores gouttes », « tourbillonnantes cohues de menues macules », « fourmillement de paillettes prismatiques », « menues taches pullulantes ». Je t’en passe… Même Eugène, fatigué, s’est déridé à cette lecture.

         J’ai vu récemment Renoir. Il ne veut pas entendre parler de cette technique. « Ils s’essouffleront rapidement, m’a-t-il dit d’un ton péremptoire. »

      

          Et bien moi Edma, j’aime cette peinture !

        Je te décris brièvement le tableau de Seurat. Les personnages représentés sont de peinture,impressionnisme,seuratmilieux sociaux divers et sont venus sur l’île pour profiter d’une belle journée. Ils paraissent effectivement un peu figés. Mais l’essentiel n’est pas là… Les contrastes d’ombres et de lumières sont admirablement répartis. Les couleurs, soucieuses les unes des autres par le principe des complémentaires que tu connais bien, vibrent intensément. Il faut regarder le tableau à bonne distance pour que le mélange des tons s’effectue dans l’œil du spectateur. Lorsque notre rétine a effectué le travail de recomposition des couleurs, l’harmonie éclate. C’est lumineux !

         Dans le même style que Seurat, son ami Paul Signac est très doué. J’ai apprécié de lui un superbe paysage de neige à Paris ainsi que des modistes originales. Charles Angrand m’a réjouie également avec sa Seine, le matin envahie de brouillard. Tous ces garçons sont des adeptes du « pointillé » et me paraissent promis à un bel avenir.

     

     

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    Paul Signac : Boulevard de Clichy, la neige 1886, The Mineapolis Institute of Arts, Mineapolis     

     

         Ces jeunes gens sont également de joyeux lurons. Signac est passionné de canotage. Il possède une embarcation qu’il a appelé le « Hareng saur épileptique ». Certains jours, à l’exposition, il se déguisait en canotier avec chapeau en paille, maillot rayé, manches courtes et biceps saillants. Il venait vers moi et insistait avec forces gestes et paroles pour que je vienne barrer sa yole le lendemain matin sur la Seine. Tu sais, soeurette, que les barreuses sont très recherchées par les canotiers. J’acceptais devant le public amusé. Il faisait également le pitre devant Mary Cassatt qui faillit même, tordue de rire, faire tomber son délicieux tableau Jeune fille au jardin qu’elle s’apprêtait à accrocher. Ces hommes…

         Personnellement, j’ai exposé une dizaine d’œuvres cette année dont peinture,berthe morisot,impressionnisme,le jardin de Bougival et une jeune fille à son bain se coiffant.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

      

    Berthe Morisot - Le bain, 1885, Sterling and Francine Clark Art Institute, Williamstown  

     

         Comme d’habitude, toutes les toiles présentées par ce vaurien de Degas me plaisaient. Ce vieux célibataire endurci est un coquin ! Il adore peindre les femmes. Toujours des femmes du peuple : blanchisseuses, modistes, lavandières, couturières. Il les peint dans des poses plutôt scabreuses… Il a exposé un pastel Le tub qui montre une femme accroupie se nettoyant le dos avec une éponge. La pudeur bourgeoise était choquée.

  • Van Gogh, l'étincellement

     

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         L’écrivain Frédéric Pajak a publié en 2016 une biographie sur Vincent Van Gogh. Une de plus me direz-vous, mais celle-ci présente de l’intérêt comme le mentionne Richard Lejeune – Blog ÉGYPTOMUSÉE qui l'a lue. Comme moi, il a également vu récemment l’émission sur ARTE « La Grande Librairie » dans laquelle l’écrivain était invité.

       Voici le message que j’ai reçu de Richard :

     

     

    Comme je te l'avais signalé, je me suis offert le dernier opus de Frédéric Pajak, « Manifeste incertain », volume 5, intitulé « Van Gogh, l'étincellement ». Parce que c'était Van Gogh, évidemment, mais aussi parce que c'était Pajak dont j'aime le concept d'associer le mot au dessin, tout en n'étant nullement une BD dans laquelle phylactères et images sont consubstantiels, les unes illustrant les autres. Ici, tout au contraire, concept totalement novateur au sein de ses 5 ouvrages, il y a volonté de mettre en parallèle deux langages artistiques différents qui ne se soutiennent pas mais s'accompagnent. En outre, son dessin monochrome constitué parfois de non négligeables plages de noir intensif me plaît beaucoup.

     

    En revanche, à la différence d'un précédent volume dédié au philosophe Walter Benjamin, ici, avec Van Gogh, je n'ai rien appris de neuf par rapport à ce que je connaissais déjà grâce à mes études, mes lectures et aussi à toi, bien évidemment, qui as remis beaucoup de choses en place dans mon esprit vieillissant.

     

    Sur Auvers, il consacre seulement une vingtaine de pages des 253 que comporte le livre ; sur la fin tragique de Vincent, il résume le texte d'Adeline Ravoux que tu nous as présenté tout dernièrement et sur la thèse de Steven Naifeh  et Gregory White Smith qu'aussi tu nous as proposée assortie de tes réfutations personnelles, seulement 16 lignes.

    Il ne prend pas parti : il cite, simplement. 

     

    Ce qui m'a paru très intéressant dans ce cinquième "Manifeste incertain", c'est dans le dernier chapitre intitulé "Vincent", (pp. 251-2), chapitre de seulement deux pages qu'il aurait pu nommer "conclusion", dans lequel il donne son propre ressenti, ce passage qu'il m'eût plu de te voir commenter si tu avais été invité l'autre jeudi pour ton Van Gogh à toi, « Que les blés sont beaux »,  à La Grande Librairie, de François Busnel : 

     

    "Vincent n'a pas peint des tableaux : il a peint des "études". Études, c'est-à-dire essais, tentatives de voir l'invisible. Car Vincent croyait en une réalité cachée dont le peintre serait le révélateur. Il se moquait d'être malhabile, d'être indigne des canons académiques que pourtant il admirait. Il ne savait pas dessiner, et peindre encore moins. Qu'importe : il fit de ses déficiences une arme, une arme qu'il a eu à cœur de toujours brandir. Malgré l'indifférence. Malgré l'animosité." 

     

     

     

     

         Une ligne, une seule, dans la conclusion de Frédéric Pajak m’a totalement interloqué :

         « Il se moquait d'être malhabile, d'être indigne des canons académiques que pourtant il admirait. Il ne savait pas dessiner, et peindre encore moins. »

         Comment pouvait-on dire cela ?

       Je repensais à ma dernière visite, il a quelques années, au Van Gogh Museum à Amsterdam.

       Ma première rencontre avec Van Gogh au musée d’Orsay n’avait pas été un franc succès. Etonnante Eglise d’Auvers difforme et grimaçante sous un ciel plombé ! Je ne détestais pas… ce style me déroutait. Trop de couleurs. Des touches hachurées posées en pâte épaisse. Une peinture directe, sans fioritures. Je ne percevais pas sa singularité. Moi, j’aimais les impressionnistes qui étaient finesse, subtilité, lumière. Lui était force et couleur.

         Ce jour là, j’étais venu au Van Gogh Museum pour tenter de trouver une explication car l’essentiel de l'œuvre de l'artiste se trouvait dans ce musée : à peine dix années de peinture de 1880 à 1890 et un nombre étonnant de toiles peintes par ce forçat de travail…

        Van Gogh m’avait bluffé ! Je n’avais rien compris à Paris… Assis sur la balustrade faisant face au dernier tableau de la collection : Champ de blé aux corbeaux, j’avais fixé, incrédule, les blés torturés de hachures orangées et ocres, verticales au premier plan, horizontales à l’horizon. Un chemin tortueux s’éclatait en trois branches agressives. Le ciel sombre, orageux, terrifiant, écrasait les blés. Un vol de corbeaux noirs donnait un aspect hallucinant à ce paysage de désolation.

         Les mains crispées sur la balustrade où j’étais assis, un visiteur, les yeux écarquillés rivés sur les blés, semblait atteint du même mal que moi.

    - C’est d’une tristesse ! dis-je à voix basse.

    - It’s wonderful… Isn’t it ?

    - Je n’ai jamais aimé les corbeaux. Ce sont des oiseaux de malheur…

    - What a worrying sky !

         Noyés dans notre rêve personnel, nous conversions inconsciemment dans deux langues différentes et nous nous comprenions… Le langage de l’art n’a pas de frontières…

         Je quittai la balustrade. Mon voisin continuait de parler… seul… Ses doigts crispés sur la balustrade tremblaient légèrement.

        Mon opinion était faite… Plus de doute, ce peintre était de la race des meilleurs ! Deux siècles après l’âge d’or hollandais, avec une technique complètement différente, son œuvre était du niveau d’un Rembrandt et même… pourquoi pas… de Vermeer ?

         Je saisissais à présent pourquoi les toiles de Van Gogh me dérangeaient autant à Paris. Cette technique toute en force maîtrisée donnait l’impression qu’un fauve s’était jeté sur la toile pour y planter ses griffes ? Ce Champ de blé aux corbeaux peint en juillet 1890 à Auvers-sur-Oise, sur une toile d’un format de 100 centimètres sur 50 centimètres, était un des derniers tableaux de l’artiste avant son geste désespéré.

