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Rechercher : un pastelliste heureux

  • Alfred Sisley, confidences

     

    Je commence toujours une toile par le ciel

     

     

         « Alfred Sisley est le plus impressionniste des impressionnistes » C’est ce que dira, au début du 20e siècle, le peintre Camille Pissarro à Henri Matisse.

         Du talent, il en a cet anglais, né à Paris de parents marchands anglais venus dans la capitale pour affaire. Influencé dans sa peinture par Camille Corot et Charles François Daubigny, il peint la nature aux environs de Paris. Le plein air… Comme ses amis, Renoir, Monet, Pissarro, il aime planter son chevalet dans la campagne. Régulièrement, il assiste aux réunions du café Guerbois présidées par le chef de file des avant-gardistes Edouard Manet. En 1874, 31 peintres, dont Sisley, les « refusés », participent à la première des expositions du groupe des impressionnistes.

     

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    Alfred Sisley - Vue du canal Saint-Martin, 1870, musée d’Orsay, Paris

     

         De nombreux critiques et écrivains apprécient ce peintre paysagiste, qui peignait le mieux la fugacité des ciels, les lumières miroitantes le long des bords de la Seine et du Loing :

     

         « Sisley fixe les moments fugitifs de la journée, observe un nuage qui passe et semble le peindre en son vol. Sur sa toile, l’air vif se déplace et les feuilles encore frissonnent et tremblent. Il aime les peindre surtout au printemps, quand les jeunes feuilles sur les branches légères poussent à l’envi, quand, rouges d’or, vert roussi, les dernières tombent en automne, car espace et lumière ne font alors qu’un, et la brise agite le feuillage, l’empêche de devenir une masse opaque, trop lourde pour donner l’impression d’agitation et de vie. » - Stéphane Mallarmé, 1876, (The Impressionnists and Édouard Manet).

     

         « Il a aimé les bords des rivières, les lisières des bois, les villes et les villages entrevus à travers les arbres, les vieilles constructions enfouies dans la verdure, les soleils du matin en hiver, les après-midi d’été. Il a exprimé délicatement les effets produits par le feuillage. […]  

    Ce n’est pas un genre facile et inférieur que la peinture de paysage. […] La vérité, c’est qu’un paysage comporte autant de nuances, autant de passages rapides d’expressions qu’un visage […]. 

    Les grands noms sont aussi rares qu’ailleurs dans la peinture de paysage. Un de ces noms est celui d’Alfred Sisley. » - Gustave Geffroy (« Sisley », Les Cahiers d’aujourd’hui, 1923)

     

         « C’est le peintre des grandes rivières bleues se courbant vers l’horizon, des vergers fleuris, des collines claires où s’étagent des hameaux aux toits rouges, c’est, surtout, le peintre des ciels français qu’il exprime avec une vivacité et une souplesse admirables. Il a le sens des transparences de l’atmosphère. » - Camille Mauclair (L’Impressionnisme, son histoire, son esthétique, ses maîtres, Paris, 1904)

     

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    Alfred Sisley - Le pont de Villeneuve-la-Garenne, 1872, The Metropolitan Museum of Art, New York

     

     

         Dans la seconde partie de sa carrière, Alfred Sisley n’aura pas la chance de connaître la reconnaissance de certains de ses amis impressionnistes comme Auguste Renoir et Claude Monet.

         Dans une lettre à Adolphe Tavernier, Sisley, 7 ans avant son décès, retiré à Moret-sur-Loing proche de Paris, explique son approche esthétique :

     

    Lettre à Adolphe Tavernier (critique d’art et ami de l’artiste) – Moret-sur-Loing, le 24 janvier 1892

     

    Cher Monsieur Tavernier,

    Il n’y a rien que je ne fasse pour vous être agréable, mais je vous avoue que coucher sur le papier des aperçus de ce qu’on appelle aujourd’hui son « esthétique » est joliment scabreux.

    A ce propos voici une anecdote qui m’a été contée sur Turner. Le grand peintre anglais. Il sortait de chez un confrère. On s’était pas mal disputé à propos de peinture. Lui n’avait pas soufflé mot. Arrivé dans la rue et se tournant vers un ami qui l’accompagnait : « Drôle de chose que la peinture hein ! »

    Vous le voyez, ce n’est pas d’aujourd’hui que certains peintres ont de la répugnance à faire de la théorie. Je me vois obligé de vous faire une sorte de cours de paysage, car je ne sais pas trop vous expliquer autrement comment je le comprends.

    L’intérêt dans une toile est multiple. Le sujet, le motif doit toujours être rendu d’une façon simple, compréhensible, saisissante pour le spectateur. Il doit être amené (le spectateur), par l’élimination de détails superflus, à suivre le chemin que le peintre lui indique et voir tout d’abord ce qui a empoigné celui-ci : Il y a toujours dans une toile le coin aimé : c’est un des charmes de Corot et aussi de Jongkind.

    Après le sujet, le motif, un des côtés le plus intéressant du paysage est le mouvement, la vie. C’est aussi un des plus difficiles à obtenir. Donner l’illusion de la vie est pour moi le principal dans une œuvre d’art – tout doit y contribuer : la forme, la couleur, la facture. C’est la vie qui donne l’émotion. Et quoique la première qualité du paysagiste doit être le sang-froid, il faut que la facture, en de certains moments plus emballée, communique au spectateur l’émotion que le peintre a ressentie.

    Vous voyez que je suis pour la diversité de la facture dans le même tableau. Ce n’est pas tout à fait l’opinion courante, mais je crois être dans le vrai, surtout quand il s’agit de rendre un effet de lumière. Car le soleil, s’il adoucit certaines parties du paysage en exalte d’autres, et ces effets de lumière qui se traduisent presque matériellement dans la nature, doivent être rendus matériellement sur la toile. Il faut que les objets soient rendus avec leur texture propre, il faut encore et surtout qu’ils soient enveloppés de lumière, comme ils le sont dans la nature. Voilà le progrès à faire.

    C’est le ciel qui doit être le moyen, (le ciel ne peut pas être qu’un fond) il contribue au contraire non seulement à donner de la profondeur par ces plans, (car le ciel a des plans comme les terrains) il donne aussi le mouvement par sa forme, par son arrangement en rapport avec l’effet ou la composition du tableau. Y en a-t-il de plus beau et de plus mouvementé que celui qui se reproduit constamment en été, je veux parler du ciel bleu avec les beaux nuages blancs baladeurs. Quel mouvement, quelle allure n’est-ce-pas ?

    Il fait l’effet de la vague quand on est en mer, il exalte, il entraîne.

    Un autre ciel : celui-là plus tard, le soir. Les nuages s’allongent, prennent souvent la forme de sillages, de remous, qui semblent immobilisés au milieu de l’atmosphère et peu à peu on les voit disparaître absorbés par le soleil qui se couche. Celui-là est plus tendre, plus mélancolique, il a le charme des choses qui s’en vont. C’est celui de la « meule ». Mais je ne veux pas vous raconter tous les ciels. Je ne vous parle ici que de ceux que je préfère entre tous, ils sont à l’infini et sont toujours différents.

    J’appuie sur cette partie du paysage parce que je voudrais vous faire bien comprendre l’importance que j’y attache. Comme indication : Je commence toujours une toile par le ciel. Quels sont les peintres que j’aime ? Pour ne parler que des contemporains : Delacroix, Corot, Millet, Rousseau, Courbet, nos maîtres. Tous ceux enfin qui ont aimé la nature et qui ont senti fortement.

    Voilà cher Monsieur Tavernier ce que je trouve à vous dire sur le moment, sans trop me répéter. Vous trouverez je l’espère ce que vous me demandez. Et quoique ce soit bien mal arrangé je vous ai raconté cela tel que je le pensais dans le moment. J’ai oublié cependant une des qualités essentiel pour un peintre : c’est la sincérité devant la nature.

    Bien sincèrement et bien amicalement à vous.

     

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    Alfred Sisley - Moret-sur-Loing, 1891, Galerie H. Odermatt-Ph. Cazeau, Paris

     

       

         En 1892, Sisley écrit à son ami Tavernier : « Je suis donc depuis bientôt 12 ans à Moret où aux environs. C’est à Moret devant cette nature si touffue, ses grands peupliers, cette eau du Loing si belle, si transparente, si changeante, c’est à Moret certainement que j’ai fait le plus de progrès dans mon art ; surtout depuis trois ans. Aussi quoiqu’il soit bien dans mes intentions d’agrandir mon champ d’études, je ne quitterai jamais complètement ce coin si pittoresque ».

         Personnellement, je connais bien la ville de Moret-sur-Loing. Rien n’a changé depuis la représentation de Sisley ci-dessus : une vue prise à la sortie de ville, l’église Notre-Dame dominant les maisons longeant le Loing. Celui-ci coule sous le petit pont au pied de la porte de Bourgogne, puis avance en s’élargissant, les bords plantés de peupliers. Un calme, un charme poétique…

         Aujourd’hui où l’on parle beaucoup de nationalité en France, une tristesse m’habite : qui connaissait mieux que l’artiste les paysages français ? Un an avant son décès, Sisley entreprend des démarches pour obtenir la nationalité française. L’avis administratif est favorable, il ne deviendra français qu’un an plus tard. Il était mort.

         Sur sa tombe, à Moret-sur-Loing, est inscrite comme épitaphe, une citation de la lettre à Adolphe Tavernier ci-dessus : « Il faut que les objets soient enveloppés de lumière comme ils le sont dans la nature ».

