CORRESPONDANCE - EXTRAITS CHOISIS
Vincent Van Gogh – La maison jaune, 1888, dessin aquarellé, Van Gogh Museum, Amsterdam
Vincent habite dorénavant dans une petite maison louée place Lamartine à Arles. Il occupe la partie de la maison avec les volets verts. Sur la gauche, apparaît le restaurant où il prend habituellement ses repas.
Il souhaite ardemment que ses amis peintres le rejoignent pour travailler dans une même communauté d’esprit.
Lettre à Théo – vers le 1er mai 1888
Cher Théo. Tu trouveras un croquis hâtif sur papier jaune, une pelouse dans le square qui se trouve à l’entrée de la ville, et, au fond, une bâtisse à peu près comme ceci.
Eh bien, j’ai aujourd’hui loué l’aile droite de cette construction, qui contient quatre pièces, ou plutôt deux avec deux cabinets.
C’est peint en jaune dehors, blanchi à la chaux à l’intérieur, en plein soleil. Je l’ai loué à raison de 15 francs par mois.
Maintenant mon désir serait de meubler une pièce, celle du premier étage, pour pouvoir y coucher.
Cela restera l’atelier, le magasin pour tout le temps de la campagne ici dans le midi, et alors j’ai mon indépendance des chicanes des hôtelleries, qui sont ruineuses et m’attristent. […] J’espère être bien tombé cette fois-ci, tu comprends, jaune en dehors, blanc en dedans, en plein soleil, je verrai enfin mes toiles dans un intérieur bien clair.
[…] Je pourrai à la rigueur rester à deux dans le nouvel atelier, et je le voudrais bien. Peut-être Gauguin viendra-t-il dans le midi.
[…] L’atelier est trop en vue pour que je puisse croire que cela puisse tenter aucune bonne femme et une crise juponnière pourrait difficilement aboutir à un collage.
Lettre à Théo – Vers le 4 mai 1888
Je crois qu’il y aurait quelque chose à faire ici pour le portrait. Si les gens sont d’une ignorance crasse en tant que quant à la peinture en général, ils sont bien plus artistes que dans le Nord pour leur propre figure et leur propre vie. J’ai vu ici des figures certes aussi belles que des Goya et des Vélasquez. Elles savent vous ficher une note rose dans un costume noir, ou bien confectionner un habillement blanc, jaune, rose, ou encore vert et rose, ou encore bleu et jaune, où il n’y a rien à changer au point de vue artistique. Seurat trouverait ici des figures d’hommes très pittoresques, malgré leurs costumes modernes.
[…]
J’étais sûrement sur le droit chemin d’attraper une paralysie quand j’ai quitté Paris. Ça m’a joliment pris après ! Quand j’ai cessé de boire, quand j’ai cessé de tant fumer, quand j’ai recommencé à réfléchir au lieu de chercher à ne pas penser, mon Dieu quelles mélancolies et quel abattement ! Le travail dans cette magnifique nature m’a soutenu au moral, mais encore là au bout de certains efforts les forces me manquaient.
[…]
Pourtant si nous voulons vivre et travailler, il faut être très prudent et nous soigner. De l’eau froide, de l’air, nourriture simple et bonne, être bien vêtu, être bien couché, et ne pas avoir des embêtements. Et pas se laisser aller aux femmes, et à la vraie vie, dans la mesure qu’on serait porté à désirer.
Lettre à Théo – vers le 5 mai 1888
Les arlésiennes dont on parle tant n’est ce pas, sais tu ce qu’en somme j’en trouve ?
Certes elles sont réellement charmantes, mais ce n’est plus ce que ça doit avoir été. Et voilà, c’est plus souvent du Mignard que du Mantegna, parce qu’elles sont en décadence. N’empêche que c’est beau, bien beau, et ici je ne parle que du type dans le caractère romain – un peu embêtant et banal. Que d’exceptions!
Il y a des femmes comme des Fragonard, et comme Renoir. Et ce que l’on ne peut pas caser dans ce qui a déjà été fait en peinture ?
Le meilleur que l’on pourrait faire, cela serait à tous les points de vue de faire des portraits de femmes et d’enfants. Seulement il me semble que ce ne sera pas moi qui ferai cela, je ne me sens pas un monsieur assez « Bel ami » pour cela. […]
Mais serais rudement content […] si en peinture il nous venait un homme à la Guy de Maupassant pour peindre gaiement les belles gens et choses d’ici. Pour moi, je travaillerai, et par-ci, par-là, il y aura de mon travail qui restera, mais ce que Claude Monet est dans le paysage, cela dans la figure peinte, qui est-ce qui fera cela ? Pourtant tu dois sentir comme moi que cela est dans l’air.
Mais le peintre de l’avenir c’est un coloriste comme il n’y en a pas encore eu *. Manet l’a préparé, mais tu sais bien que les impressionnistes ont déjà fait de la couleur plus forte que celle de Manet.