         Tout au long du parcours dans le musée, j’avais vu des toiles étonnantes de fraîcheur (Branches d’amandier en fleurs, Le verger rose, Poirier en fleurs), des coloris somptueux (La mer près des Saintes-Marie-de-la-Mer, Bateaux de pêche sur la plage des Saintes-Maries, La moisson), de la poésie naïve (Promenade au bord de la seine, près d’Asnières), et puis des autoportraits étonnants (… en chapeau de paille, … en chapeau de feutre, … au chevalet), des vases de fleurs aux vives tonalités (Glaïeuls, Iris, Les tournesols).

         Une explosion de couleurs… En Arles, sous le soleil de Provence, le style si personnel de l’artiste s’était définitivement installé. Le passage éclair de Gauguin et la fameuse scène de l’oreille coupée, l’avaient perturbés, mais il avait continué sa route, seul, critiqué, incompris, mais… lui-même… unique.

         Un très grand peintre… Un génie…

         En quittant le musée, j’arborais le même regard ébloui que les autres visiteurs s’en allant à regret.

         Je crois que si Frédéric Pajak avait été avec moi ce jour là, il aurait changé la fin de sa biographie…

     

    « Je voudrais, tu vois, je suis loin de dire que je puisse faire tout cela mais enfin j'y tends, je voudrais faire des portraits qui un siècle plus tard aux gens d'alors apparussent comme des apparitions. » 

     

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    Vincent Van Gogh - Bateaux de pêche sur la plage des Saintes-Maries, 1888, Van Gogh Museum, Amsterdam

     

    « Je cherche maintenant à exagérer l’essentiel, à laisser dans le vague exprès le banal…

    J’ai compris qu’il ne fallait pas dessiner une main, mais un geste, pas une tête parfaitement exacte mais l’expression profonde qui s’en dégage, comme celle d’un bêcheur reniflant le vent quand il se redresse fatigué… »

     

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    Vincent Van Gogh – Le semeur, 1888, Van Gogh Museum, Amsterdam

     

     

  • Edgar Degas vu par Paul Valéry

     

     Degas, Valéry

    Edgar Degas – Autoportrait, 1858, Sterling and Francine Clark Institute or Art, Williamstown

     

    « Un personnage singulier, grand et sévère artiste, essentiellement volontaire, d’intelligence rare, vive, fine, inquiète, qui cachait sous l'absolu des opinions et la rigueur des jugements, je ne sais quel doute de soi-même et quel désespoir de se satisfaire » - Paul Valéry

     

         Paul Valéry ne pense pas trop de bien des biographies. Le livre « Degas Danse DegasDessin » écrit par l’écrivain est un long monologue intellectuel sur un peintre qui était mort depuis une vingtaine d’années lorsque le livre est publié en 1938 chez Gallimard, après une édition précédente par Amboise Vollard. Pour donner de l’épaisseur à l’ouvrage, l’éditeur a rajouté de nombreuses photos d’archives, parfois prises par le photographe qu’était Edgar Degas. Des tableaux en noir et blanc sans grand intérêt ne sont là qu’à titre d’informations : peut-on apprécier les magnifiques pastels de Degas sans la couleur ?

     

     

     

         Edgar Degas a 60 ans, l’écrivain 23 ans, lorsque le jeune homme se présente au 37 rue Victor Massé à Paris, demeure du peintre, dans les années 1893 ou 94.

         Difficile de faire un résumé plus précis et plus juste du personnage Degas :

         « Tous les vendredis, Degas, étincelant, insupportable, anime le dîner chez Henri Rouart. Il répand l’esprit, la terreur, la gaieté. Il perce, mime, il prodigue les boutades, les apologues, les maximes, les blagues. Il abîme les gens de lettre, l’Institut, les faux ermites, les artistes qui arrivent ; cite Saint-Simon, Proudhon, Racine et les sentences bizarres de Monsieur Ingres… Son hôte, qui l’adorait, l’écoutait avec une indulgence admirative, cependant que d’autres convives, jeunes gens, vieux généraux, dames muettes, jouissaient diversement des exercices d’ironie, d’esthétique ou de violence du merveilleux faiseur de mots. »

     

      

         Sans être un biographe ni un spécialiste de l’art pictural, Paul Valéry, de part son intimité avec l’artiste jusqu’à sa mort en 1917, permet aux lecteurs, à travers de nombreuses anecdotes et réflexions personnelles, de découvrir et connaître l’homme Degas, ses relations, ses conceptions sur l’art, ses techniques de travail, ses thèmes favoris.

     

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    Edgar Degas – La répétition sur scène, 1874, The Metropolitan Museum of Art, New York

     

         Le peintre des danseuses : Degas aimait se glisser dans les coulisses de l’opéra pour les croquer en mouvement. Il les traquait, les capturait, les modelait.


    degas   

     

         La grâce de sa « Petite danseuse de quatorze ans » ne cesse de nous enchanter.

     

     

     

     

     

     

     

     

    Edgar Degas –La petite danseuse de quatorze ans, 1880, musée d'Orsay, Paris 

     

         Paul Valéry nous offre dans un texte une merveilleuse comparaison érotique de danseuse :

    degas,valéry« Jamais danseuse humaine, femme échauffée, ivre de mouvement du poison de ses forces excédées, de la présence ardente de regards chargés de désir, n’exprima l’offrande impérieuse du sexe, l’appel mimique du besoin de prostitution, comme cette grande Méduse, qui, par saccades ondulatoires de son flot de jupes festonnées, qu’elle trousse et retrousse avec une étrange et impudique insistance, se transforme en Éros ; et tout à coup, rejetant tous ses falbalas vibratiles, ses robes de lèvres découpées, se renverse et s’expose, furieusement ouverte. »

     

         Le peintre aimait aussi représenter les femmes du peuple et leurs mimiques dans leur activités quotidiennes : modistes, repasseuses, blanchisseuses, femmes aux terrasses des cafés ou occupées à leur toilette.

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    Edgar Degas -  Après le bain,1899, musée d'Orsay, Paris

     

         « Le cheval marche sur les pointes. Nul animal ne tient de la première danseuse, de l’étoile du corps de ballet, comme un pur-sang en parfait équilibre. »

    La recherche des formes poussait Degas vers les champs de course où, comme pour les danseuses, il ne cessait de reproduire les mouvements des chevaux.

     

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    Edgar Degas - Avant la course, 1882, Sterling and Francine Clark Institute, Williamstown

     

         Admirateur de la ligne et du dessin d’Ingres, Degas se sentait totalement étranger aux tentatives de ses confrères et amis impressionnistes de jeter des impressions sur la toile et recueillir la vibration de l’éphémère. Paul Valéry considérait également que l’abus du paysage menait à la diminution de la partie intellectuelle de l’art, en éloignant le peintre moderne des anciens idéaux sur l’art pictural.

     

        Degas a laissé une vingtaine de remarquables sonnets. Le travail du poète lui paraissait comparable au travail du dessinateur tel qu’il le concevait. « Quel métier ! criait Degas, j’ai perdu toute ma journée sur un sacré sonnet, sans avancer d’un pas… Et cependant, ce ne sont pas les idées qui me manquent… J’en ai trop… » Le poète Stéphane Mallarmé dinant avec lui chez Berthe Morisot lui répondit : « Mais, Degas, ce n’est point avec des idées que l’on fait des vers… c’est avec des mots. » Il aurait pu faire un poète remarquable pensait Valéry.

     

         Des souvenirs d’Ernest Rouard, fils d’Henri Rouard sont divertissants sur la manie du peintre lorsqu’il retrouvait une de ses œuvres anciennes : il voulait la remanier, et, souvent, la reprenait et l’on ne la revoyait pas, ou même, parfois, il la détruisait.

    « Il avait un amour de la gravure où il s’amusait fort. Là aussi, il avait imaginé certains procédés dont il aurait certainement tiré un parti extraordinaire si on l’avait encouragé dans cette voie.

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    Edgar Degas - Mademoiselle Bécat au café, 1885 (pastel sur lithographie), The Morgan Library and Museum

     

         Degas était fou de photographie, que ce soit pour des chevaux sur le champ de courses, ou pour ses amis qui enduraient le supplice pour des poses longues. Auprès d’un grand miroir, on y voit Mallarmé appuyé au mur, Renoir sur un divan assis en face. Dans le miroir, à l’état de fantômes, Degas et l’appareil, madame et mademoiselle Mallarmé se devinent. Neuf lampes à pétrole, un terrible quart d’heure d’immobilité pour les sujets, furent les conditions de cette manière de chef-d’œuvre. J’ai là le plus beau portrait de Mallarmé que j’aie vu : il dut, pendant quantité de séances, poser presque collé à un poêle et grillant sans oser se plaindre. Le résultat valut ce martyre. Rien de plus délicat, de plus spirituellement ressemblant que ce portrait.

     

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    Edgar Degas – Photographie D'auguste Renoir et Stéphane Mallarmé, 1895

     

         Une dernière réflexion de Paul Valéry après la mort de son grand ami qui s’éteignit en 1917 pratiquement aveugle correspond bien à ce qu’était ce grand artiste :

    « Degas s’est toujours senti seul, et l’a été dans tous les modes de la solitude. Seul par le caractère ; seul par la probité ; seul par l’orgueil de sa rigueur, par l’inflexibilité de ses principes et de ses jugements ; seul par son art, par ce qu’il exigeait de soi. »

     

     

  • Je sais poser, monsieur Monet, je m’appelle Camille…

     

    MONET Claude - Déjeuner sur l’herbe, 1865, musée d'Orsay, Paris

     

     

         Il fait chaud en cet été 1865. Claude Monet est installé à l’ombre des feuillages en lisière de la forêt de Fontainebleau, à Chailly non loin du petit village de Barbizon. Un ruban de ciel éclaire le chemin en diagonal, lui donnant une sensation de profondeur. L’artiste étudie le contraste offert par les verts et bruns des arbres que cette coulée de lumière azurée renforce.