     

     

     

  • Van Gogh écrivain : Arles - 10. Nov./déc. 1888

    CORRESPONDANCE - EXTRAITS CHOISIS

     

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    Vincent Van Gogh –  Ecolier Camille Roulin, nov. 1888, Museu de Arte, Sao Paulo

     

              En ce mois de novembre, dans plusieurs de ses lettres à son frère Vincent, Théo s’inquiète constamment pour sa santé : « Tu dois avoir trop travaillé et oublié par là de soigner ton corps comme il faut. » ; pour ses problèmes financiers malgré les envois réguliers d’argent qu’il lui fait : « Quel financier tu fais ! Ce qui me chagrine, c’est qu’avec tout cela tu te trouves toujours dans la misère parce que tu ne peux pas t’empêcher de faire pour les autres. J’aimerais bien te voir plus égoïste jusqu’à ce que tu sois en équilibre. »

          Théo veux persuader Vincent que son frère est pour lui un associé : « Tu peux si tu veux faire quelque chose pour moi, c’est de continuer comme par le passé et nous créer un entourage d’artistes et d’amis, ce dont je suis absolument incapable à moi seul, et ce que tu as cependant créé plus ou moins depuis que tu es en France. »

     

    Lettre au peintre Emile Bernard – vers le 2 novembre 1888

     

    Ces jours ci nous avons beaucoup travaillé et entre temps j’ai lu Le rêve de Zola, ce qui fait que je n’ai guère eu le temps d’écrire.

    Gauguin m’intéresse beaucoup comme homme – beaucoup.

    Il m’a depuis longtemps semblé que dans notre sale métier de peintre nous avons le plus grand besoin de gens ayant des mains et des estomacs d’ouvrier. Des goûts plus naturels – des tempéraments plus amoureux et plus charitables – que le boulevardier parisien décadent et crevé.

    Or ici, sans le moindre doute, nous nous trouvons en présence d’un être vierge à instincts de sauvage. Chez Gauguin le sang et le sexe prévalent sur l’ambition. Mais suffit, tu l’as vu de près plus longtemps que moi, seulement je voulais en quelques mots te dire mes premières impressions.

    Ensuite je ne pense pas que cela t’épatera beaucoup si je te dis que nos discussions tendent à traiter le sujet terrible d’une association de certains peintres. Cette association doit ou peut avoir, oui ou non, un caractère commercial. Nous ne sommes encore arrivé à aucun résultat et n’avons point encore mis le pied sur un continent nouveau.

    Or moi qui ai un pressentiment d’un nouveau monde, qui crois certes à la possibilité d’une immense renaissance de l’art, qui crois que cet art nouveau aura les tropiques pour patrie, il me semble que nous mêmes ne servons que d’intermédiaires. Et que ce ne sera qu’une génération suivante qui réussira à vivre en paix.

    Gauguin a dans ce moment en train une toile du même café de nuit que j’ai peint aussi mais avec des figures vues dans les bordels. Cela promet de devenir une belle chose.

     

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    Paul Gauguin – Café de nuit, nov. 1888, Puskin State Museum of Arts, Moscou

      

    Lettre à Théo – vers le 3 novembre 1888

     

    peinture,gauguin,arlesGauguin a dans ce moment en train des femmes dans une vigne, absolument de tête, mais s’il ne le gâte pas ni ne le laisse là inachevé cela sera très beau et très étrange.

     

     

     

     

     

     

     

     

    Paul Gauguin – Misères humaines, nov. 1888, Ordrupgaardsamlingen, copenhague

     

    Je travaille actuellement à une vigne toute pourpre et jaune.*

    * Ce tableau sera le seul que Vincent vendra durant sa vie. Anna Boch (la sœur d’Eugène Boch, l’artiste à la figure poétique peint par Vincent durant l’été) l’achètera pour 400 francs.

     

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    Vincent Van Gogh –  La vigne rouge, nov. 1888, Pushkin Museum, Moscou

    […]

    peinture,van gogh,arlesEnsuite j’ai enfin une Arlésienne, une figure sabrée dans une heure, fond citron pâle, le visage gris, l’habillement noir, noir, du bleu de prusse tout cru. Elle s’appuie sur une table verte et est assise dans un fauteuil de bois orangé.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Vincent Van Gogh –  L’arlésienne madame Ginoux, nov. 1888, musée d’Orsay, Paris

    […]

     Je crois que tu aimerais la chute des feuilles que j’ai faite.

    C’est des troncs de peupliers lilas, coupés par le cadre là où commencent les feuilles.

    Ces troncs d’arbres comme des piliers bordent une allée où sont à droite et à gauche alignés de vieux tombeaux romains d’un lilas bleu. Or le sol est couvert comme d’un tapis par une couche épaisse de feuilles orangées et jaunes tombées. Comme des flocons de neige il en tombe toujours encore.

    Et dans l’allée des figurines d’amoureux noirs. Le haut du tableau est une prairie très verte et pas de ciel ou presque pas.

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    La deuxième toile est la même allée mais avec un vieux bonhomme et une femme grosse et ronde comme une boule.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Vincent Van Gogh –  Les Alyscamps chute des feuilles d’automne, nov. 1888, Kröller-Müller Museum, Otterlo

     

    Lettre à Théo – vers le 12 novembre1888

     

    Gauguin travaille à une femme nue très originale dans du foin avec des cochons. Cela promet de devenir très beau et d’un grand style.

     

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    Paul Gauguin – Femme avec des cochons, nov. 1888, collection privée

     

     

    Lettre à sa sœur Willemien – vers le 12 novembre 1888

     

    Je viens maintenant de peindre pour le mettre dans ma chambre à coucher, un souvenir du jardin à Etten. C’est une toile assez grande.

    Voici maintenant pour la couleur. Des deux promeneuses la plus jeune porte un châle écossais carrelé vert et orangé et un parasol rouge. La vieille a un châle violet bleu presque noir. Mais un bouquet de dahlias, jaune citron les uns, panachés roses et blancs les autres, vient éclater sur cette figure sombre.

    Derrière elles quelques buissons de cèdre ou de cyprès d’un vert émeraude. Derrière ces cyprès on entrevoit un parterre de choux verts pâles et rouges, bordé d’une rangée de fleurettes blanches. Le sentier sablé est orangé cru, la verdure de deux parterres de géraniums écarlates est très verte. Enfin au deuxième plan se trouve une servante vêtue de bleu qui arrange des plantes à profusion de fleurs blanches, roses, jaunes et rouges vermillon.

     

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    Vincent Van Gogh – Souvenir du jardin d’Etten, nov. 1888, State Hermitage Museum, St Petersburg

     

    Voilà, je sais que cela n’est peut-être guère ressemblant mais, pour moi, cela me rend le caractère poétique et le style du jardin tel que je les sens.

    De même supposons que ces promeneuses soient toi et notre mère, supposons alors même qu’il n’y aurait aucune, absolument aucune ressemblance vulgaire et niaise, le choix voulu de la couleur, le violet sombre violemment taché par le citron des dahlias, me suggère la personnalité de la mère.

    La figure en plaid écossais carrelé orange et vert se détachant sur le vert sombre du cyprès, ce contraste encore exagéré par le parasol rouge, me donne une idée de toi, vaguement une figure comme celles des romans de Dickens.

    Je ne sais si tu comprendras que l’on puisse dire de la poésie rien qu’en bien arrangeant des couleurs, comme on peut dire des choses consolantes en musique. De même les lignes bizarres cherchées et multipliées serpentant dans tout le tableau doivent non pas donner le jardin dans sa ressemblance vulgaire mais nous le dessiner comme vu dans un rêve.

      

    Lettre à Théo – vers le 19 novembre 1888

     

    peinture,van gogh,arlesEn attendant je peux toujours te dire que les deux dernières études sont assez drôles. Une chaise en bois et en paille toute jaune sur des carreaux rouges contre un mur (le jour).Ensuite le fauteuil de Gauguin rouge et vert, effet de nuit, mur et plancher rouge et vert aussi, sur le siège deux romans et une chandelle.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Vincent Van Gogh – Fauteuil de Paul Gauguin, nov. 1888, Van Gogh Museum, Amsterdam

     

    Lettre à Théo – vers le 21 novembre 1888

     

    peinture,van gogh,arlesVoici croquis de ma dernière toile en train, encore un semeur. Immense disque citron comme soleil. Ciel vert jaune à nuages roses. Le terrain violet, le semeur et l’arbre bleu de prusse.

     

     

     

     

     

     

     

    Vincent Van Gogh – Le semeur, nov. 1888, E.G. Bührle, Zurich

    […]

    peinture,gauguin,arlesGauguin a en train un très beau tableau de laveuses.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Paul Gauguin – Lavandières au roi du roubine, nov. 1888, Modern Art Museum, New York

     

    Lettre à Théo – vers le 11 décembre 1888

     

            Nous voyons pour la première fois dans cette lettre la détérioration des relations entre les deux amis. La cohabitation n’est plus possible. Leurs goûts et caractères sont trop dissemblables. Leurs vues sur l'art les opposent. « La discussion est d’une électricité excessive, nous en sortons parfois la tête fatiguée, écrit Vincent. » Gauguin écrit à Théo : « Tout calcul fait, je suis obligé de rentrer à Paris ; Vincent et moi ne pouvons absolument plus vivre côte à côte sans trouble par suite d’incompatibilité d’humeur, et lui comme moi avons besoin de tranquillité pour notre travail… ». 

     

     Mon cher Théo

    […]

    Je crois moi que Gauguin s’était un peu découragé de la bonne ville d’Arles, de la petite maison jaune où nous travaillons, et surtout de moi.

    En effet il y aurait pour lui comme pour moi des difficultés graves à vaincre encore ici.

    Mais ces difficultés sont plutôt en dedans de nous-mêmes qu’autre part.

    En somme je crois moi qu’ou bien il partira carrément ou bien qu’il restera carrément.

    Avant d’agir je lui ai dit de réfléchir et de refaire ses calculs.

    Gauguin est très fort, très créateur, mais justement à cause de cela il lui faut de la paix.

    La trouvera-t-il ailleurs s’il ne la trouve pas ici ?

    J’attends qu’il prenne une décision avec une sérénité absolue.

    Bonne poignée de main. 

    Vincent

     

     

          Nous ne connaissons les événements tragiques survenus dans cette nuit du 24 décembre 1888 que par le récit que Paul Gauguin en a fait. N’a-t-il pas arrangé les faits ? On peut penser qu’il a, sur certains points, largement interprété la réalité.

          Il semblerait, qu’après une violente dispute, Vincent se sectionna le lobe de l’oreille et porta le morceau de chair à une fille nommée Gaby, pensionnaire d’une maison close. Théo, prévenu par Gauguin, viendra voir Vincent à l’hôpital et regagnera Paris rassuré sur l’état de son frère.

