CORRESPONDANCE - EXTRAITS CHOISIS
Vincent Van Gogh – Autoportrait avec l’oreille bandée et pipe, janvier 1889, Collection Niarchos
Terrible fin d’année 1888 pour Vincent Van Gogh ! : dispute avec son ami peintre Paul Gauguin et départ de celui-ci, mutilation de son oreille, venue de Paris en urgence de son frère Théo, séjour à l’hôpital en proie à un délire furieux, projet d’atelier du Midi anéanti.
Vincent sort de l’hôpital et rentre chez lui le 7 janvier. Le 9 janvier, il reçoit un faire part de fiançailles de son frère : Theodorus Van Gogh avec Johanna Bonger. Vincent n’a jamais rencontré la jeune femme originaire d’Amsterdam.
La santé du peintre, tout au long du premier trimestre de l’année 1889, va être très perturbée : crises, hallucinations, grande fatigue.
Il tient toujours à l’amitié de Gauguin qui lui demande un tableau de « Tournesols ». Malgré tout, il écrit à Théo : « Moi qui ai vu Gauguin de très très près, je le crois entraîné par l’imagination, par de l’orgueil peut-être, mais assez irresponsable. »
La peinture lui manque : « Tout le monde aura peut- être un jour la névrose, le horla, la danse de Saint-guy ou autre chose. Mais le contrepoison n’existe-t-il pas ? dans Delacroix, dans Berlioz et Wagner ? ». Manquant de modèle, il va peindre cinq fois madame Roulin, la femme de son ami facteur.
En date du 16 mars 1889, Théo s’inquiète fortement de l’état de son frère qui doit faire un nouveau séjour à l’hôpital d’Arles : « J’apprends que tu n’es pas encore mieux, ce qui me cause du chagrin. Je suis navré de savoir que maintenant que j’aurai probablement des jours de bonheur avec ma chère Jo, tu auras justement de bien mauvais jours. ». Théo doit se marier le 17 avril. Jamais son amour pour son frère ne s’est mieux exprimé que dans cette affirmation : « Tu as tant fait pour moi… »
Lettre à Théo – vers le 19 mars 1889
Vincent explique à son frère sa dramatique situation et tente de le rassurer.
Mon cher frère,
Il m’a semblé voir dans ta bonne lettre tant d’angoisse fraternelle contenue, qu’il me semble de mon devoir de rompre mon silence. Je t’écris en pleine possession de ma présence d’esprit et non pas comme un fou, mais en frère que tu connais. Voici la vérité : un certain nombre de gens d’ici ont adressé au maire (je crois qu’il se nomme M. Tardieu) une adresse (il y avait plus de 80 signatures) me désignant comme un homme pas digne de vivre en liberté, ou quelque chose comme cela.
Le Commissaire de police ou le commissaire central a alors donné l’ordre de m’interner de nouveau.
Toutefois est-il que me voici de longs jours enfermé sous clefs et verrous et gardiens au cabanon, sans que ma culpabilité soit prouvée ou même prouvable.
Va sans dire que dans le for intérieur de mon âme j’ai beaucoup à redire à tout cela. Va sans dire que je ne saurais me fâcher, et que m’excuser me semblerait m’accuser dans un cas pareil.
[…]
Si je ne retenais pas mon indignation, je serais immédiatement jugé fou dangereux. En patientant espérons, d’ailleurs les fortes émotions ne pourraient qu’aggraver mon état. C’est pourquoi je t’engage par la présente à les laisser faire sans t’en mêler.
Aussi tu conçois combien cela m’a été un coup de massue en pleine poitrine quand j’ai su qu’il y avait tant de gens ici qui étaient lâches assez de se mettre en nombre contre un seul, et celui là malade.
Bon, voilà pour ta gouverne ; en tant que quant à ce qui concerne mon état moral je suis fortement ébranlé, mais je recouvre quand même un certain calme pour ne pas me fâcher. D’ailleurs l’humilité me convient après l’expérience d’attaques répétées. Je prends donc patience.
Le principal, je ne saurais trop te le dire, est que tu gardes ton calme aussi et que rien ne te dérange dans tes affaires. Après ton mariage nous pouvons nous occuper de mettre tout cela au clair, et en attendant, ma foi, laisse moi ici tranquillement. Je suis persuadé que M. le maire ainsi que le commissaire sont plutôt des amis et qu’ils feront tout leur possible d’arranger tout cela. Ici, sauf la liberté, sauf bien des choses que je désirerais autrement, je ne suis pas trop mal.
[…]
Je ne te cache pas que j’aurais préféré crever que de causer et de subir tant d’embarras. Que veux tu, souffrir sans se plaindre est l’unique leçon qu’il s’agit d’apprendre dans cette vie.
Mon cher frère le mieux reste peut-être de blaguer nos petites misères et aussi un peu les grandes de la vie humaine. Prends-en ton parti d’homme et marche bien droit à ton but. Nous autres artistes dans la société actuelle ne somme que la cruche cassée.
Si je prends patience, cela ne saurait que me fortifier pour ne plus être tant en danger de retomber dans une crise. Naturellement moi qui réellement ai fait de mon mieux pour être ami avec les gens, et qui ne m’en doutais pas, cela m’a été un rude coup.
A bientôt mon cher frère j’espère, ne t’inquiète pas. C’est une sorte de quarantaine qu’on me fait passer peut-être. Qu’en sais je ?