         Il la voit arriver de loin. Elle s’avance vers lui sans hésiter.

         - Vous êtes monsieur Monet ? Un de vos amis de l’atelier Gleyre m’a fait savoir que vous cherchiez un modèle pour un tableau de plein air. « Avec ce beau temps, allez au pavé de Chailly, il y sera, m’a-t-il dit ! »

         - Vous êtes modèle ?

        - Oui, monsieur ! Je suis arrivée récemment de Lyon avec ma famille. Mon physique plait aux peintres… Et puis j’aime ça !

         La jeune femme se tourne vers la toile que l’artiste peint.

         - C’est beau ce que vous faites ! Moins sombre que vos amis. Quelle clarté !

         Elle parlait d’une petite voie d’adolescente. Pendant qu’elle examinait le tableau, le regard de Claude Monet s’attardait sur elle. Elle était ravissante avec ses cheveux bruns relevés en chignon, la taille bien prise, un nez droit planté dans un visage à l’ovale parfait et une bouche fine qui s’ourlait discrètement de carmin. Charmante, pensa-t-il !

         - Je cherche des modèles pour un projet de composition à plusieurs personnages grandeur nature pique-niquant dans la forêt. L’esquisse de la toile est bien entamée mais il me manque un personnage féminin. Je souhaite m’inscrire pour le Salon en mars de l’année prochaine… mais je crois que j’ai vu trop grand… J’en deviens fou !

         Cheveux longs tirés en arrière, le peintre approchait de ses 25 ans. La demoiselle lui paraissait bien jeune. Il remballa son matériel.

         - Si vous êtes libre demain matin, venez à l’atelier que je partage avec mon ami peintre Frédéric Bazille, rue Fürstenberg à Paris. Nous ferons quelques essais de pose.

         - Je viendrai. Je serais heureuse d’être votre modèle monsieur Monet. Je n’ai que 18 ans mais je sais poser. Je m’appelle Camille.

         Monet trouvait les yeux de la jeune fille magnifiques. Ceux-ci s’éclairaient de reflets verts dorés lorsque le soleil s’y mirait. 

     

         Pour Camille, les séances de pose allaient commencer dans les jours qui suivirent leur première encontre.

         Monet travaillait pour le Déjeuner sur l’herbe, une œuvre immense de 27 m2. Les amis de l’atelier Gleyre, Renoir et Sisley, ne souhaitant pas servir de modèle, le grand Bazille parti en province fut sommé d’accourir par Monet afin de poser pour certaines figures.

     

     

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    Claude Monet – Déjeuner sur l’herbe, fragment central, 1865, musée d’Orsay, Paris

     

         Courbet venu voir le travail émit, comme toujours, quelques critiques : « Cela manque de peinture,monet,impressionnisme,camillenus, mon ami. Copiez le scandaleux Manet ! ». Néanmoins, il propose de poser : « Je serai le personnage de gauche avec une moustache en pointe, dit-il avec son fort accent franc-comtois ».

         Boudin, grand ami du peintre, de passage, est admiratif en voyant l'importance de l'œuvre et s’exclame : « Cette énorme tartine va te coûter les yeux de la tête ! ».

         Camille est représentée plusieurs fois au côté de la haute silhouette déhanchée de Frédéric Bazille en chapeau melon qui remplit toute la hauteur de la composition : dans la partie centrale de la toile, elle est la femme en robe de toile bleue cachant son visage par un mouvement des bras pour retirer son chapeau. A gauche de la toile, elle pose en robe mexicaine grise à ceinture rouge, jupons et festons assortis.

     

     

     

     

     

     

     

     

    Claude Monet – Déjeuner sur l’herbe, fragment de gauche, 1865, musée d’Orsay, Paris

     

         Monet, satisfait de son nouveau modèle, la peint également dans une étude plus petite en robe grise ornée de broderies noires, coiffée d’un chapeau de la même teinte que la robe.

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    Claude Monet – Les promeneurs, 1865, National Gallery of Art, Washington

     

     

         Le tableau, par ses effets lumineux nouveaux, l’utilisation de couleurs pures, est un enchantement pour l’œil. Malheureusement, le projet est trop imposant et la date d’inscription au Salon de 1866 trop proche pour être prêt dans les délais. A contrecoeur, au début de l’année, l’artiste renonce à terminer la toile.

        L’allure et la grâce de son nouveau modèle, Camille, lui ont plu. Il souhaite présenter au salon un portrait de femme élégante et demande l’aide de la jeune femme, ce qu’elle accepte dans un sourire.

         Elle apprécie la peinture de ce jeune artiste. Et sa présence…

     

     

  • Marguerite Gachet

     

    VAN GOGH Vincent - Marguerite Gachet au piano, 1890, Kunstmuseum Basel, Suisse

     

     

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         - Mettez-vous en place, Marguerite !

        La jeune fille ne semblait guère pressée de reprendre la pose. Elle avait enfin tenu sa promesse. Depuis mon arrivée dans la région, je la relançais régulièrement pour qu’elle me permette de faire son portrait devant son piano. Le soir, dans ma chambre, j’imaginais la pose, les couleurs, la forme.

        Paul m’aida à déménager la table au centre de la pièce. Le piano fut installé près de la fenêtre, en pleine lumière. J’avais besoin d’espace autour du chevalet pour travailler.

         Hier, après un premier croquis préparatoire à la pierre noire, j’avais attaqué la peinture. Le mur blanchâtre et le parquet en chêne de la pièce étaient trop ternes pour être repris à l’identique. J’avais recréé le fond du décor en étalant une première couche de peinture très diluée : une laque de géranium sur le sol et un vert Véronèse mixé de jaune sur le mur. Au soir, la toile était déjà bien avancée, surtout dans les teintes claires : la blondeur des cheveux, la robe blanche, les mains.

        J’installai la toile étroite encore fraîche de la veille sur le chevalet. Cette semaine j’avais utilisé pour les paysages un nouveau format de 1 mètre de haut sur 50 cm de large. Il m’avait été inspiré par les estampes japonaises. Ce format allongeait les formes du modèle, ainsi je l’avais gardé pour le portrait tout en hauteur.

       Marguerite s’assit devant le piano. Je ne lui avais guère laissé le choix pour sa tenue peinture,van gogh,marguerite gachet,auvers-sur-oisevestimentaire. Je tenais à ce qu’elle revête sa robe blanche serrée à la taille, avec cette ceinture rouge qui lui moulait les hanches à ravir. Sa chevelure claire relevée en chignon très haut placé dégageait son fin profil.

         Les teintes posées la veille sur la toile s’étaient raffermies en séchant. Je voulais terminer le fond du décor, les autres éléments se mettraient en place d’eux-mêmes. De la pointe du pinceau, je piquai le mur verdâtre de petits points orangés très fins, puis, avec un pinceau plat, le tapis rouge fut couvert de bâtonnets vert olive placés dans le sens de la hauteur. Les couleurs complémentaires vertes et rouges posées près l’une de l’autre s’exprimaient pleinement. La relation qui existait entre les couleurs me surprenait toujours. 

         La tension habituelle montait en moi. Je savais que le résultat de mon travail dépendait des minutes à venir.

         Ma brosse trempée dans le bleu de Prusse enroula délicatement le bas de la robe pour ne pas lapeinture,van gogh,marguerite gachet,auvers-sur-oise salir. Avec la même couleur, je fignolai le dessin du piano, la bougie, le cahier de musique et le tabouret sur lequel Marguerite, assise, pianotait, rêveuse, la tête légèrement penchée sur le clavier. Furtivement, elle se tourna vers moi. Ses yeux azurs pétillèrent un instant. Elle m’offrit à nouveau son profil.

       Je changeai de brosse pour accentuer la pâleur du visage. Avec le même ton, les mains furent allongées. Esquissées à peine, elles paraissaient plus légères sur le clavier. La qualité des mains dans mes portraits était essentielle. « Elles sont aussi importantes que l’ovale du visage ou l’expression d’un regard, elles causent, disais-je souvent à Théo ».

      Mon travail avançait. Je peignais avec l’entrain d’un marseillais mangeant de la bouillabaisse. Goulûment…

        Le pinceau imbibé de laque géranium borda le haut du vêtement, puis rosit ensuite les plis de la robe dans le frais de la couleur blanche. La laque déposée pure accentua le rouge de la ceinture.

       Je voulais vérifier chaque détail et ne cessait de tourner autour de Marguerite. « Arrêtez Vincent, cria-t-elle en riant, vous me donnez mal au cœur ! » Le tableau me satisfaisait. Les contrastes étaient puissants, les couleurs s’équilibraient. Mes bâtonnets répartis fermement sur l’ensemble de la toile remplaçaient le modelé et suggéraient le mouvement. Quelques touches finales achevèrent mon travail. 

       En mouchetant le mur de points orangés, j’avais pensé à mon vieux copain Paul Signac, adepte de cette technique. Elle était déjà loin l’époque où je le suivais dans la campagne proche de Paris, vers Asnières et Clichy, en bord de Seine. Je tentais de pratiquer son style fait de petites touches accolées. Trop rigoureux pour moi ! Mon art avait besoin de respirer, sans contrainte.