  • A Jean, le poète

     

     
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    JEAN FERRAT

     

     

          La mort d'un poète est toujours une perte pour l'humanité.

          Nous n'entendions plus assez cette voix chaude, ce timbre clair, cette musique lumineuse et ces textes tendres, provocateurs parfois. Jean Ferrat était un homme discret, pudique, engagé, retiré dans l'Ardèche depuis quarante ans, loin des paillettes du monde médiatique.

          J'ai ressenti le besoin de réécouter des anciennes cassettes que je possédais. Je partage avec vous quelques bouts de refrains et phrases dont je dépose les mots en vrac :

     

    Pour les enfants des temps nouveaux

    Restera-t-il un chant d'oiseau

     

    Ils s'appelaient Jean-Pierre Natacha ou Samuel

    Certains priaient Jésus Jéhovah ou Vichnou

    D'autres ne priaient pas mais qu'importe le ciel

    Ils voulaient simplement ne plus vivre à genoux

     

    Je twisterais les mots s'il fallait les twister

    Pour qu'un jour les enfants sachent qui vous étiez

     

    Et c'était comme si tout recommençait 

    La vie l'espérance et la liberté

    Avec le merveilleux le miraculeux voyage

    De l'amour

     

    Ma môme elle joue pas les starlettes

    Elle met pas des lunettes de soleil

    Elle pose pas pour des magazines

    Elle travaille en usine

    A Créteil

     

    Pourtant que la montagne est belle

    Comment peut-on s'imaginer

    En voyant un vol d'hirondelle

    Que l'automne vient d'arriver

     

    Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre

    Que serais-je sans toi qu'un cœur au bois dormant

    Que cette heure arrêtée au cadran de la montre

    Que serais-je sans toi que ce balbutiement

           

    Au grand soleil d'été

    Qui court de la Provence

    Des genets de Bretagne

    Aux bruyères d'Ardèche

    Quelque chose dans l'air a cette transparence

    Et ce goût du bonheur qui rend ma lèvre sèche

    Ma France

     

     M'en voudrez-vous beaucoup

    Si je vous dis un monde

    Où celui qui a faim va être fusillé

    Le crime se prépare et la mer est profonde

    Que face aux révoltés montent les fusillés

    C'est mon frère qu'on assassine

    Potemkine

     

    Enfin enfin je te retrouve

    Toi qui n'avais jamais été

    Qu'absente comme jeune louve

    Ou l'eau dormant au fond des douves

    S'échappant au soleil d'été

    Tu peux m'ouvrir cent fois les bras

    C'est toujours la première fois

     

    Faut-il pleurer faut-il en rire

    Fait-elle envie ou bien pitié

    Je n'ai pas le cœur à le dire

    On ne voit pas le temps passer

     

    Aimer à perdre la raison

    Aimer à n'en savoir que dire

    A n'avoir que toi d'horizon

    Et ne connaître de saison

    Que par la douleur du partir

    Aimer à perdre la raison

     

    Tu aurais pu vivre encore un peu

    Mon fidèle ami mon copain mon frère

    Au lieu de partir seul en croisière

    Et de nous laisser aux chiens galeux

    Tu aurais pu vivre encore un peu

     

     

    Au revoir Jean, nous ne t'oublierons pas

     

     

  • Quichottine a lu « QUE LES BLES SONT BEAUX »

     

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         Mon amie, Quichottine, m’a fait le grand plaisir de lire mon récent roman que j’ai publié sur Calaméo en décembre dernier. Elle a présenté celui-ci sur son blog qui est celui d’une femme de cœur, généreuse, d’une maman émouvante, mais également celui d’une conteuse, poétesse et amatrice d’art que je vous conseille fortement de visiter.

         Je me permets de reprendre intégralement son article que l’on peut également retrouver directement sur : QUICHOTTINE… de la bibliothèque au jardin, les moments partagés.

         Un très grand merci, Quichottine.

         Amitiés.

     

                                                     Alain

     

    Alain Yvars, Que les blés sont beaux, décembre 2016
    (à lire sur Calaméo d’un clic sur l’image de couverture)

     

     

    Alain Yvars, Que les blés sont beaux

    “Si l’art m’était conté, j’aimerais que ce le soit comme chez lui…”

    Cette phrase tournait dans ma tête, ce matin. Et puis, je me suis demandé si l’on pouvait conter l’art, comme d’autres les fées, les dragons, les sorcières… ou les héros d’aujourd’hui, qui font souvent un peu peur tant ils semblent vrais.

    Vous savez tous qu’il m’arrive de raconter des tableaux, de leur faire dire ce que je ressens et qui n’est sans doute pas ce que ressentait le peintre en les créant. C’est ma façon à moi, très éloignée de mes propres habitudes de chercheuse. Je crée du rêve, j’en assume la responsabilité.

    Mais Alain lui, c’est autre chose… et pourtant…

    Alain a utilisé une réalité fouillée, ce qui est le propre de ceux qui travaillent sérieusement. Je l’ai imaginé parcourant les bibliothèques, les musées, les archives, jusqu’à tout savoir de celui dont il a fait un roman.

    Je salue ses travaux, comme je salue l’œuvre, avec une infinie admiration.

    Il a tellement fréquenté les tableaux et les lettres de Vincent Van Gogh qu’il s’en est imprégné au point d’écrire toute une vie, sa vie, comme un roman.

    “Je voudrais faire des portraits qui un siècle plus tard aux gens d’alors apparussent comme des apparitions.”

    Cette citation de Vincent, extraite d’une des lettres lues par Alain, précède l’introduction. Je ne la connaissais pas, j’ai aimé l’idée que le peintre ne souhaitait pas nous offrir de simples tableaux, des portraits un peu figés, mais de vraies rencontres, qui pourraient résister au temps.

    Je suis souvent allée à Auvers sur Oise, et je crois que la ville garde en son sein l’atmosphère qui y régnait au temps des impressionnistes. Visitez, le château, mais, même si c’est un incontournable à ne pas négliger, ne vous en contentez pas. Rendez-vous chez Charles-François Daubigny, et continuez la visite, lieux de mémoire et de découvertes.

    Alain l’a fait…

    Plusieurs fois, je me suis rendu dans cette petite commune longeant les berges de l’Oise où la présence de l’artiste est encore perceptible. Je l’ai rencontré. Il est devenu un ami.
    Cette rencontre s’est transformée en un récit écrit par Vincent lui-même. Tour à tour joyeux, mélancolique, parfois sombre, il conte, au jour le jour, son ultime pérégrination de deux mois dans Auvers. Il nous fait partager ses goûts, ses désirs, sa curiosité, ses rencontres, décrit son activité quotidienne, explique sa peinture, et, surtout, exprime son amour de l’art qui le fait répéter souvent : « Il y a du bon de travailler pour les gens qui ne savent pas ce que c’est qu’un tableau ».

    (Que les blés sont beaux, p.5)

    C’était une belle rencontre, je n’en doute pas.

    Je l’ai suivi à travers les 232 pages du livre qu’Alain lui consacre, en oubliant tout à fait que ce n’était pas Vincent qui écrivait.

    Alain n’existait plus. J’imaginais Vincent, narrant au fil des jours son retour de Provence, sa première journée auprès de Théo. J’entendais leurs rires près du portrait du Facteur Roulin. J’étais sans doute une petite souris cachée pas loin et qui rêvait des amandiers en fleurs qui ouvraient ce premier chapitre.

    C’est vrai… je ne vous l’ai pas dit. Alain commence chaque chapitre par une image, l’un des tableaux du peintre.

     

    Chapitre 1 – Le retour de Provence

     

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         Samedi 17 mai 1890.

     

         J’aspirai l’air parisien. La locomotive à l’arrêt crachait encore quelques nuages de fumée gris bleutés dont l’odeur m’apparaissait délicieuse.

         27 mois… Cela faisait 27 mois que j’étais parti vers la Provence afin de découvrir cette lumière et ces couleurs du sud dont mon ami Toulouse-Lautrec m’avait tant parlées : longs mois de joies, de création intense, mais aussi de souffrances intolérables qui me laissaient épuisé, fragilisé, brisé.

     

                                                                                                                                                            6

     

    C’est un voyage que nous faisons, de tableau en tableau, mais pas seulement. Nous découvrons peu à peu l’homme qui les a peints.

    Alain écrit “Il est devenu un ami”, il devient aussi le nôtre, accessible, humain.

    Nous l’accompagnons à Auvers…

    “Installé dans un bien-être somnolent et confortable, je ne m’étais même pas rendu compte de notre arrivée dans la petite gare d’Auvers-sur-Oise. Précipitamment, je rassemblai mes bagages, descendis du train et me dirigeai vers le bâtiment blanchâtre proche.” (p.16)

    Qui n’a jamais passé du temps assis dans le  wagon d’un train, le nez à la fenêtre, ne pourrait pas comprendre ce moment où l’on se rend compte qu’il est plus que temps de descendre…

    Cette rêverie nous accompagne aussi lorsqu’on s’assoit dans le petit train des impressionnistes au Château d’Auvers. Les paysages défilent, les gares se succèdent, et l’on ne sait plus trop si c’est le train qui bouge ou seulement les images…

    Je ne vais pas tout dévoiler… La magie opère.

    Van Gogh n’est plus seulement le peintre à l’oreille coupée dont l’énigme passionna les chercheurs… il est l’écrivain d’un roman autobiographique à découvrir absolument.

    De tableau en tableau, de page en page, nous suivons son dernier voyage, nous y participons.

    Nous sommes les témoins silencieux de chaque rencontre… comme avec Georges, près de l’église d’Auvers.