Lettre à Théo – vers le 24 mars 1889
A la demande de Théo, le peintre néo-impressionniste Paul Signac est venu voir Vincent pour lui remonter le moral. Signac écrit à Théo : « J’ai trouvé votre frère en parfait état de santé physique et morale. Le docteur Rey lui conseille de déménager, son voisinage lui étant hostile. C’est aussi le souhait de votre frère qui voudrait sortir le plus tôt possible de cet hospice où, en somme, il doit souffrir de cette continuelle surveillance. »
Je t’écris pour te dire que j’ai vu Signac, ce qui m’a fait considérablement du bien. Il a été bien brave et bien droit et bien simple lorsque la difficulté se manifestait d’ouvrir ou non de force la porte close par la police, qui avait démoli la serrure. On a commencé par ne pas vouloir nous laisser faire et en fin de compte nous sommes pourtant rentrés. Je lui ai donné en souvenir une nature morte qui avait exaspéré les bons gens d’armes de la ville d’Arles, parce que cela représentait deux harengs fumés, qu’on nomme gendarmes comme tu sais.
Vincent Van Gogh – Harengs sur une feuille de papier jaune, janvier 1889, collection privée
[...]
Rarement ou jamais j’ai eu avec un impressionniste une conversation de part et d’autre à tel point sans désaccords ou chocs agaçants.
[…]
J’ai profité de ma sortie pour acheter un livre : Ceux de la glèbe de Camille Lemonnier. * J’en ai dévoré deux chapitres, c’est d’un grave, c’est d’une profondeur ! Attends que je te l’envoie. Voilà pour la première fois depuis plusieurs mois que je prends un livre en main. Cela me dit beaucoup et me guérit considérablement.
* Ecrivain belge particulièrement fécond souvent surnommé « le Zola belge »
Lettre à Théo – vers le 29 mars 1889
Avant-hier et hier je suis sorti une heure en ville pour chercher de quoi travailler. En allant chez moi j’ai pu constater que les voisins proprement dits, ceux que je connais, n’ont pas été du nombre de ceux qui avaient fait cette pétition. Quoi qu’il en soit d’ailleurs, j’ai vu que j’avais encore des amis dans le nombre.
[…]
J’ai fait venir encore quelques livres pour avoir quelques idées solides dans la tête. J’ai relu La case de l’oncle Tom, tu sais le livre de Beecher Stowe sur l’esclavage, les Contes de Noël de Dickens, et j’ai donné à M. Salles Germinie Lacerteux. *
* livre de Edmond et Jules de Goncourt contant l’histoire tragique d’une fille du peuple montée à Paris pour travailler comme domestique
Et voila que pour la 5me fois je reprends ma figure de la « Berceuse ». […] Je cherche à faire une image telle qu’un matelot qui ne saurait pas peindre, en imaginerait lorsqu’en pleine mer il songe à une femme d’à terre.
Vincent Van Gogh – La berceuse Augustine Roulin, janvier 1889, Museum of Fine Arts, Boston
A l’hospice ils sont très prévenants pour moi de ces jours ci, ce qui - comme bien d’autres choses – me confond et me rend un peu confus.
[…]
Ah ! Il ne faut pas que j’oublie de te dire une chose à laquelle j’ai très souvent pensé. Par hasard tout à fait dans un article d’un vieux journal je trouvais une parole écrite sur une antique tombe dans les environs d’ici à Carpentras.
Voici cette épitaphe très très très vieille, du temps mettons de la Salammbô de Flaubert.
« Thébé, fille de Thelhui, prêtresse d’Osiris, qui ne s’est jamais plainte de personne. »
Si tu voyais Gauguin tu lui raconterais cela. Et je songeais à une femme fanée, tu as chez toi l’étude de cette femme qui avait des yeux si étranges, que j’avais rencontrée par un autre hasard.
Qu’est ce que c’est que ça « elle ne s’est jamais plainte de personne » ? Imaginez une éternité parfaite, pourquoi pas, mais n’oublions pas que la réalité dans les vieux siècles a cela : « et elle ne s’est jamais plainte de personne ».
[…]
Maintenant tu me parles du « vrai Midi »et moi je disais que enfin il me semblait que c’était plutôt à des gens plus complets que moi, d’y aller. Le « vrai Midi » n’est ce pas un peu là où l’on trouverait une raison, une patience, une sérénité suffisante pour devenir comme cette bonne « Thébé, fille de Thelhui, prêtresse d’Osiris, qui ne s’est jamais plainte de personne ». *
* Curieuse pensée dont j’ai cherché le sens. Je tente de l’expliquer : dans un courrier récent à Vincent, Théo faisait allusion à un lieu hypothétique qu’il appelait « le vrai Midi ». Ce lieu se trouverait en dehors d’Arles, dont les habitants rejettent Vincent, un Midi où son frère se sentirait bien, enfin chez lui, où son art pourrait s’exprimer pleinement. « Je laisse cela pour des gens plus complets, plus entiers que moi. Je ne suis bon que pour quelque chose d’intermédiaire et de second rang et effacé», lui répondit Vincent. Je suppose qu’il voulait sans doute parler de cette fragilité handicapante, cette maladie, qui le suivait partout, que ce soit dans le Nord ou le Midi, et qui nuirait dorénavant à sa production artistique.
Vincent Van Gogh – Crabe sur le dos, janvier 1889, Van Gogh Museum, Amsterdam
(Vincent pourrait avoir peint ce crabe d’après des gravures japonaises sur le même sujet. A moins que ce ne soit une étonnante métaphore de son état de mal-être actuel : sur le dos...)