         - Vous pouvez quitter la pose Marguerite, dis-je joyeusement !

         La jeune fille se leva pour voir mon œuvre. Son image sur la toile lui plut instantanément.

         - Merci Vincent. Vous savez faire chanter les couleurs.

         - Vous aimez ?

         Dans le « oui » étouffé de sa réponse, je sentis de l’émotion.

       - Les japonais m’ont tout appris, Marguerite. A l’étude de leurs toiles, j’ai compris que l’utilisation des couleurs pures pouvait donner un résultat harmonieux. Il suffit simplement de les mettre en musique comme vous le faites si bien avec les notes sur votre piano.

        Je me disais que cette toile aux tonalités roses ferait très bien avec une autre, de blés, peinte en largeur récemment dans des tons vert pâle. J’avais encore en mémoire des paroles anciennes écrites à Théo : « Nous sommes encore loin avant que les gens comprennent les curieux rapports qui existent entre un morceau de la nature et un autre, qui pourtant s’expliquent et se font valoir l’un l’autre ».

        - Cette toile est à vous, Marguerite ! Je vous l’offre en remerciement de ces deux jours de plaisir ! Accrochez-là au mur pour le séchage. N’oubliez pas que vous m’avez promis de poser à nouveau ces jours prochains, avec un petit orgue…

       « Promis, Vincent, dit-elle tout bas en s’approchant de moi. » Elle refoula sa timidité habituelle et me déposa un baiser rapide sur la joue.

     

     

    Texte extrait du roman qui sera publié et offert le 15 décembre prochain : QUE LES BLES SONT BEAUX - L'ultime voyage de Vincent Van Gogh

     

     

  • Théodore GERICAULT, confidences

     

    L’ultime passion amoureuse d’un romantique

     

     

         Le romantisme… Par l’exaltation de ses sentiments, Théodore Géricault, ami de Delacroix qui l’admirait, l’incarne à lui seul.

         A 17 ans, il entre dans l’atelier du peintre Carle Vernet dont la spécialité est les dessins de chevaux. Il étudie ensuite dans l’atelier de Pierre-Narcisse Guérin où il rencontre Eugène Delacroix. Le cheval devient sa passion et il aime monter à cheval. Trois chutes successives l’affaibliront. Cette passion du cheval causera son décès prématuré trop jeune.

        En 1819, l’immense scène de naufrage « Le radeau de la Méduse » utilise un fait divers récent et épuise le peintre par l'ampleur du travail. Souffrant, il n’arrive plus à honorer ses commandes et part à Londres exposer son Radeau.

     

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    Théodore Géricault – Le radeau de la Méduse, 1819, musée du Louvre, Paris

     

     

         Une dernière passion amoureuse, plus pour les chevaux cette fois, avec madame Trouillard rencontrée durant l’hiver 1820-1821 à un bal masqué, l’enflamme.

         Il en parle dans les deux lettres ci-dessous, dont la dernière est adressée à madame Trouillard :

     

    Lettre à Pierre Joseph Dedreux-Dorcy (peintre, ami de l’artiste, qui permettra au «Radeau » d’entrer au Louvre) – Londres, le 12 février 1821

     

    Mon cher Dorcy

    […]

    Je ne m’amuse pas du tout et ma vie est absolument celle que je mène à Paris, travaillant beaucoup dans ma chambre et rôdant ensuite, pour me délasser, dans les rues où il y a toujours un mouvement et une variété si grande que je suis sûr que vous n’en sortiriez pas. Mais le motif qui vous y retiendrait m’en chasse. La sagesse je le sens devient de jour en jour mon lot, sans cesser malgré cela d’être le plus fou de tous les sages car mes désirs sont toujours insatiables et quoi que je fasse c’est toujours autre chose que je voudrais faire. Je lithographie à force. Me voilà voué pour quelque temps à ce genre qui, étant neuf à Londres, y a une vogue considérable. Avec un peu plus de ténacité que je n’en ai, je suis sûr qu’on pourrait faire une fortune considérable.

    […]

    Une conquête aussi mon cher Dorcy, car je dois tout vous dire, une femme qui n’est pas de la première jeunesse mais belle encore et entourée de tout le prestige de la fortune s’est fourrée dans la tête d’être folle de moi, folle à la lettre en vérité. Je serai violé incontestablement. Il me faut autant d’art pour lui échapper qu’il en faut souvent pour obtenir de certaines femmes les plus légères faveurs. Elle n’est ni précieuse ni bégueule je vous assure, elle m’appelle le dieu de la peinture et elle m’adore à ce titre.

    Je voudrais pour tout au monde vous tenir ici pour vous conter à loisir toutes ses folies. L’autre jour elle me disait qu’elle voudrait m’élever un autel pour y déposer tous les jours son offrande. Mais c’est qu’elle me respecte vous n’avez pas d’idée et me regarde quelques fois avec un air qui me ferait crever de rire si je ne craignais de la mortifier. Ce qui me désole est que son mari est un excellent homme qui a mille bontés pour moi. […]

    Un silence absolu sur ma passion je vous prie parce qu’elle est probablement connue à Paris.

    Votre dévoué Géricault 

       

    Lettre à Madame Trouillard – Paris, vers mai-juin 1822

     

    Samedi soir.

    C’est après bien des embarras de toute espèce qu’il m’est permis enfin de venir me prosterner à vos pieds, car véritablement vous êtes une créature divine, et en conscience je ne puis pas moins faire. Comment vous témoigner dignement en effet ma reconnaissance pour les deux propositions toutes charmantes que vous me faites, ayant toutes deux pour but de me procurer l’agréable vue de votre personne ; cependant j’hésite, non pas à choisir, cela est facile : s’il vous était possible de vous mettre à la place d’un chétif mortel, de descendre jusqu’à lui ! alors…

    Supposons un instant que Vénus elle-même, feignant un sincère attachement, me fit demander à la recevoir, jugez pour moi quel embarras où me laissait le choix de la visiter chez elle. Je ne suis jamais monté là-haut, je l’avoue et je ne sais trop quelle figure vous y faites ; mais la recevoir chez moi est plus effrayant, s’il est possible, cependant c’est le plus sage : aussi je lui fais répondre que j’aurai l’honneur de l’attendre. J’attends, j’espère, je désire et redoute sa vue. Quelle anxiété. Enfin elle arrive, mon trouble augmente, je m’agite et me remue sans projet. Tout haletant, j’offre un siège mais point assez doux pour elle.

    Belle et riante déesse, car il faut enfin dire quelque chose, aimable sirène des amours, consolation des pâles humains, à quoi puis-je attribuer une faveur si grande, je n’ai rien vous le savez, je ne suis pas.

    Sot, dit-elle aussitôt en se tournant pour que je n’entendisse pas, mais je l’ai entendue ou plutôt vraiment j’ai deviné ; tout déconcerté, j’essaye à continuer, car je sais le respect qu’on doit à tout ce qui habite l’Olympe ; illustre mère d’Anchise, tendre amante d’Enée (ici je perds la tête tout à fait), épouse fidèle de Jupiter, daigne avoir pour moi les soins touchants que tu prodiguais à Adonis, tes plus chères délices ou bien à...: Sot, trois fois sot, faquin !

    A cette grêle d’injures où seulement d’épithètes peu flatteuses, ad libitum, que je n’attendais pas puisque je faisais de mon mieux, je suis tombé atterré, anéanti…

    La pensée seule fait frémir : ne frémissez-vous pas ?

    A propos qu’allez-vous faire à la mer, est-ce raison de santé qui vous y porte ou bien seulement y allez-vous par plaisir ? Les voyages de ce genre durent six semaines ou deux mois tout au plus. Si nous attendions votre retour ?

     

    L’écriture de cette lettre est pleine de passion. Celle-ci va s’achever de façon déchirante peu avant le décès de l'artiste en 1824 à 33 ans.

     

  • Monet une vie dans le paysage

     

    monet,marianne alphant

     

         Marianne Alphant a réalisé un très gros travail dans ce livre de 700 pages publié en 2010. Cette superbe biographie, illustrée de nombreuses documentations et photos en noir et blanc, est, à mes yeux, la meilleure de l’artiste, la plus complète. Je souhaite lui redonner la place qui lui revient dans l’histoire de l’art.

       La vie de l’artiste nous est restituée au jour le jour, mais pas de façon uniquement chronologique comme beaucoup de biographies. L’auteur nous entraîne dans un itinéraire littéraire au gré de son inspiration. Nous sommes aux côtés de Monet, je dirais même en lui. De nombreuses citations ponctuent chaque phrase. La vie du peintre nous apparaît avec son environnement, ses amours, ses difficultés, son époque, et sa vision de cet art nouveau qui va bousculer irrémédiablement la peinture de cette fin du 19 siècle en France.

       Installez-vous confortablement amis lecteurs. L’érudition de l’auteur est immense. Laissez-vous accompagner par la présence de Monet.

     

     

    fantin-Latour

    Henri Fantin-Latour - Un atelier aux Batignolles, 1870, Musée d'Orsay, Paris

     

          « Un atelier aux Batignolles ». Un groupe d’hommes est rassemblé sur cette célèbre toile peinte par Henri Fantin-Latour en 1870. Le peintre Edouard Manet est assis devant son chevalet. Autour de lui, semblant s’ennuyer, des écrivains et trois peintres encore peu connus. Ces trois là peuvent-ils savoir qu’ils vont bientôt bouleverser l’ordre esthétique et devenir les fers de lance de la nouvelle peinture : Auguste Renoir, Frédéric Bazille et, coincé derrière la haute silhouette de celui-ci, Claude Monet, les cheveux bruns qui bouclent. Bazille mourra l’année suivante à la guerre contre la Prusse. L’aventure picturale va commencer pour les deux autres que rejoindront Sisley, Cézanne, Pissarro, Degas, Morisot, et d’autres qui complèteront cette jeune génération des futurs impressionnistes.