    “Qu’est-ce qu’elle vous a fait notre église ?
    Placé de biais sur la route, je n’avais pas vu arriver le jeune homme au sourire canaille planté derrière moi. Il était grand et svelte, habillé d’une chemise à rayures bleues verticales qui étiraient sa silhouette.
    – Pourquoi ? Elle ne vous plaît pas ?
    Le garçon ne répondit pas. Il observait avec attention l’œuvre, penché sur mon épaule. Sa chevelure était aussi blonde que les blés gorgés de soleil aux alentours. Des mèches folles lui balayaient le visage en cachant partiellement ses yeux malicieux qui s’allumaient par instant d’un vert étrange.
    – Pour moi, elle souffre cette église !
    Il se redressa, regarda le monument longuement, se pencha à nouveau vers ma toile pour vérifier ce qu’il ressentait. Il se décida :
    – C’est difficile à expliquer… votre église ne ressemble pas à notre église d’Auvers, calme, sereine. La vôtre dégage comme une douleur… Elle se plaint… On dirait qu’elle veut parler, exprimer quelque chose, sans y parvenir. […]” (p.80-81)

    Et moi, je comprends enfin le “pourquoi” de ma première phrase. Si l’art m’était conté, je voudrais que ce soit Alain qui le raconte, à sa façon à lui, passionnément.

    J’ai entendu déjà des historiens de l’art présenter des tableaux… ils savaient tout, ou presque, de leurs auteurs, de leur style, de ce et ceux qui pouvaient leur être comparés.

    Mais je n’avais jamais vu le peintre leur tenir la main, les guider dans leur analyse jusqu’à les remplacer.

    Van Gogh peint, mais il raconte aussi – comme beaucoup, c’est vrai, mais nous n’avons pas toujours quelqu’un pour nous accompagner dans ces lectures…

    “- Je peins la vie comme je la ressens. Ma méthode : peindre en une seule fois en se donnant tout entier ; exagérer l’essentiel et laisser dans le vague, exprès, le banal. Un tableau doit être autre chose qu’un reflet de la nature dans un miroir, une copie, une imitation. J’ai compris qu’il ne fallait pas dessiner une main, mais un geste, pas une tête parfaitement exacte mais l’expression profonde qui s’en dégage, comme celle d’un bêcheur reniflant le vent quand il se redresse fatigué… » (p.92)

    J’ai trouvé que j’avais beaucoup de chance d’avoir fait cet ultime voyage en sa compagnie.

    Et si les larmes sont venues à la page 229, et que je les ai laissé couler, c’est que comme Alain, alors qu’il déposait le point final sur la dernière page du journal de Vincent, je venais de perdre un ami.

    Merci pour cette lecture offerte à tous, Alain.

    Que les blés sont beaux grâce à vous !

     

     

  • Voir la peinture autrement

     

    Un noir joyeux

     

     

        Esperiidae, mon amie donneuse de voix sur Litterature audio.com, site beaucoup fréquenté par les non-voyants et malvoyants, mais aussi par les curieux de littérature, m’a fait le plaisir d’enregistrer pour la quatrième fois une de mes nouvelles qu'elle sait si bien mettre en valeur.

         Hésitant lorsqu’elle m’a proposé ce projet car je m’imaginais que la vision des tableaux était indispensable à une bonne perception de ceux-ci, je découvre, une nouvelle fois, que la seule force de la voix, sa sensibilité, son timbre, ses modulations et son rythme, permettent une nouvelle approche de la peinture. Les mots parlés donnent vie aux tableaux et confirme la phrase d’un peintre suisse enseignant la peinture à des non-voyants, parlant de « Voir autrement »...

         Ce récit : « Un noir joyeux » conte l’étrange complicité unissant Edouard Manet et Berthe Morisot qui lui servit de modèle durant une quinzaine d’années. 

     

         Pour écouter l’enregistrement audio seul, cliquer sur le magnifique et dernier portrait de Berthe Morisot peint par Edouard Manet Berthe Morisot à l’éventail en 1874, ci-dessous :

     

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    Edouard Manet – Berthe Morisot à l’éventail, 1874, musée des Beaux-Arts, Lille

     

     

       Esperiidae a complété cet enregistrement audio par une belle vidéo, montrant les tableaux du peintre tout en écoutant le récit, qui est parue sur Youtube. Cliquez sur l'image ci-dessous :

      

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         Je vous laisse écouter à nouveau les trois premiers récits audios enregistrés en 2014 en cliquant sur les toiles ci-dessous :

     

    Un aquarium géant : d'après les toiles Les Nymphéas de Claude Monet

     

         Récit qui se veut un hommage à Claude Monet. Je l’imaginais dans son atelier de Giverny, en compagnie de Blanche Hoschedé-Monet, sa belle-fille, à moitié aveugle et craignant une prochaine cécité, souhaitant voir ses « Nymphéas » en place, comme ils seront présentés, après sa mort, dans les grandes salles ovales du musée de l’Orangerie à Paris.

     

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    Claude Monet - Les Nymphéas (détail), musée de l'Orangerie, Paris

     

    Un poète des flots :  d'après le tableau Nuit d'été de Winslow Homer

     

         Vision poétique d'un couple bercé par les flots par une nuit de pleine lune.

        

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    Winslow Homer – Nuit d’été, 1890, Musée d’Orsay, Paris

     

     Un cri : d'après le tableau L'église d'Auvers de Vincent Van Gogh

     

         Vincent transforme cette modeste église de village en un être vivant fait de chair et de sang.

     

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    Vincent Van Gogh – L’église d’Auvers, juin 1890, Musée d’Orsay, Paris

     

     

  • Le bleu attend son heure

     

     une histoire de bleu, Jean-Michel Maulpoix

    Vincent Van Gogh – Nuit étoilée, 1889, Moma Ney York

     

     

    « Épars dans la lumière du jour, le bleu attend son heure. Il fait le guet, il prend son temps. Jamais il ne perdra patience, car il a tout le temps pour soi. Il mûrit sa couleur en d’interminables aurores. »

    Une histoire de bleu, Jean-Michel Maulpoix

     

     

         Mon ressenti : du très haut niveau ! Cette poésie en prose exprime une maitrise des mots et des phrases proches de la perfection.
        La touche divisée… Pour l'amateur de peinture que je suis, la poésie de Jean-Michel Maulpoix est, sans conteste, impressionniste. Tout au long de ma lecture, des toiles de grands peintres du 19e, maîtres d'une nouvelle esthétique, m'apparaissaient : Monet, Renoir, Sisley, Pissarro… ceux qui peignaient sur le motif la lumière changeante, l'instantanéité, la fugacité des choses, les émotions troubles et fragiles, en utilisant des couleurs pures et une touche divisée.
    Certains mots reviennent le plus souvent pour qualifier ce style de peinture : sensation, touche, lumière, paysage, éphémère, amour, couleurs. Nous les retrouvons dans la magnifique poésie picturale de l'auteur.

     

    COULEURS : Le maître-mot est le bleu, langage de ce recueil de poésie. Parfois, une pointe de rouge ou de jaune, pour le contraste, se mêle au bleu :

    « Les femmes aux yeux noirs ont le regard bleu… Le bleu ne fait pas de bruit, c’est une couleur timide, sans arrière-pensée, présage, ni projet, qui ne se jette pas brusquement sur le regard comme le jaune ou le rouge… Ce bleu n’est guère qu’un signe peint, une minuscule araignée d’encre… L’on regarde le bleu dans les rétines du ciel et de la mer… J’ai allumé une cigarette au milieu de la mer, c’est un minuscule point rouge sur le bleu… L'écriture est une effeuilleuse : le bleu de ses yeux coule au petit matin. » 

     

    ÉPHÉMÈRE, FUGACE : L’écriture de l’auteur répond à la nécessité du bref, de l’inconstance, du fugitif. Il suffit de recueillir au passage les mots qui s’assemblent en fragments, bribes, phrases courtes laconiques :

    « Je n’écris pas, je note furieusement… Tu prends la mer sur des cahiers à gros carreaux où tu traces des lettres rondes qui font des tâches… Comme un linge, le ciel trempe, il passe au bleu. Le bleu d’ici s’estompe quand la nuit tombe. »

     

    LUMIÈRE :

    « Il semble qu’au soleil couchant, le ciel qui se craquelle se reprenne un instant à croire à son bleu… Les beaux jours, le large poudroie… L’azur, certains soirs, a des soins de vieil or. »

     

    PAYSAGE :

    « Mais déjà la nuit dépliait ses velours. Des essaims d’abeilles revenaient du large, un peu de bleu collé aux pattes. On voudrait jardiner ce bleu, puis le recueillir avec des gestes lents dans un tablier de toile. »

     

    SENSATION, ATMOSPHÈRE :

    « Une rumeur de lilas dégringole vers la mer quand, sur les balcons de bois peint, le cœur des marins s’éclabousse… L’infini nous colle aux paupières et nous fait un visage enfariné de clown… Nous accompagnerons du bout des doigts le temps qui passe… Dans les yeux de tes semblables, l’infini n’est jamais monotone. »

     

    TOUCHE : les mots claquent parfois par petites touches impressionnistes :

    « Chaque fois que ton cœur craque, tu prends ton dé, ta trousse et tes aiguilles : des mots encore des mots, bouts de bois, cabanes d’enfants, excès, accès de ciel, fièvres d’encre, une convoitise de bleu, sa mélancolie de jupes claires ; tu es l’ouvrier de l’amour. »

     

    AMOUR

    « Le jour venu, l’illusion de l’amour nous fermera les yeux… Celle qui m’aime a les yeux clairs. Elle ne consent à dénouer que ses cheveux, violets, dit-on, comme sont les tresses des muses où les doigts de l’homme restent pris… Elle écarquille son grand œil bleu et te regarde. »

     

        Ce livre est un parcours de vie, celui d’un humaniste. Des flots de plaisir parcourent toutes les phrases. Il faut parfois stopper son regard, et rêver.

     

          « Il te faut écrire comme si tu devais liquider la mer. Les mots sont tout ce qu’il te reste : lance-toi à l’assaut de ce bleu. »

     

         Jean-Michel Maulpoix a reçu le Goncourt de la Poésie en 2022.

     

     

  • VERMEER AU LOUVRE : Juger c'est peser

     

    VERMEER Johannes – Femme à la balance, 1664, National Gallery of Art, Washington

     

     

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        - Attention chef-d’œuvre, dis-je en riant à une jeune femme qui fixe intensément le petit tableau !

         Le nez collé sur la toile, elle se recule un instant, puis me regarde bizarrement, dérangée dans son observation. Je m’installe à côté d’elle et, à mon tour, examine le portrait.