Ce peintre de l’avenir, je ne puis me le figurer vivant dans de petits restaurants, travaillant avec plusieurs fausses dents, et allant dans des bordels de zouaves comme moi.
Mais il me semble être dans le juste, lorsque je sens que cela viendra dans une génération plus loin, et que pour nous, il faut faire ce que nos moyens nous permettent dans cette direction, sans douter et sans broncher.
* Vincent ne se doutait pas, à ce moment, que ce peintre de l’avenir « un coloriste comme il n’y en pas encore eu » ce serait lui…
Lettre à Théo – vers le 12 mai 1888
J’ai deux nouvelles études : tu as un dessin déjà, d’une ferme au bord de la grande route dans les blés.
Une prairie pleine de boutons d’or très jaune, un fossé avec des plantes d’iris aux feuilles vertes à fleurs violettes, dans le fond la ville, quelque saule gris, une bande de ciel bleu. »
Vincent Van Gogh – Arles, croquis d’une ferme dans un champ de blé, 1888
Lettre à Théo – vers le 20 mai 1888
Et voilà, si nous croyons à l’art nouveau, aux artistes de l’avenir, notre pressentiment ne nous trompe pas.
Lorsque le bon père Corot * disait quelques jours avant sa mort : « J’ai vu cette nuit en songe des paysages avec des ciels tout roses », eh bien ne sont-ils pas venus ces ciels roses, et jaunes et verts par-dessus le marché, dans le paysage impressionniste ? Ceci pour dire qu’il y a des choses que l’on sent dans l’avenir et qui arrivent réellement.
[…] Cette « Espérance » * de Puvis de Chavannes est une telle réalité. Il y a dans l’avenir un art, et il doit être beau, et si jeune, que vrai si actuellement nous y laissons notre jeunesse à nous, nous ne pouvons qu’y gagner en sérénité.
* Jean-Baptiste Corot, mort en 1875, peintre précurseur de l’impressionnisme, était très apprécié des peintres avant-gardistes.
* Tableau d’une jeune fille assise sur un tertre, tenant un brin d’olivier. L’aube se lève au loin. La jeune fille symbolise une ère nouvelle pleine de promesse.
Lettre à Emile Bernard – vers le 22 mai 1888
Le peintre Emile Bernard était de 15 annnées plus jeune que Vincent. Très amis, ils s’étaient connus à Paris pendant l’hiver 1886. Vincent lui écrivait sur un ton familier, en utilisant souvent des expressions humoristiques et, parfois, de corps de garde, courantes entre vieux copains.
Je viens de lire un livre – pas beau et pas bien écrit d’ailleurs – sur les « Iles Marquises », mais bien navrant lorsqu’il raconte l’extermination de toute une tribu d’indigènes – anthropophages dans ce sens que, disons une fois par mois, on mangeait un individu - qu’est ce que ça fait !
Les blancs, très chrétiens, etc., pour mettre fin à cette barbarie (?) réellement peu féroce… n’ont pas trouvé mieux que d’exterminer et la tribu des indigènes anthropophages et la tribu avec laquelle la première guerroyait (pour se procurer ainsi, de part et d’autre, les prisonniers de guerre mangeables nécessaires).
Ensuite, on a annexé les deux îles, qui sont devenus d’un lugubre !!! Ces races tatouées, ces nègres, ces indiens, tout, tout, tout disparaît ou se vicie.
Et l’affreux blanc avec sa bouteille d’alcool, son porte-monnaie et sa vérole, quand donc l’aura-t-on assez vu ? L’affreux blanc avec son hypocrisie, son avarice et sa stérilité.
Et ces sauvages étaient si doux et si amoureux !
[…]
Les femmes de notre boulevard, d’habitude couchent seules la nuit, car elles tirent cinq ou six coups dans la journée ou le soir et très tard. C’est cet honorable carnivore, leur maquereau, qui vient les chercher et les reconduire, oui, mais il ne couche pas avec (que rarement). La femme, éreintée et défaite, se couche seule d’habitude et dort d’un sommeil de plomb. Mais avec deux ou trois lignes de refaites, cela y sera.
Qu’est ce que tu as peint maintenant ? J’ai fait, moi, une nature morte avec, une cafetière en fer émaillé bleu, une tasse et soucoupe bleu de roi, un pot au lait carrelé cobalt pâle et blanc, une tasse avec dessins orangés et bleus sur fond blanc, un pot en majolique bleu avec fleurs et feuillages verts, bruns, roses. Tout cela sur une nappe bleue sur un fond jaune. Avec ces poteries 2 oranges et trois citrons. C’est donc une variation de bleus, égayée par une série de jaunes qui vont jusqu’à l’orangé.
Vincent Van Gogh – Arles, croquis nature morte avec pot de café, 1888