     

         Au Havre, un jeune homme de seize ans dessine toutes ces journées, le plus souvent des caricatures de bourgeois de la ville. Il a du succès. Il rencontre Eugène Boudin qui lui parle : « Je regarde tous les jours vos croquis, c’est amusant, c’est enlevé, vous êtes doué. » Boudin l’emmène peindre avec lui. Plus tard, Monet dira : « Je fus saisi d’une profonde émotion » ; « Je fus illuminé » ; « Ah quelle révélation !... La lumière venait de jaillir."

     

     monet

    Claude Monet - Camille, la femme à la robe verte, 1866, Kunsthalle museum

     

         Monet est devenu peintre. Ce sera ensuite l’atelier Gleyre avec ses amis, « Le déjeuner sur l’herbe", déjà la touche fragmentée, les vibrations lumineuses. Un premier amour, Camille, qui devient « La femme à la robe verte », « Femmes au jardin ». Un petit Jean nait. En juin 1870, Claude se marie avec Camille. Il a 30 ans et elle 25. Courbet est venu. Claude va vivre avec Camille les années heureuses d’Argenteuil. Son bateau-atelier lui permet de naviguer, peindre l’eau, les berges, les ponts. Il peint quelque chose de nouveau qui l’éblouit. Son oeil recompose le paysage qui est saisi avec les accidents que l’atmosphère lui donne. Il ne cesse de croquer sa femme, sa source d’inspiration, dans tous les coins du jardin.

     

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    Claude Monet - Impression, soleil levant, 1874, Musée Marmottan, Paris

     

         « Quand on a cessé de faire de la marine, c’est le diable, cela change à tout instant et ici le temps varie plusieurs fois dans la même journée ». Monet tente de nombreuses fois de peindre le port du Havre. Peut-il se douter que la toile qu’il appelle « Impression, soleil levant » sera la vedette de l’exposition des artistes indépendants en Juin 1874 chez Nadar où tous ses amis avant-gardistes sont présents. Elle est moquée par un journaliste du « Charivari » qui trouve qu’il y a de l’impression là-dedans. Le mot impressionniste est né.

    La jeunesse du peintre va se terminer en 1879. Sa Camille donne naissance à un second enfant, et décède dans la maison de Vétheuil. Rien ne sera jamais plus jamais comme avant.

     

         Les longues promenades de Monet dans la compagne environnante lui ont fait découvrir Giverny sur la rive gauche de la Seine entre Bonnières et Vernon. La région l’inspire, il se sent capable d’y « faire des chefs-d’oeuvre ». Il s’y installe définitivement, aménage, bâtit et embellit son domaine. Il s’est remarié avec Alice.

     

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    Claude Monet - Le jardin de l'artiste à Giverny, 1900, musée d'Orsay, Paris

     

         Un curieux jardin prend forme qu’il créé lui-même. Des fleurs de toutes sortes forment une palette multicolore où toutes les teintes se côtoient de façon un peu désordonnée et apportent la touche de folie de l’artiste… Monet reproduit sur ses toiles toute cette beauté qui l’entoure. Il aime peindre plusieurs toiles en même temps aux diverses heures du jour, comme les meules ou peupliers aux alentours. « Regarde la nature et peins ce que tu vois, comme tu peux. » donne-t-il comme unique conseil à Blanche, sa belle-fille, qui plante souvent son chevalet à ses côtés.

     

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    Claude Monet - Nymphéas, 1906, The Art Institute of Chicago

     

         Une allée mène à l’étang. Il a planté des nénuphars et les reproduit, ses yeux fatigués fouillant inlassablement l’horizon liquide : la ligne d’horizon est supprimée, la perspective disparaît, les formes se dissolvent. L’apparence éphémère des choses… Il peint de grands panneaux de nymphéas, dont il a promis à son ami Georges Clemenceau de faire don à la France. Après sa mort en 1926, ils orneront les murs des immenses salles de L’Orangerie de Paris.

    « J’ai fait comme peintre ce que j’ai pu et cela me semble assez. »

     

         Le style de Marianne Alphant est un enchantement : foisonnement de connaissances, sens littéraire de la description picturale. L’étude du processus créatif du peintre cherchant l’impossible donne parfois le tournis. Ce n’est pas une biographie mais de la poésie.

     

     

     

  • La jeune fille en bleu

     

    VAN GOGH Vincent - Adeline Ravoux, 1890, collection privée

     

    Van gogh - portrait d'adeline ravoux 1890 collection privée.jpg

     

    Texte extrait du roman à venir sur décembre: QUE LES BLES SONT BEAUX - L'ultime voyage de Vincent Van Gogh

     

     

         - Vous êtes très belle Adeline habillée ainsi !

         Elle sourit timidement. Elle qui portait habituellement des tenues amples et légères de son âge paraissait engoncée dans cette robe de dame qui lui serrait le buste. Elle hésitait à bouger, m’interrogeant du regard.

         La clarté de la fenêtre derrière elle l’entourait d’un halo lumineux qui dessinait les courbes de sa gracieuse silhouette. Dans le contre-jour, ses yeux, habituellement très clairs, étaient bleu foncé, presque violet, assortis à la robe. Je voyais une symphonie en bleu que son teint pâle et ses cheveux dorés accentuaient.

         - C’est ma première robe, dit-elle en faisant plusieurs tours sur elle même au risque de se prendre les pieds dans la jupe trop longue.

         C’était un jour de fête pour elle : une première robe de jeune fille et un peintre qui allait faire son portrait. J’appréciais qu’elle se soit faite belle exprès pour moi…

         Adeline s’amusait à voir me voir presser les tubes sur la palette. Elle imaginait cette pâte liquide, pure, se transformant en un personnage de chair et de sang qui serait elle.

         J’invitai la jeune fille à s’asseoir sur une chaise en paille et l’orientai de profil par rapport à moi. La lumière s’infiltrait dans ses cheveux et morcelait sa robe de petits éclats de feu. Je saisis ses épaules et lui tournai à peine le buste afin de ne voir que son oeil droit. « Relevez les manches de votre robe sur vos avant-bras et reposez les mains librement sur vos genoux. J’ai besoin de voir vos mains en pleine lumière. Bougez le moins possible ! ». Docile, elle se laissait faire.

         Le dessin préparatoire fut exécuté avec une brosse trempée dans du bleu de prusse. Avec un pinceau plus fin, je cernai l’ovale du visage d’un mince liseré vermillon. De profil, le nez d’Adeline m’apparaissait assez long, légèrement bombé au milieu. Je coupai la robe sous ses genoux. Elle posait comme une professionnelle, détendue, les bras souples, la tête bien droite, sans raideur.

       C’était le moment que je préférais. L’excitation montait en moi. Seule l’élaboration de l’œuvre occupait mon esprit.

         Sur la palette, je mélangeai le jaune de cadmium avec un soupçon de rouge, puis balayai la
    peinture,van gogh,adeline ravoux,auverschevelure avec la pâte ocre obtenue. J’étalai ensuite un mauve moyen sur l’ensemble de la robe et couvrit de jaune mixé d’une pointe de vert le visage, les avant-bras et les mains. Des bâtonnets bleu cobalt lacérèrent la robe. Les volumes étaient suggérés uniquement par l’inflexion des bâtonnets : verticaux dans l’épaisseur de la jupe, incurvés sur la pliure du bras, courbés sur la poitrine. Des traits arrondis terminèrent l’ondulation des cheveux.

       Aucune touche n’était posée au hasard. Ma main dirigeait le pinceau, imprimait le mouvement, la direction.

        La jeune fille montrait des signes évidents de fatigue. La tension due à l’immobilité rosissait ses joues. Sa robe trop étroite comprimait sa respiration et son léger corsage s’animait de mouvements oppressés.

         - L’essentiel est fait ! Levez-vous pour remuer les jambes, dit-je à Adeline qui semblait en état d’asphyxie avancée. Vous pouvez desserrer le haut de votre robe.

         Avec un plaisir non dissimulé, elle se redressa et alla inhaler de l’air frais à la fenêtre. Elle se précipita ensuite vers mon chevalet pour contempler son portrait. Une moue perplexe retroussait sa lèvre inférieure.

         - Vous avez terminé, dit-elle apparemment peu satisfaite de son image ? Ma robe est bien… Tous ces petits traits qui partent dans tous les sens ? Les peintres qui viennent à l’auberge me montrent parfois les portraits qu’ils font dans la campagne… Cela ne ressemble pas à ça ! Ai-je vraiment ce menton en galoche et ce nez pointu ?

         - Vous êtes jolie comme un cœur, Adeline ! Reprenez la position. Allongez bien les mains sur vos genoux tout en gardant la tête bien droite. J’espère que la fumée de ma pipe ne vous gêne pas trop ? C’est ma drogue. Elle m’aide à trouver l’inspiration.