        Je suis devant une de mes toiles préférées de Vermeer : La Femme à la balance qui m’attire irrésistiblement.

     

     

         Le moment est d’importance. Je pénètre à nouveau dans la période picturale la plus intime, la plus mystérieuse de Vermeer, celle qui s’impose à l’esprit lorsque l’on évoque son nom : des tableaux de femmes de petits formats représentées dans des intérieurs bourgeois. Au cours des années 1663 – 1665, Vermeer peindra quatre tableaux semblables de femmes seules, debout, pensives, occupées à une activité quotidienne : La femme au collier de perles, La femme à la balance, La femme à l’aiguière, La femme en bleu lisant une lettre. Seuls les deux premiers figurent dans l’exposition du Louvre.

         - C’est trop beau, me dit la jeune femme… Une Vierge…

         Je souris, compréhensif.

        - Ecoutez ce silence quasi religieux, dis-je. La femme semble transpercée par la lueur sortant d’un vitrail dans l’intérieur sombre d’une église. Vermeer… Cette intimité spirituelle se retrouve souvent dans sa peinture. C’est ce qui le différencie des autres.

         J’observe la petite toile et m’attarde sur les détails.

       L’éclairage de la scène très contrasté créé une atmosphère étrange. Sur la droite, dans la peinture,hollande,vermeer,louvrelumière diffuse filtrant à travers un rideau, le mur vide du fond est faiblement éclairé en diagonale d’un halo de blanc pur. La jeune femme se détache, sorte d’apparition dans la pénombre. Clairsemée, la lumière éclabousse le devant de son habit bordé d’une fourrure blanche éclatante, son visage encadré d’un capuchon blanc, la table, la balance. Sa veste n’est plus jaune comme dans plusieurs toiles du peintre, mais bleue, laissant pointer une mignonne petite bosse orangée claire. Attend-elle un enfant ? Serait-ce Catharina, l’épouse de Vermeer ? Un grand tissu bleu sombre recouvre le bord gauche de la table, créant un puissant contraste avec la blancheur des perles et la vaporeuse fourrure.

     

     

     

      

        Sa main droite soulève entre le pouce et l’index les plateaux de la balance qui sont vides. Curieusement, son petit doigt est tendu parallèlement aux plateaux qui sont en équilibre. Attend-t-elle que la balance se stabilise ? Va-t-elle peser les pièces d’or ou les perles disposées sur l’épaisse table devant elle ?

     

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        J’observe que la tête de la femme est placée juste en dessous du Christ en majesté représenté dans le tableau du Jugement dernier. La lecture devient religieuse : juger c’est peser. Lepeinture,hollande,vermeer,louvre spirituel l’emporterait-il sur le temporel ? Le visage semble transfiguré… Une sainte en extase baissant pudiquement les yeux… Serait-ce la Vierge Marie pesant de l’or comme elle pèserait des âmes… Placée devant l’or et son coffret à bijoux, juge-t-elle la conduite de sa vie et la façon dont elle sera jugée un jour ?

     

     

     

     

     

     

         De Hooch a peint également un tableau intitulé Une peseuse d’or très proche de celui de Vermeer. Les deux hommes se connaissaient bien, ayant été voisins à Delft. Tous deux furent un moment membres de la Guilde des peintres de la ville. Le thème est exactement le même : on ne sait pas qui aurait pu inspirer l’autre… Contrairement à Vermeer, De Hooch ne porte aucun jugement moral sur la scène : la femme est en train de comparer les pièces d’or contre les pièces d’argent qui reposent sur la table. L’activité quotidienne d’une femme hollandaise. Je ne ressens pas dans l’excellente toile de De Hooch la subtilité et l’ambiance si particulière dégagée dans celle de Vermeer.

     

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    Pieter de Hooch – Femme pesant de l’or, 1664, Gemäldegalerie, Berlin

     

     

        La femme de Vermeer rayonne sur le mur tristounet. Sur le visage des visiteurs, je discerne une expression d’enchantement. Ils ont tous succombé au charme de cette créature venue d’ailleurs.

        La jeune femme avec laquelle j’avais parlé en arrivant semble perturbée. Elle m’interroge :

       - Je pense que, comme moi, vous avez vu la délicieuse Jeune fille au collier de perles exposée plus loin… Pensez-vous qu’elles auraient pu être exposées côte à côte, en pendant, par le passé ?

         Je fis une moue d’ignorance.

        - Elles ont été peintes à la même période, vers 1665. Peut-être ont-elles séjourné ensemble encore fraîchement peintes dans l’atelier du maître ? A moins qu’elles ne se soient côtoyées à la vente aux enchères de la collection Jacob Dissius qui eut lieu à Amsterdam en mai 1696 ? Imaginez que ce fils d’un imprimeur de Delft, vingt ans à peine après la mort de Vermeer, possédait rien moins que 21 toiles, presque la moitié de la production totale du maître ! Dans l’inventaire de la vente, la toile était décrite ainsi : « Une demoiselle qui pèse de l’or, extraordinairement artistique et peinte avec vigueur ».

         Je rajoutai pour montrer ma science :

         - Dire que cette Femme à la balance aurait pu devenir le troisième "Vermeer" possédé par La France ! Elle appartint quelques années à un ancien Président de la République Française : Casimir Périer, président éphémère durant six mois en 1894. Quelle malchance, elle terminera son parcours aux Etats-Unis…

       Ma voisine, satisfaite de ma réponse, se décida difficilement à quitter la Vierge ensorceleuse. « Peut-être à bientôt dans l’exposition, me dit-elle en partant ».

         La lumière de Vermeer continuait d’irradier, enveloppant la femme d’un halo lumineux : pureté… harmonie… calme… sérénité …

     

     

  • Deux petits tableaux

     

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         Un deuxième recueil de nouvelles DEUX PETITS TABLEAUX vient de rejoindre CONTER LA PEINTURE publié en 2020, et le roman QUE LES BLÉS SONT BEAUX en 2018.

         Qui n’a jamais rêvé de se laisser enfermer dans un musée pour retrouver cette sensation que provoque la vision d’une œuvre d’exception ?

         Et si, le temps d’une promenade avec eux, les grands peintres de l’histoire de l’art existaient à nouveau, un court instant, rien que pour vous…

     

     

         Je vous embarque pour onze promenades dans les couleurs chatoyantes de mon musée virtuel. Sorte de prologue, le premier récit du recueil « Balade au Louvre » est une histoire que j’ai entièrement vécue il y a quelques années. Je la rapporte exactement comme elle s’est passée : « Pouvais-je savoir, ce jour-là, qu’une visite au Louvre par un sombre après-midi de novembre allait devenir un des moments importants de ma vie d’amateur d’art ? Deux lumineux petits tableaux de Johannes Vermeer avaient bouleversé ma vision de la peinture. « La Dentellière » méditait sur son ouvrage et je ne voyais qu’elle et ses doigts si fins. Je flottais dans un monde où tout était facile, simple, à son image… »

     

         Je donne, ci-dessous, de courts extraits de quelques autres de mes promenades :

     

         Renoir et ses « Danses » emportent Rose dans leur délire :

    peinture, nouvelles, oeuvres, Renoir« Sa capeline rouge accrochée à son cou par un ruban réchauffait ses joues. Elle nous la lança au passage, puis se colla contre le costume bleu foncé de son cavalier. Dénoué, le ruban qui retenait ses cheveux en arrière libéra sa chevelure qui s’enroula, tournoyante, autour de sa tête. L’homme et Rose allaient de plus en plus vite, le corps bien droit, lovés l’un contre l’autre, ne formant plus qu’un. Les pieds soudés tourbillonnaient leur donnant l’apparence d’une toupie humaine incontrôlable. »

     

         Berthe Morisot est si belle sous le pinceau d’Édouard Manet :

    peinture,nouvelles,oeuvres,morisot,manet« En homme du monde, il avait retiré son haut-de-forme pour me saluer, puis posé nonchalamment sa canne au pommeau en ivoire sur le dossier de ma chaise. Barbe blonde, habillé élégamment, regard vif, le sourire séducteur de cet homme à femmes avait rencontré le mien. »

     

     

     

     

         Un petit chien semble ne pas s’apprécier sur le panneau de Jan van Eyck :

    peinture,nouvelles,oeuvres,van eyck« Je ne supporte plus ce quadrupède placé par Jan aux pieds des époux sur le panneau, tout petit, la queue en l’air, le poil long. Son regard amorphe surveille tous mes mouvements. »

     

     

     

     

        Le bal du Moulin de la Galette à Montmartre est parcouru par un frisson de fête :

    peinture,nouvelles,oeuvres,renoir« Regardez votre robe, Estelle, elle vibre : le tissu rayé de bleu clair et de rose mêlés est traversé d’ondes lumineuses. Votre visage me fait penser à ces larges corolles de fleurs ouvertes dans les champs l’été. »

     

     

     

     

         Devant la montagne Saint-Victoire, un étrange Paul Cézanne s’est installé :

    peinture,nouvelles,oeuvres,vermeer,cézanne« L’homme caresse la toile avec sa brosse, effleure délicieusement le massif et ses formes féminines toutes en rondeur. Une lumière uniforme semble absorber la couleur du ciel, des roches et des végétaux, afin de mieux rayonner. »

     

     

     

         Enfermé, Toulouse-Lautrec dessine son cirque :

    peinture,nouvelles,oeuvres,vermeer,cézanne,renoir,morisot,manet,toulouse-lautrec,chardin,van eyck,delacroix« Il sourit, lâcha la main de Misia, puis se mit à vociférer contre ceux qui l’avaient enfermé :

    — J’me vengerai. J’leur arracherai les côtelettes. C’est sûr…

    Il fit quelques pas sur ses jambes torses en claudiquant.

    — Quand ils verront mes dessins, sûr, ils me laisseront sortir. »

     

     

     

     

         Cette visite virtuelle en ma compagnie, je vous l’offre dans DEUX PETITS TABLEAUX.

     

         Ce nouveau recueil est le frère jumeau du précédent CONTER LA PEINTURE. Leur présentation en mots et en images étant semblable, j’ai pensé qu’ils aimeraient se retrouver ensemble dans une collection, sous l’appellation « Si les œuvres parlaient ». Ils peuvent être lus dans n’importe quel ordre.