         La tension des dernières touches me rendait nerveux. Je repris la forme des mains en les allongeant exagérément. Le fond de la toile qui avait été laissé nu fut badigeonné d’une couchepeinture,van gogh,adeline ravoux,auvers d’outremer bien dilué. Des traits fins plus foncés, posés horizontalement, en sens inverse des bâtonnets verticaux de la robe, zébrèrent ce fond à peine sec. Un point sombre s’enfonça dans la pupille de l’œil. Pour faire plaisir à Adeline, je rétrécis légèrement son menton.

        La toile était entièrement bleue. Pour réchauffer peinture,écriture,van gogh,adeline ravoux,auversl’ensemble, je posai un ton orangé lumineux sur le dossier de la chaise et signai « Vincent » en rouge cru sur le bas de la robe, à gauche de la toile.

         - Fini ! Vous pouvez vous détendre ! Merci de ne pas avoir bougé ! Vous avez été d’une sagesse que n’ont pas tous mes modèles.

         Adeline rosit de plaisir sous les compliments. Elle s’approcha à pas menus. Son expression devant la toile fut plus positive que la première fois. Elle s’observa longuement. L’exclamation jaillit :

         - Vous me voyez comme ça ? Ce n’est pas moi ! Je fais plus vieille que mon âge !

       Sa déception me chagrinait. Pourtant, la toile que je voyais à distance me ravissait. Je réfléchis… Il y avait longtemps que je n’avais pas eu un aussi joli modèle ?

         … Peut-être que, tout à mon plaisir de peindre, je n’avais pas vu la toute jeune fille qu’était Adeline mais la femme qu’elle allait devenir ?

     

     

  • Rembrandt et Bethsabée

     

    Rembrandt, Bethsabée, Hollande,

    Rembrandt – Bethsabée au bain, 1654, Louvre

     

    « On ne peut voir un Rembrandt sans croire en Dieu », écrit Vincent Van Gogh à son frère Théo

    Historienne de l’art et conférencière des Musées Nationaux, Marie-Laure Ruiz-Maugis est fascinée depuis longtemps par la grande toile « Bethsabée au bain tenant la lettre de David » que l’on découvre au Louvre dans la salle unique destinée aux œuvres de Rembrandt. Après avoir participé en 2005 à un documentaire télévisé sur « Les héroïnes de la Bible dans la peinture », elle a attendu la restauration récente de la toile pour écrire ce petit essai « Rembrandt et Bethsabée », interprétation personnelle sur le tableau de Rembrandt dans l’histoire de l’art :

    https://editionsmacenta.fr/

     

    Rembrandt, Bethsabée, Hollande,

     

    Cette « Bethsabée » est le plus grand nu du maître, l’un des plus importants peintres du siècle d’or néerlandais. Il y a quelques années, en entrant dans la salle du Louvre, j’étais resté impressionné lorsque j’avais vu cette femme nue, enceinte, grandeur nature, pour la première fois. La scène du tableau, peinte en 1654, était tirée de la Bible à laquelle Rembrandt avait consacré près d’un tiers de son œuvre.

    Bethsabée sort du bain. Une servante, agenouillée devant elle, lui essuie les pieds. Bethsabée, épouse d’un soldat nommé Urie, est très songeuse : la lettre qu’elle tient dans sa main droite provient du roi David. Celui-ci l'invite à son palais après l'avoir observée durant son bain. La douce lumière qui la recouvre souligne son indécision et sa réflexion sur cette invitation qu'elle va finir par accepter et qui aura ensuite de graves répercussions sur son soldat de mari qui mourra au combat. David la prendra pour épouse et elle perdra l’enfant qu’elle attendait. Plus tard, son mariage avec David donnera naissance au futur roi d’Israël, Salomon.

     

    Rembrandt a bien vieilli lorsqu’il peint « Bethsabée au bain » à l’âge de 48 ans. Sa première femme Saskia est décédée depuis plusieurs années après avoir mis au monde quatre enfants dont trois sont morts en bas âge. Je me souviens de la Saskia qui était son modèle préféré. Gracieuse, il l’habillait, la dénudait : elle devenait Danaé, Artémis, Flore. Jeune mariée, un jour de ripaille, il la fit poser petite et mince sur ses genoux en levant un verre de vin à notre santé.

    La notoriété de l’artiste attire de nombreux élèves qui viennent se former dans son atelier où il règne en maître. Dans les Provinces-Unies, à cette époque, le marché de l’art est libre. Rembrandt fixe des prix très élevés et s’enrichit. Ambitieux et dépensier, il est rapidement accablé de dettes. Il a déjà peint plusieurs autres « Bethsabée » avant d’entreprendre celle de 1654 d’après un modèle vivant : on reconnaît aisément le visage de sa nouvelle compagne, Hendrickje Stoffels. Poursuivi par ses créanciers, l’artiste va entreprendre une nouvelle manière de peindre, vision instinctive de son art qui va donner des chefs-d’œuvre dont la « Bethsabée » du Louvre.

     

    Contrairement aux nombreuses représentations de Bethsabée chez d’autres peintres, comme « Bethsabée à la fontaine » de Rubens mettant en valeur les appâts du corps féminin, chez Rembrandt, l’impression générale de la toile est bien différente. Bethsabée est plongée dans une méditation profonde empreinte de tristesse et de résignation, hantée par l’image de l’adultère qu’elle s’apprête à commettre. Le charme du tableau réside dans le mouvement de la tête présentant une douce inclinaison et dans l’expression du regard qui se perd douloureusement dans le vide. L’intensité dramatique semble être la recherche essentielle de l’artiste à laquelle le puissant clair-obscur participe. Cet effet est encore renforcé par la chemise blanche dont elle s’est dévêtue : la matière picturale se superpose en d’innombrables couches retravaillées dans l’épaisseur avec le manche du pinceau qui accrochent la lumière pour mettre en valeur la beauté du corps de Hendrickje.

    Malgré les signes de relâchement naissant de la chair, malgré quelques imperfections du ventre et des cuisses, le corps de la femme est illuminé par un rayonnement intérieur d’une grâce touchante que, en tant que spectateurs, nous ressentons profondément. Elle est vivante. La récente restauration du tableau a dévoilé étonnement des traces de jarretières sur les jambes de Bethsabée…

    Au passage, je remarque que le visage des deux femmes est plongé dans la même méditation. Le geste de la servante rappelle celui de la Madeleine lavant les pieds du Christ.

     

    La fin de vie de Rembrandt approche. Il est usé par les épreuves du temps. Ses dernières œuvres révèlent le souci d’exprimer des qualités morales et spirituelles. La même année 1654, il va peindre une deuxième fois sa compagne dans une toile magnifique libérée du poids de l’histoire : « Femme se baignant dans une rivière ». Hendrickje entre dans l’eau la chemise relevée jusqu’en haut des cuisses, un léger sourire coquin sur les lèvres.

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    Rembrandt – Femme se baignant dans une rivière, 1654, National Gallery, Londres

     

    Peu de temps avant sa mort en 1669, le vieil artiste va animer une dernière fois la matière picturale de l’une de ses plus belles toiles d’une exaltation d’or et de rouge : « La fiancée juive ».

     

    Rembrandt, Bethsabée, Hollande,

    Rembrandt – La fiancée juive, 1666, Rijksmuseum, Amsterdam

     

    Je viens de parcourir un petit livre, très bien écrit et illustré. Il s’agit du troisième livre des Éditions Macenta que je critique. J’apprécie toujours la qualité de leurs ouvrages sur le monde des arts. J’ai aimé les annexes du livre fournissant de nombreux renseignements sur la restauration récente de la « Bethsabée » et sur la richesse économique, scientifique et intellectuelle de cette hollande foisonnante du 17e siècle. Un seul petit regret pour les lecteurs : il n’est pas fait assez mention des plus grands peintres de l’histoire mondiale de la peinture qui, avec Rembrandt, vont s’épanouir dans ce siècle d’or néerlandais. Vermeer, Hals, Steen, Ter Borch, De Hooch accompagneront un bouquet de peintres exceptionnels aux talents variés qui feront de cette période hollandaise la plus brillante picturalement en Europe.

    L’auteure termine son livre par une question : pourquoi ce tableau me bouleverse-t-il autant ?

     

  • Genèse de l'impressionnisme

     

    4. Berthe Morisot – Courrier à Edma

     

     

     

          En ce 15 avril 1874, l’exposition des jeunes peintres avant-gardistes prétendant représenter une nouvelle école de peinture s’est ouverte pour un mois, boulevard des Capucines à Paris. Des fous, dit-on de ces rebelles combattant l’art académique…

         La critique a été sévère. Le public venait pour se moquer, « rigoler ».

     

     

     

        Lettre imaginaire de Berthe Morisot, peintre, à sa sœur Edma, au sujet de la première exposition des futurs « Impressionnistes » de 1874 dont elle faisait partie. L’artiste aurait fort bien pu avoir rédigé ce courrier…

     

    10 mai 1874

     

    Très chère Edma

         Je te donne enfin quelques nouvelles. Je n’en ai guère eu le temps jusqu’ici. Notre exposition des artistes indépendants se termine dans cinq jours. Trois semaines déjà… La foule n’a pas été au rendez-vous : une moyenne de cent visiteurs chaque jour qui venaient plus par curiosité que par goût réel pour notre peinture…

         Je ne regrette pas d’avoir renoncé définitivement à me présenter au Salon officiel. L’académisme y règne toujours en maître. Les peintres avant-gardistes y sont ridiculisés chaque année. Avec ce jury de vieux tromblons !

        Comme tu le sais, malgré mon insistance, notre ami Edouard Manet n’avait pas souhaité se joindre à notre groupe : la Société Anonyme des Artistes Peintres, Sculpteurs et Graveurs. « Berthe, ne fréquente pas ces marginaux, m’avait-t-il dit d’un ton courroucé ! ». Le lâche ! Evidemment, il vient d’obtenir des médailles aux derniers Salons et ne veut pas se mettre mal avec un jury qui daigne enfin le considérer. S’il continue à renier les peintres qui sont ses amis et dont il apprécie la peinture, je cesserai de poser pour lui ! L’amitié cela se mérite !

         Puvis de Chavannes, aussi, m’avait déconseillé de participer à cette exposition. « Le public se fera une joie de ne pas venir, m’avait-il lancé ! Cette « exhibition » - comme il la nomme - sera un fiasco ! ».

        Nous étions une trentaine à accrocher environ 200 toiles sur les murs rouges de l’atelier du photographe Nadar, boulevard des Capucines à Paris. Un artiste original ce Nadar ! Il peint à ses heures et les causes perdues le touchent. Avec nous, il a réussi ! « Il est bon comme le bon pain, m’avait chuchoté Monet le jour du vernissage en parlant de notre mécène ». Celui-ci nous avait offert généreusement ses locaux tout en sachant que le nombre d’entrées serait insuffisant pour couvrir les frais. Que le dieu des peintres lui réserve une place dans son paradis !

        Ma petite sœur, pourquoi as-tu cessé de peindre ? Degas aurait tant aimé que tu fasses partie de la bande. Il appréciait ta peinture… Mais, puisque tu préfères t’occuper de ton mari et de tes filles… J’aurais aimé qu’une autre femme se joigne à moi car je suis un peu perdue au milieu de tous ces hommes. Il y a beaucoup de respect dans leur regard. Ils ne me considèrent pas comme une muse anonyme mais comme un peintre de qualité qu’ils reconnaissent comme un des leurs.

        L’ambiance a été chaude pour accrocher nos toiles aux meilleures places. Etant la seule femme, mes amis, très galants, m’avaient laissé un bon emplacement, bien éclairé. Tu les connais presque tous : Monet, Pissarro, Sisley, Degas, Renoir, Cézanne, Guillaumin… Ils sont l’avenir de la peinture.

         J’avais apporté trois aquarelles, deux pastels et quatre huiles : La lecture, Le port de Cherbourg, Cache-cache et, mon préféré, Le berceau. Cette dernière toile, où je te représente au chevet du berceau de Blanche qui venait de naître, a beaucoup plu. Monet ne cessait de venir la voir.

     

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    Berthe Morisot– Le berceau, 1872, musée d’Orsay, Paris

     

         Pour une première exposition de la nouvelle Association, Renoir avait fortement insisté pour que les toiles soient de moyen ou petit format, et disposées à hauteur des yeux. Te souviens-tu des Salons officiels où les tableaux, serrés les uns contre les autres, couvraient les murs jusqu’au plafond ? Chez Nadar, chaque œuvre, isolée, dégageait sa propre lumière. Pas de scènes d’histoires ou mythologiques, rien que des paysages, des portraits ou des scènes intimistes. Et, surtout, des couleurs joyeuses, des touches légères, des tons francs, comme nous aimons toi et moi.

         Renoir a eu un vrai succès avec sa Loge. Il faut que tu voies cette toile : une jeune femme à la robe floconneuse, au visage très pâle, assiste à une représentation théâtrale. Les couleurs bleu clair et noires sont un hommage à Manet. Quel peintre de talent ce Renoir !

     

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    Auguste Renoir – La Loge, 1874, Courtauld Institute Galleries, Londres

     

     

        Edma, je me sens chez moi au milieu de ces artistes. Nous parlons le même langage.

        Mère doute toujours de moi. Récemment, elle m’a dit, gentiment mais fermement, qu’elle ne croyait pas en mon talent et que j’étais incapable de ne rien faire de sérieux. « Tu ne vendras jamais rien, ma fille ! ». Que suis-je à ses yeux : une femme qui peint… et dans un style non conventionnel ? Je n’aurai jamais la touche léchée de Rosa Bonheur qui vend tout ce qu’elle veut avec ses représentations d’animaux où le moindre poil est apparent.

       Pauvre mère… Elle s’inquiète de me voir fréquenter cette « bande de peintres bohèmes » et en a parlé à Joseph Guichard notre ancien professeur de peinture. Sans prévenir, celui-ci est venu le soir du vernissage et s’est promené dans les salles. Je l’ai vu faire des mouvements de tête et des moues offusquées devant la plupart des toiles et repartir très rapidement sans me dire un mot. Maman m’a rapporté les termes de la lettre qu’il lui écrivit le lendemain : « A mon entrée, un serrement de cœur m’a pris en voyant les œuvres de votre fille exposées dans ce milieu délétère. J’ai pensé, ce sont des fous. » Il s’indigna ensuite que mon Berceau, si délicat, jouxte, « à le toucher ! », une peinture douteuse et ludique de Cézanne appelée Le Rêve du célibataire ou Moderne Olympia. Il termina son courrier par ces mots : « Votre fille doit rompre avec cette nouvelle école dite de l’avenir… »

     

     

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    Paul Cézanne– Une moderne Olympia, 1874, musée d'Orsay, Paris

     

         Des fous ! Edma, on nous prend pour des fous ! Heureusement, un journaliste, ami des Manet, a eu des mots aimables pour moi dans son journal : « Elle a de l’esprit jusqu’au bout des ongles, surtout jusqu’au bout des ongles. »

         Ma chère sœur, je te réserve le meilleur pour la fin.

       Une dizaine de jours après le vernissage, le fameux critique du Charivari, Louis peinture,impressionnisme,monetLeroy, s’est moqué dans un article d’un petit tableau de Claude Monet représentant un lever de soleil sur la mer que le peintre avait croqué de sa fenêtre d’hôtel devant le port du Havre. Une charmante toile avec un gros soleil rouge s’infiltrant au milieu des brumes et se reflétant dans l’eau. Monet ne sachant quel titre donner à « cette chose » pour le catalogue de l’exposition, l’appela Impression, soleil levant.

        Ce joyeux critique, se croyant sans doute très drôle, eut ces mots ironiques : « Je me disais aussi puisque je suis impressionné, il doit y avoir de l’impression là-dedans… ». Il titra d’ailleurs sa chronique « L’exposition des impressionnistes ». Nous étions catalogués : impressionnistes…   

     

         J’ai vu Monet hier matin contemplant son tableau. Il m’a reparlé de cet article et ne semblait pas mécontent de cette moquerie. « Ne vous inquiétez pas Berthe, m’a-t-il dit, ce journaliste voulant faire un bon mot, sans le savoir a peut-être trouvé le terme qui nous caractérise le plus… Il n’a pas tort : nous peignons sur le motif la lumière changeante, nous utilisons des couleurs pures et une touche divisée pour capter les vibrations lumineuses, les émotions troubles… Ne peignons-nous pas l’instant, la fugacité des choses ? Leroy nous a parfaitement compris, Berthe, nous couchons sur la toile nos impressions visuelles… ».

        Cet après-midi, Monet est passé à la galerie pour rencontrer un éventuel acheteur. Il m’a confié : « La nuit porte conseil. Je voudrais en parler avec les peintres du groupe… Pourquoi ne garderions-nous pas ce terme « Impressionnistes » pour désigner notre bande de fous ? ».

       Je te quitte Edma. Je dois retourner chez Nadar. Je n’ai rien vendu mais je suis tellement heureuse d’avoir participé à cette première exposition de notre nouvelle association. Recommencerai-je l’année prochaine avec tous ces peintres de talents qui sont mes amis ? Peut-être que, dans un an, tu accepteras de reprendre tes pinceaux ? Tu ne peux laisser ta sœur dans toutes ces mains masculines…

       Comment vont Paule et Blanche qui me manquent ? Donne-leur pleins de gros baisers de leur tante qui les aime. Je pense à vous.

     

         Ton attentionnée Berthe.

     

     

  • Eugène DELACROIX écrivain

     

    Journal - 3. Extraits choisis, année 1823

     

     

     

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    Eugène Delacroix – La Vierge du Sacré-Cœur, 1821, Cathédrale d’Ajaccio

     

     

    Une « LIBERTÉ GUIDANT LE PEUPLE » en « TRIOMPHE DE LA RELIGION »

     

     

         Une bien curieuse histoire…

     

         En 1820 Eugène Delacroix est totalement inconnu. Le 28 juillet, il écrit une lettre à sa sœur Henriette de Verninac dont je donne un extrait : « Il vient de m’arriver une commande qui pourra me rapporter de l’argent. C’est un tableau pour un évêque de Nantes. Je ne sais pas encore la somme : mais ce sera bien payé. Cela pourrait peut-être m’empêcher de partir aussi vite que je l’aurai voulu avec Charles ; que parce qu’il faut, non pas avoir fait le tableau d’ici là ; mais en avoir fait des esquisses peintes et des ébauches pour les soumettre au dit évêque. Cependant je crois pouvoir m’en débarrasser à temps."

         Il se trouve que la commande de ce tableau avait été adressée primitivement à Théodore Géricault. Ce sujet religieux ne l’inspirant guère, il avait pensé que son jeune ami Eugène Delacroix, alors âgé de 22ans, ayant constamment des problèmes financiers, et dont il connaissait la qualité de peintre, pourrait exécuté la toile à sa place, tout en se gardant le privilège de la signature.