     

         Comme pour mes précédents livres, je rappelle que les bénéfices sont destinés à être reversés à l’association RÊVES aidant les enfants gravement malades. Les lecteurs auront ainsi la possibilité d’apporter un peu de joie à un enfant.

     

         Le livre est disponible sous forme de livre broché et ebook. Il suffit de cliquer sur l’image de la couverture.

     

         Belle lecture.

     

    « Les grandes œuvres d’art ne sont grandes que parce qu’elles sont accessibles et compréhensibles à tous. » - Qu’est-ce que l’art ? Léon Tolstoï

     

     

  • Munch

     

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    Édouard Munch – Vampire, 1895, musée Munch, Oslo

     

         « Dans mon art, j’ai cherché à m’expliquer la vie et son sens – j’ai aussi eu l’intention d’aider les autres à comprendre leur propre vie. »

     

         « Le Cri », tableau d’Édouard Munch peint en 1893, a fait le tour du monde. Pourtant, peu de personnes connaissent ce peintre, en dehors des passionnés ou spécialistes de peinture symboliste et expressionniste. Le superbe catalogue de Claire Bernardi publié pour l’exposition actuelle du musée d’Orsay m’a été offert.

         J’ai voulu en savoir plus.

     

         L’imaginaire du peintre est vaste. Ce qu’il veut exprimer dans ses toiles, plus munch, métabolismeparticulièrement dans un tableau nommé « Métabolisme » faisant écho au motif biblique d’Adam et Eve, est une continuité vitale entre humains et nature qui prend corps dans la relation amoureuse entre un homme et une femme. Ce thème de l’amour est développé dans sa naissance, son développement et sa fin, envisagé de manière cyclique. Selon Munch, la nature serait un corps traversé par des humeurs et des énergies, forces d’animation universelles, image de la vie dans un perpétuel recommencement.

     

     

     

     

    Édouard Munch – Métabolisme, 1898, musée Munch, Oslo

     

         La première exposition de Munch à Berlin en 1892 provoque un tollé devant une peinture totalement incomprise. Il devient le pionnier de l’expressionnisme dans la peinture moderne, s’inscrivant dans la lignée de ces artistes qui inventent une nouvelle esthétique faite de couleurs vives, de lumière, marquant l’évolution de l’art du début du 20e siècle.

     

    « La Frise de la vie » comme il la nomme est son grand projet artistique. Une continuité entre les œuvres est le fondement de sa conception cyclique de l’art. « La frise doit être considérée comme une suite de peintures décoratives qui, prises ensemble, entendent donner une impression de vie. ». Les différents âges de la vie sont exprimés à travers les émotions liant les compositions comme la longue chevelure féminine de la couverture du catalogue évoquant les liens de l’homme à la nature. « Ses cheveux s’étaient enroulés autour de moi comme des serpents rouge sang. »

    Nous retrouvons dans « La frise de la vie » les toiles les plus importantes de l’œuvre : le Cri, la puberté, le baiser, anxiété, désespoir, vampire, mélancolie, jalousie, séparation.

     

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    Édouard Munch – Le Cri, 1893, musée nationale de Norvège, Oslo

    « Le Cri »

    Dans un carnet de notes, Munch écrit plusieurs textes expliquant la création de ce célèbre tableau qui prit forme à la vue d’un paysage qui l’entourait : « … Le soleil était en train de se coucher - le ciel est soudain devenu rouge sang - j’ai éprouvé comme une bouffée de mélancolie… j’ai regardé les nuages qui flamboyaient comme sang et épée – j’étais là, tremblant d’épouvante - et j’ai ressenti comme un grand cri infini à travers la nature. »

    Ce visage épouvanté, déformé et asexué serait un cri existentiel face au caractère transitoire de la vie, face à l’amour, face au monde et à sa complexité.

     

    En parallèle avec la peinture, tout au long de sa vie, Munch poursuit une activité littéraire : journal, correspondances, essais, poésie en prose. Les thèmes essentiels de sa peinture tirés de sa propre existence, se retrouvent dans ses écrits : maladie, amour, famille, peur, mort.

     

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    Édouard Munch – Madone, 1894, musée nationale de Norvège, Oslo

     

    Le magnifique tableau « Madone », sacre de la beauté féminine, femme source de vie, me paraît correspondre parfaitement au texte de l’artiste écrit ci-dessous :

    « Le clair de lune glisse sur ton visage

    Empli de toute la beauté – et la douleur – du monde

    Tes lèvres sont tels deux serpents rubis

    Et pleines de sang comme le fruit cramoisi

    Elles s’écartent comme sous l’effet de la douleur

    Le sourire d’un cadavre. »

     

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    Édouard Munch – Le soleil, 1911, Université d'Oslo

     

    Dans les années 1910, « Le Soleil » occupe la place centrale du mur du fond d’un travail décoratif monumental dans la salle de réception de l’université royale Frederik à Kristiana. Cette peinture symboliste donne une vision de la puissance régénératrice de la lumière.

     

    Munch m’a subjugué par son talent, même s’il a parfois un côté désespérant qui peut ne pas plaire.

    Il peint des personnes vivantes qui respirent, s’émeuvent, souffrent, aiment et meurt. Au-delà de la forme stylisée, ses œuvres explorent les sentiments intérieurs et les expériences de la vie. J’ai repensé à Vincent Van Gogh : « J’ai compris qu’il ne fallait pas dessiner une main, mais un geste, pas une tête parfaitement exacte, mais l’expression profonde qui s’en dégage, comme celle d’un bêcheur reniflant le vent quand il se redresse, fatigué. »

     

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    Édouard Munch – Cupid et Psyché, 1907, musée Munch, Oslo

     

     

  • Van Gogh écrivain : Arles - 8. Septembre 1888

     

    CORRESPONDANCE - EXTRAITS CHOISIS

     

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    Vincent Van Gogh – Saules au coucher de soleil, automne 1888, Kröller-Müller Museum, Amsterdam

     

              L’influence du mistral fut certaine sur Vincent Van Gogh. Sa violence se décupla quand il se vit aux prises avec le fougueux vent de Provence. Pas de temps à perdre, peindre vite, en touches brutales, heurtées, mais sûres ; impossibilité de « peloter » le motif, comme disent tous les peintres, à la manière de Renoir. Pas de caresses ; des coups de brosse sautant sur les courtes accalmies. Et défendre encore son chevalet, sa toile, tout cela qui gémit et menace à toute seconde de s'abattre sous les cinglantes lanières de la tempête ! Il écrit à son frère Théo : « Je t'ai déjà dit que j'ai toujours à lutter contre le mistral, qui empêche absolument d'être le maître de sa touche. De là le « hagard » des études. »

                                                                     Gustave Coquiot

     

          L’été se termine à Arles. Vincent Van Gogh peint, peint passionnément. Il y a tant à peindre : les arlésiennes, des paysages empourprés, les tournesols… Son style est maintenant bien en place. Il est au sommet de son art. « Je marche comme une locomotive à peindre ».

          Vincent semble anxieux quand à la venue de son ami peintre Paul Gauguin qui hésite à entreprendre le voyage : « je suis bien chagrin d’être retenu à Pont Aven ; chaque jour la dette augmente et rend mon voyage de plus en plus improbable. » Pourtant, Vincent est en plein préparatif d’aménagement et de décoration de « la maison jaune » de la place Lamartine. Il veut que son ami la trouve agréable.

          Ce mois de septembre allait être pour Vincent d’une richesse exceptionnelle en peintures de nuit qui le préoccupent depuis son arrivée à Arles. La douceur du climat incite enfin l’artiste à la rêverie et au travail nocturne.

     

    Lettre à sa sœur Willemien – vers le 14 septembre 1888

     

    Je viens de terminer une toile qui représente un intérieur de café la nuit éclairé par des lampes. Quelques pauvres rôdeurs de nuit dorment dans un coin. La salle est peinte en rouge et là-dedans, sous le gaz, le billard vert qui projette une immense ombre sur le plancher. Dans cette toile il y a 6 ou 7 rouges différents, depuis le rouge sang jusqu’au rose tendre, faisant opposition à autant de verts pâles ou foncés.

              

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    Vincent Van Gogh – Le café de nuit de la Place Lamartine à Arles, sept. 1888, Yale University Art Gallery, New Haven

     

    […]

    Lorsque tu y feras attention tu verras que certaines étoiles sont citronnées, d’autres ont des feux roses, verts, bleus myosotis. Et sans insister davantage il est évident que pour peindre un ciel étoilé il ne suffise point du tout de mettre des points blancs sur du noir bleu.

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    Vincent Van Gogh –  La maison jaune, sept. 1888, Van Gogh Museum, Amsterdam

    Ma maison ici est peinte en dehors en jaune beurre frais à volets verts cru, et elle est en plein soleil sur la place où il y a un jardin vert, de platanes, de lauriers roses, d’acacias. En dedans elle est toute blanchie à la chaux et le sol est en briques rouges. Et le ciel bleu intense dessus. Là-dedans je peux vivre et respirer, moi, et réfléchir et peindre. Et il me semble que j’irais plus loin dans le Sud plutôt que de remonter vers le nord puisque j’ai trop grand besoin de la forte chaleur pour que mon sang circule normalement. Ici je me porte bien mieux qu’à Paris.

    […]

    J’ai été interrompu justement par le travail que m’a donné de ces jours ci un nouveau tableau représentant l’extérieur d’un café le soir. Sur la terrasse il y a de petites figurines de buveurs. Une immense lanterne jaune éclaire la terrasse, la devanture, le trottoir, et projette même une lumière sur les pavés de la rue qui prennent une teinte de violet rose. Les pignons des maisons, d’une rue qui file sous le ciel bleu constellé d’étoiles, sont bleus foncés ou violets avec un arbre vert. Voila un tableau de nuit sans noir, rien qu’avec du beau bleu et du violet peinture,van gogh,arleset du vert, et dans cet entourage la place illuminée se colore de souffre pâle, de citron vert. Cela m’amuse énormément de peindre la nuit sur place. Autrefois on dessinait et peignait le tableau le jour d’après le dessin. Mais moi je m’en trouve bien de peindre la chose immédiatement.