         Et Delacroix se met au travail comme il l’écrit à sa sœur. En mal d’inspiration, l’artiste écrit à son ami Pierret en octobre 1820 : « L’idée de ce tableau que j’ai à faire me poursuit comme un spectre. (…) Tout ce que j’ai voulu chercher n’a été que misérable. » Delacroix se devait d’imiter la palette de son ami et s’inspire donc de son style. Il en fait d’abord une esquisse, puis termine, fin 1821, la très grande toile qui devait représenter la Dévotion au Sacré-Cœur de Jésus et de Marie et était destinée à la cathédrale de Nantes. 

         A la réception du tableau, les autorités religieuses rejettent la peinture qui va être envoyée en 1827 avec un nouveau nom « Le triomphe de la religion » à la cathédrale d’Ajaccio, comme peinte par Géricault. Seulement en 1842, un critique d’art révèlera la supercherie et donnera le nom du véritable auteur : Delacroix. Ce sera sa première œuvre monumentale, quelques mois avant « La barque de Dante » qui entrera bientôt au Luxembourg.

       Le tableau, non signé, dont les historiens ne connaissaient que des études préparatoires, restera dans la cathédrale d’Ajaccio pendant un siècle, jusqu’à sa localisation en 1930…

         Aujourd’hui, cette « Vierge du Sacré-Cœur » est toujours conservée jalousement dans la cathédrale d’Ajaccio et il est hors de question pour les conservateurs de la collectivité territoriale Corse de se séparer de l’œuvre.

         Lorsque que l’on regarde ce tableau peint en 1821, l’on peut s’apercevoir que celui-ci préfigure, dans la composition de la figure féminine et la lumière, la célèbre toile qu'Eugène Delacroix peindra 9 années plus tard, en 1830 : LA LIBERTÉ GUIDANT LE PEUPLE.

     

     

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    LE JOURNAL

     

     

    Paris – mai 1823

     

    A 24 ans, Eugène Delacroix, dans ses courriers et son journal, décrit toujours avec autant de passion les nombreuses aventures amoureuses qu’il recherche constamment :

    […]

    En rentrant, ma petite Fanny (une grisette, voisine de Delacroix) était chez la portière ; je m’installe, je cause une grande heure et je m’arrange pour remonter en même temps qu’elle. Je sentais par tout mon cœur le frisson favorable et délicieux qui précède les bonnes occasions. Mon pied pressait son pied et sa jambe. Mon émotion était charmante. En mettant le pied sur la première marche de l’escalier, je ne savais encore ce que je dirais, ce que je ferais, mais je pressentais qu’il y aurait quelque chose de décisif ; je la pris doucement par la taille. Arrivé sur son palier, je l’embrassai avec ardeur et je pressai sur ses lèvres ; elle ne me repoussa point. Elle craignait, disait-elle, d’être vue. Aurais-je dû pousser plus avant ? Mais que les mots sont froids pour peindre les émotions ! Je la baisais et la rebaisais, je la tirais sans cesse à moi ; enfin je l’abandonnai me promettant de la revoir le lendemain. Hélas ! c’est aujourd’hui, je n’ai eu tout le jour que cette pensée ; je l’ai vue, je ne sais où elle veut en venir. Elle a paru se dérober à moi ou feindre de ne pas me voir… Ce soir, dans ce moment, ma porte est entr’ouverte… J’espère je ne sais quoi,… ce qui peut arriver. J’entrevois une infinité d’obstacles. Mais que ce serait doux !… Ce n’est pas de l’amour. Ce serait trop pour elle ; c’est un singulier chatouillement nerveux qui m’agite, quand je pense qu’il est question d’une femme, car elle n’est vraiment pas séduisante… Je conserverai cependant le souvenir délicieux de ses lèvres serrées par les miennes.

     

    Paris – 16 mai 1823

    (…)

    Voici quelques-unes des folies que j’écrivais, il y a quelques jours, au crayon, tout en travaillant à mon tableau de Phrosine et Melidor (inachevé). C’était à la suite d’une narration de jouissances éprouvées qui m’avait donné une dose passable de mauvaise humeur.

    « Pourquoi ne m’avez-vous pas reçue froidement comme vous m’aimez ? * Quels droits ai-je sur vous ? Pourquoi avoir demandé de m’amener ? Vous me dites de vous aller voir ! Quel partage, ô ciel ! Quelle folie ! en sortant de vous voir, je me suis flatté que vos yeux m’avaient dit vrai. Il fallait me traiter en ami : c’était bien le moins. D’ailleurs qu’ai-je demandé ? Je serais un misérable, si j’étais revenu chez vous avec l’espoir de vous aimer et d’être aimé. Je croyais avoir tout surmonté ; je comptais surtout sur votre aide. Qu’est-ce qu’ont voulu dire vos yeux ? Vous avez eu la cruauté de me donner un baiser ! Pensez-vous que je vivrai avec cet homme, si je me mets à vous aimer ?… et que je le souffrirai près de vous ? Ou par pitié, sans doute, vous lui accorderez tout ? Cette pitié-là n’accommode pas un cœur aimant… mon cœur n’est pas si compatissant… Vous me méprisez donc ? »

    * il s’agit d’une femme J… dont le nom reste inconnu. C’était une femme du monde. Elle était la maîtresse de son ami Soulier, et pendant le séjour de celui-ci à Florence, elle flirta avec Delacroix.

     

    peinture,delacroix,

    Eugène Delacroix - Autoportrait dit en Ravenswood ou en Hamlet, 1823, musée Delacroix, Paris

     

     

    Paris – 30 décembre 1823

     

    […]

    Il y a quelques jours, j’ai été le soir chez Géricault. Quelle triste soirée ! il est mourant ; sa maigreur est affreuse ; ses cuisses sont grosses comme mes bras ; sa tête est celle d’un vieillard mourant. Je fais des vœux bien sincères pour qu’il vive, mais je n’espère plus. Quel affreux changement ! Je me souviens que je suis revenu tout enthousiasmé de sa peinture : surtout une étude de tête du carabinier… s’en souvenir ; c’est un jalon. Les belles études ! Quelle fermeté ! quelle supériorité ! et mourir à côté de tout cela, qu’on a fait dans toute la vigueur et les fougues de la jeunesse, quand on ne peut se retourner sur son lit d’un pouce sans le secours d’autrui !…

     

         peinture,géricaultLe romantique Théodore Géricault, son ami, va s’éteindre en janvier 1824 des suites d’un accident de cheval. Il n’avait que 33 ans. Delacroix le considérait comme le peintre qui se rapprochait le plus de lui.

     

     

     

     

     

     

     

     

    Théodore Géricault – Tête de cheval blanc, 1815, musée du Louvre, Paris

     

     

    Sans date - fin 1823 début 1824

     

    Une longue réflexion sur la question du « Beau »

     

    La question sur le beau se réduit à peu près à ceci : Qu’aimez-vous mieux d’un lion ou d’un tigre ? Un Grec et un Anglais ont chacun une manière d’être beau qui n’a rien de commun.

    C’est l’idée morale des choses qui nous effraye ; un serpent nous fait horreur dans la nature, et les boudoirs de jolies femmes sont remplis d’ornements de ce genre : tous les animaux en pierre que nous ont laissés les Égyptiens, des crapauds, etc.

    Souvent une chose, dans la nature, est pleine de caractère, par le peu de prononcé ou même de caractère quelle semble avoir au premier coup d’œil.

    Le docteur Bailly met en principe : « La preuve que nos idées sur la beauté de certains peuples ne sont pas fausses, c’est que la nature semble donner plus d’intelligence aux races qui ont davantage ce que nous regardons comme la beauté. » Mais les arts ne sont pas ainsi ; car si le Grec était plus beau à représenter que l’Esquimau, l’Esquimau serait plus beau que le cheval, qui a moins d’intelligence dans l’échelle des êtres. Mais tout est si bien né dans la nature que notre orgueil est extrême. Nous bâtissons un monde sur chaque petit point qui nous entoure. La rage de tout expliquer nous jette dans d’étranges bévues. Nous disons que nos voisins ont mauvais goût, et le juge en cela, c’est notre propre goût ; car nous savons aussi que tous les autres voisins nous condamnent.

    Nos peintres sont enchantés d’avoir un beau idéal tout fait et en poche qu’ils peuvent communiquer aux leurs et à leurs amis. Pour donner de l’idéal à une tête d’Égyptien, ils la rapprochent du profil de l’Antinoüs. Ils disent : « Nous avons fait notre possible, mais si ce n’est pas plus beau encore, grâce à notre correction, il faut s’en prendre à cette nature baroque, à ce nez épaté, à ces lèvres épaisses, qui sont des choses intolérables à voir. » Les têtes de Girodet sont un exemple divertissant dans ce principe ; ces diables de nez crochus, de nez retroussés, etc., que fabrique la nature, le mettent au désespoir. Que lui coûtait-il… de faire tout droit ? Pourquoi des draperies se permettent-elles de ne pas tomber avec la grâce horizontale des statues antiques ?… Telle n’était pas la méthode antique. Ils exagéraient au contraire, pour trouver l’idéal et le grand. Le laid souverain, ce sont nos conventions et nos arrangements mesquins de la grande et sublime nature… Le laid, ce sont nos tètes embellies, nos plis embellis, l’art et la nature corrigés par le goût passager de quelques nains, qui donnent sur les doigts aux anciens, au moyen âge, et à la nature enfin.