    Il est bien vrai que dans l’obscurité je peux prendre un bleu pour un vert, un lilas bleu pour un lilas rose, puisqu’on ne distingue pas bien la qualité du ton. Mais c’est le seul moyen de sortir de la nuit noire conventionnelle avec une pauvre lumière blafarde et blanchâtre, alors que pourtant une simple bougie déjà nous donne les jaunes, les orangés les plus riches. Tu ne m’as jamais dit si tu avais lu Bel-Ami de Guy de Maupassant, et ce que tu penses maintenant en général de son talent. Je dis cela parce que le commencement de Bel-Ami est justement la description d’une nuit étoilée à Paris avec les cafés illuminés du Boulevard, et c’est à peu près ce même sujet que je viens de peindre maintenant.

     

    Vincent Van Gogh –  Le café terrasse sur la place du forum, Arles, la nuit, sept. 1888, Kröller-Müller Museum, Otterlo

      […]

    Ma chère soeur je crois qu’actuellement il faut peindre les aspects riches et magnifiques de la nature. Nous avons besoin de gaîté et de bonheur, d’espérance et d’amour.

    Plus je me fais laid, vieux, méchant, malade, pauvre, plus je veux me venger en faisant de la couleur brillante, bien arrangée, resplendissante.

               

     Lettre à Théo – vers le 30 septembre 1888

     

    J’ai écrit à Gauguin en réponse à sa lettre, que s’il m’était permis à moi aussi d’agrandirpeinture,van gogh,arles ma personnalité dans un portrait, j’avais en tant que cherchant à rendre dans mon portrait non seulement moi mais en général un impressionniste, j’avais conçu ce portrait comme celui d’un bonze, simple adorateur du Bouddha éternel.

    [...]

    C’est tout cendré contre du véronèse pâle (pas de jaune). Le vêtement est ce veston brun bordé de bleu, mais dont j’ai exagéré le brun jusqu’au pourpre et la largeur des bordures bleues.

    La tête est modelée en pleine pâte claire contre le fond clair sans ombres presque. Seulement j’ai obliqué un peu les yeux à la japonaise.

            

       Vincent Van Gogh – Autoportrait (dédicacé à Gauguin), sept. 1888, Fogg Art Museum, Cambridge

     

     Lettre à Théo – vers le 30 septembre 1888

     

          La représentation « d’effets de nuit » préoccupe Vincent. Les nuits étoilées de ce mois de septembre sont favorables à son projet : « Souvent il me semble que la nuit est encore plus richement colorée que le jour ».

     

    Ci inclus petit croquis d’une toile de 30 carrée, enfin le ciel étoilé peint la nuit même sous un bec de gaz. Le ciel est bleu vert, l’eau est bleue de roi, les terrains sont mauves. La ville est bleue et violette, le gaz est jaune et ses reflets sont or roux et descendent jusqu’au bronze vert. Sur le champ bleu vert du ciel, la Grande Ourse a un scintillement vert et rose, dont la pâleur discrète contraste avec l’or brutal du gaz.

    Deux figurines colorées d’amoureux à l’avant plan.

     

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    Vincent Van Gogh – La nuit étoilée sur le Rhône, sept. 1888, Musée d’Orsay, Paris

     

     

     

  • La nuit, puis le jour - Odilon REDON (1840-1916)

     

     

    Mes expositions « coups de cœur » de l’été 2011

     

     

          C’est l’histoire d’une surprise, puis d’un émerveillement, le mien…

     

          L’exposition Odilon Redon se tient dans l'imposant Grand Palais proche des Champs-Elysées et ferme ses portes le 20 juin prochain. J’étais venu insouciant en cet après-midi de début juin, sans idées préconçues, dans un esprit de découverte d’un peintre moderne que l’on disait symboliste.

          Je savais que cet artiste avait vécu l’aventure impressionniste puisqu’il avait participé à la dernière exposition du groupe en 1886. Etrangement, je ne connaissais que son nom et ignorais son œuvre. On le disait discret, renfermé, singulier dans son travail…

          Je gardais précieusement dans ma bibliothèque un vieux bouquin « Peints à leur tour », daté de 1948, écrit par Thadée Natanson, important critique d’art, fondateur et rédacteur en chef de la Revue Blanche à la fin du 19e. Il avait bien connu Odilon Redon. Avant de venir, j’avais relevé quelques phrases concernant ce peintre :

          « Pour donner de formes sensibles, mais aussi de cheminements abstraits, une expression toujours purement plastique, […] personne n’aura trouvé de moyens plus simples, mais plus efficaces et plus originaux. »

          « Dans le royaume lointain du lithographe, […] les noirs d’Odilon Redon, qui sont parmi les plus noirs qui aient été tirés, réalisent sur le papier les ténèbres. Monsieur Degas, connaisseur difficile, disait son admiration de ces noirs. »

          « Les créations de Redon ne ressemblent qu’à elles-mêmes. Tantôt grâce à une sagacité de l’inachevé, tantôt par un très personnel accent de tristesse. »

          Thadée Natanson avait surnommé Odilon Redon le « prince du rêve ». Ses phrases m’avaient intrigué.

     

     

          En entrant dans la première salle, silencieuse, je ne vois que des petites œuvres accrochées l’une après l’autre dans la pénombre. Il est indiqué que les dessins et pastels supportent mal la lumière.

          Dessins au fusain, eaux-fortes, gravures. Noir… Je lis sur un mur que l’essentiel de l’œuvre du peintre, jusque vers sa cinquantième année, reste de façon presque exclusive dans le noir.  

          « Le noir est en somme la couleur la plus essentielle, n’est-ce pas ? disait Redon à Emile Bernard. »

          La plupart des gravures de Redon qu’il avait publiées dans une douzaine de recueils lithographiques, sont exposées : Dans le rêve, A Edgar Poe, Les origines, Hommage à Goya, La tentation de Saint Antoine, A Gustave Flaubert, Les fleurs du mal, Les songes

          Je prends le temps d’examiner chaque gravure. Une grande liberté anime le travail de cet artiste original. Tous les sujets ont retenu l’attention du dessinateur : visages, corps, chevaux, arbres, fleurs, paysages. L’univers de Redon, exprimé sur un mode intimiste à la façon d’un Gustave Moreau, est sombre, fantastique, énigmatique :

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    Un œil sous la forme d’un  ballon se dirige vers l’infini

     

     

     

     

     

     

     

    Odilon Redon – Grand ballon captif, 1878, BNF, Paris

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    Une tête sans corps repose sur un plateau

     

     

     

     

     

    Odilon Redon – Tête de martyr posée sur une coupe, 1877, Kröller-Müller Museum, Otterlo

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    Une fleur sort des marécages, face d'enfant aux traits pensifs

     

     

     

     

     

     

    Odilon Redon – Tête sur une tige, 1885, The Art Institute of Chicago

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    Un homme cactus s’hérisse de piquant

     

     

     

     

     

     

    Odilon Redon – L’homme cactus, 1882, The Ian Woodner Family Collection, New York

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    Un œuf, enfoncé jusqu’au yeux dans son coquetier, semble épouvanté

     

     

     

     

     

     

    Odilon Redon – L’œuf, 1885, Musée National, Belgrade

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    Une étrange araignée à tête humaine nous sourit

     

     

     

     

     

     

     Odilon Redon – L’araignée qui sourit, 1881, Musée du Louvre, Paris

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    Un homme ailé marche à tâtons dans une ambiance bleutée. 

     

     

     

     

     Odilon Redon – L’homme ailé, 1880, Musée des Beaux-Arts, Bordeaux

     

          Un petit tableau est accroché seul au milieu de la salle. Une vision en bleu et or surprend dans le noir environnant. L'image rappelle les peintres primitifs, tout en étant d’une grande modernité.

     

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    Odilon Redon – La cellule d’or, 1892, The British Museum, Londres

     

          La première partie de l’exposition se termine. Résonance intime de l’âme de Redon… Emerveillement et angoisse de la petite enfance… Les yeux d’enfants de Redon exploraient-ils ses origines ?

          « L’art est une fleur qui s’épanouit librement, hors de toute règle ; il dérange singulièrement, ce me semble, l’analyse au microscope de savants esthéticiens qui l’expliquent. »

     

          La couleur jaillit… Le jour succède soudainement à la nuit…

          Un sentiment d’espace métaphysique, de légèreté, de joie simple, transfigure les toiles qui m’entourent. Les murs présentent une symphonie musicale dont les couleurs chatoyantes sont les notes.

          Odilon Redon a 50 ans en 1890. Jusqu’à son décès en 1916, le peintre va travailler sur la couleur, avec une préférence pour la technique du pastel, qu’il épouse définitivement. Son art est ravivé. Il écrit à Emile Bernard en 1895 : « Je délaisse de plus en plus le noir. Entre nous, il m’épuisa beaucoup, il prend, je crois, sa source aux endroits profonds de notre organisme. »

          Les yeux clos, daté de 1890 par l’artiste lui-même, est l’œuvre qui semble faire la transition du noir vers la couleur. La figure surgit dans l’aube grise comme émergeant de l’eau, sorte d’image christique de la résurrection. 

     

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    Odilon Redon – Les yeux clos, 1890, Musée d’Orsay, Paris

     

          Venant à la suite des premières salles sombres, cette lumière éclatante m’éblouit… Je repense à ces levers de soleil qui trouent la nuit à l’aurore et envahissent d’un coup le ciel de lueurs flamboyantes.

          Des motifs divers m’apparaissent :

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    Des portraits d’Arï, le fils du peintre, né tardivement après la perte d’un premier enfant

     

     

     

     

     

     

    Odilon Redon – Arï Redon au col marin, 1897, Musée d’Orsay, Paris

     

     

          peinture,odilon redonSon épouse : le passage du temps...peinture,odilon redon

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Odilon Redon – Portrait de madame Redon, 1911, Musée d’Orsay, Paris

    Odilon Redon – Madame Redon brodant, 1880, Musée d’Orsay, Paris

     

     

           Des femmes

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    Odilon Redon – Portrait de Marie Botkin, 1900, Musée d’Orsay, Paris

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     Odilon Redon – Portrait de la baronne Robert de Domecy, 1900, Musée d’Orsay, Paris

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    Odilon Redon – Portrait de jeune femme au bonnet bleu, 1898, Musée d’Orsay, Paris

     

     

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     Une Jeanne d'Arc nimbée de rouge apparaît

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • VAN GOGH écrivain : Arles - 3. Mai 1888

     

    CORRESPONDANCE - EXTRAITS CHOISIS

     

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    Vincent Van Gogh – La maison jaune, 1888, dessin aquarellé, Van Gogh Museum, Amsterdam

     

          Vincent habite dorénavant dans une petite maison louée place Lamartine à Arles. Il occupe la partie de la maison avec les volets verts. Sur la gauche, apparaît le restaurant où il prend habituellement ses repas.

          Il souhaite ardemment que ses amis peintres le rejoignent pour travailler dans une même communauté d’esprit.

     

     

     Lettre à Théo – vers le 1er mai 1888

     

    Cher Théo. Tu trouveras un croquis hâtif sur papier jaune, une pelouse dans le square qui se trouve à l’entpeinture,van gogh,arlesrée de la ville, et, au fond, une bâtisse à peu près comme ceci.

     Eh bien, j’ai aujourd’hui loué l’aile droite de cette construction, qui contient quatre pièces, ou plutôt deux avec deux cabinets.

    C’est peint en jaune dehors, blanchi à la chaux à l’intérieur, en plein soleil. Je l’ai loué à raison de 15 francs par mois.

    Maintenant mon désir serait de meubler une pièce, celle du premier étage, pour pouvoir y coucher.

    Cela restera l’atelier, le magasin pour tout le temps de la campagne ici dans le midi, et alors j’ai mon indépendance des chicanes des hôtelleries, qui sont ruineuses et m’attristent. […] J’espère être bien tombé cette fois-ci, tu comprends, jaune en dehors, blanc en dedans, en plein soleil, je verrai enfin mes toiles dans un intérieur bien clair.

    […] Je pourrai à la rigueur rester à deux dans le nouvel atelier, et je le voudrais bien. Peut-être Gauguin viendra-t-il dans le midi.

    […] L’atelier est trop en vue pour que je puisse croire que cela puisse tenter aucune bonne femme et une crise juponnière pourrait difficilement aboutir à un collage.

      

    Lettre à Théo – Vers le 4 mai 1888

     

    Je crois qu’il y aurait quelque chose à faire ici pour le portrait. Si les gens sont d’une ignorance crasse en tant que quant à la peinture en général, ils sont bien plus artistes que dans le Nord pour leur propre figure et leur propre vie. J’ai vu ici des figures certes aussi belles que des Goya et des Vélasquez. Elles savent vous ficher une note rose dans un costume noir, ou bien confectionner un habillement blanc, jaune, rose, ou encore vert et rose, ou encore bleu et  jaune, où il n’y a rien à changer au point de vue artistique. Seurat trouverait ici des figures d’hommes très pittoresques, malgré leurs costumes modernes.

    […]

    J’étais sûrement sur le droit chemin d’attraper une paralysie quand j’ai quitté Paris. Ça m’a joliment pris après ! Quand j’ai cessé de boire, quand j’ai cessé de tant fumer, quand j’ai recommencé à réfléchir au lieu de chercher à ne pas penser, mon Dieu quelles mélancolies et quel abattement ! Le travail dans cette magnifique nature m’a soutenu au moral, mais encore là au bout de certains efforts les forces me manquaient.

    […]

    Pourtant si nous voulons vivre et travailler, il faut être très prudent et nous soigner. De l’eau froide, de l’air, nourriture simple et bonne, être bien vêtu, être bien couché, et ne pas avoir des embêtements. Et pas se laisser aller aux femmes, et à la vraie vie, dans la mesure qu’on serait porté à désirer. 

     

     Lettre à Théo – vers le 5 mai 1888

     

    Les arlésiennes dont on parle tant n’est ce pas, sais tu ce qu’en somme j’en trouve ?

    Certes elles sont réellement charmantes, mais ce n’est plus ce que ça doit avoir été. Et voilà, c’est plus souvent du Mignard que du Mantegna, parce qu’elles sont en décadence. N’empêche que c’est beau, bien beau, et ici je ne parle que du type dans le caractère romain – un peu embêtant et banal. Que d’exceptions!

    Il y a des femmes comme des Fragonard, et comme Renoir. Et ce que l’on ne peut pas caser dans ce qui a déjà été fait en peinture ?

     Le meilleur que l’on pourrait faire, cela serait à tous les points de vue de faire des portraits de femmes et d’enfants. Seulement il me semble que ce ne sera pas moi qui ferai cela, je ne me sens pas un monsieur assez « Bel ami » pour cela. […]  

    Mais serais rudement content […] si en peinture il nous venait un homme à la Guy de Maupassant pour peindre gaiement les belles gens et choses d’ici. Pour moi, je travaillerai, et par-ci, par-là, il y aura de mon travail qui restera, mais ce que Claude Monet est dans le paysage, cela dans la figure peinte, qui est-ce qui fera cela ? Pourtant tu dois sentir comme moi que cela est dans l’air.

    Mais le peintre de l’avenir c’est un coloriste comme il n’y en a pas encore eu *. Manet l’a préparé, mais tu sais bien que les impressionnistes ont déjà fait de la couleur plus forte que celle de Manet.

    Ce peintre de l’avenir, je ne puis me le figurer vivant dans de petits restaurants, travaillant avec plusieurs fausses dents, et allant dans des bordels de zouaves comme moi.

    Mais il me semble être dans le juste, lorsque je sens que cela viendra dans une génération plus loin, et que pour nous, il faut faire ce que nos moyens nous permettent dans cette direction, sans douter et sans broncher. 

     

          * Vincent ne se doutait pas, à ce moment, que ce peintre de l’avenir «  un coloriste comme il n’y en pas encore eu » ce serait lui…

      

    Lettre à Théo – vers le 12 mai 1888

     

    J’ai deux nouvelles études : tu as un dessin déjà, d’une ferme au bord de la grande route dans les blés.

    Une prairie pleine de boutons d’or très jaune, un fossé avec des plantes d’iris aux feuilles vertes à fleurs violettes, dans le fond la ville, quelque saule gris, une bande de ciel bleu. »

     

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    Vincent Van Gogh – Arles, croquis d’une ferme dans un champ de blé, 1888

     

     Lettre à Théo – vers le 20 mai 1888

     

     Et voilà, si nous croyons à l’art nouveau, aux artistes de l’avenir, notre pressentiment ne nous trompe pas.

     Lorsque le bon père Corot * disait quelques jours avant sa mort : « J’ai vu cette nuit en songe des paysages avec des ciels tout roses », eh bien ne sont-ils pas venus ces ciels roses, et jaunes et verts par-dessus le marché, dans le paysage impressionniste ? Ceci pour dire qu’il y a des choses que l’on sent dans l’avenir et qui arrivent réellement.

      […] Cette « Espérance » * de Puvis de Chavannes est une telle réalité. Il y a dans l’avenir un art, et il doit être beau, et si jeune, que vrai si actuellement nous y laissons notre jeunesse à nous, nous ne pouvons qu’y gagner en sérénité.

     

            * Jean-Baptiste Corot, mort en 1875, peintre précurseur de l’impressionnisme, était très apprécié des peintres avant-gardistes.

           * Tableau d’une jeune fille assise sur un tertre, tenant un brin d’olivier. L’aube se lève au loin. La jeune fille symbolise une ère nouvelle pleine de promesse.

     

     Lettre à Emile Bernard – vers le 22 mai 1888

      

           Le peintre Emile Bernard était de 15 annnées plus jeune que Vincent. Très amis, ils s’étaient connus à Paris pendant l’hiver 1886. Vincent lui écrivait sur un ton familier, en utilisant souvent des expressions humoristiques et, parfois, de corps de garde, courantes entre vieux copains.

     

      Je viens de lire un livre – pas beau et pas bien écrit d’ailleurs – sur les « Iles Marquises », mais bien navrant lorsqu’il raconte l’extermination de toute une tribu d’indigènes – anthropophages dans ce sens que, disons une fois par mois, on mangeait un individu - qu’est ce que ça fait !

     Les blancs, très chrétiens, etc., pour mettre fin à cette barbarie (?) réellement peu féroce… n’ont pas trouvé mieux que d’exterminer et la tribu des indigènes anthropophages et la tribu avec laquelle la première guerroyait (pour se procurer ainsi, de part et d’autre, les prisonniers de guerre mangeables nécessaires).

     Ensuite, on a annexé les deux îles, qui sont devenus d’un lugubre !!! Ces races tatouées, ces nègres, ces indiens, tout, tout, tout disparaît ou se vicie.

     Et l’affreux blanc avec sa bouteille d’alcool, son porte-monnaie et sa vérole, quand donc l’aura-t-on assez vu ? L’affreux blanc avec son hypocrisie, son avarice et sa stérilité.

     Et ces sauvages étaient si doux et si amoureux ! 

     […]

     Les femmes de notre boulevard, d’habitude couchent seules la nuit, car elles tirent cinq ou six coups dans la journée ou le soir et très tard. C’est cet honorable carnivore, leur maquereau, qui vient les chercher et les reconduire, oui, mais il ne couche pas avec (que rarement). La femme, éreintée et défaite, se couche seule d’habitude et dort d’un sommeil de plomb. Mais avec deux ou trois lignes de refaites, cela y sera. 

     Qu’est ce que tu as peint maintenant ? J’ai fait, moi, une nature morte avec, une cafetière en fer émaillé bleu, une tasse et soucoupe bleu de roi, un pot au lait carrelé cobalt pâle et blanc, une tasse avec dessins orangés et bleus sur fond blanc, un pot en majolique bleu avec fleurs et feuillages verts, bruns, roses. Tout cela sur une nappe bleue sur un fond jaune. Avec ces poteries 2 oranges et trois citrons. C’est donc une variation de bleus, égayée par une série de jaunes qui vont jusqu’à l’orangé. 

     

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    Vincent Van Gogh – Arles, croquis nature morte avec pot de café, 1888