Jacques-Emile Blanche – Portrait de Marcel Proust, 1892, musée d’Orsay, Paris
Richard Lejeune qui a arrêté de publier depuis quelques mois dans son excellent site ÉGYPTOMUSÉE, se consacre désormais à l’étude de l’œuvre de l’écrivain Marcel Proust. Il se trouve qu’il m’a fait connaître récemment par mail un texte passionnant tiré d’un ouvrage Proust et ses peintres publié en 2000 au Pays-Bas sous la direction de Sophie Bertho.
L’auteur de ce texte se nomme Kazuyoshi Yoshikawa et est Professeur à l’Université de Tokyo. Il étudie depuis plusieurs années l’œuvre de Marcel Proust.
Selon ce professeur japonais, un banquier fortuné, critique d’art, nommé Charles Ephrussi, aurait directement inspiré le personnage de Swann dans la A la recherche du temps perdu de Proust.
Cette histoire m’a intéressé. J’ai eu envie de consacrer un article à Charles Ephrussi et au rôle qu’il tient dans le roman.
L’analyse que je présente, basée sur l’étude du professeur Kazuyoshi Yoshikawa, peut paraître un peu complexe sur l’œuvre de Proust. J’ai fait de mon mieux pour la présenter de façon claire.
Bonne lecture, peut-être en buvant une tasse de café, à moins que la bière… Richard me fera certainement remarquer et rectifier mes erreurs éventuelles.
CHARLES EPHRUSSI
Que vient faire le personnage de Charles Ephrussi dans la Recherche ? Qui était-il ?
Charles Ephrussi était un banquier, collectionneur, critique d’art et mécène. Cet amateur de peinture occupait une place importante dans le petit monde des amateurs d’art de la fin du 19ème–début 20ème siècle. Directeur de la « Gazette des Beaux-Arts », il aurait connu Proust dans les salons qu’il fréquentait et aurait initié celui-ci, déjà grand amateur d’art, au monde des Beaux-Arts en lui permettant de publier des articles. Comme collectionneur et critique d’art, Charles Ephrussi fréquentait les peintres contemporains, dont Degas, Manet, Puvis de Chavannes et Renoir dont il possédait plusieurs tableaux dans sa collection.
PERSONNAGES DE LA « RECHERCHE » PRÉSENTANT UN LIEN AVEC CHARLES EPHRUSSI
Les deux personnages qui nous intéressent sont présents constamment dans chacun des sept livres de la Recherche.
ELSTIR : Il s’agit d’un peintre renommé. Il va devenir l’ami de Swann. Ses tableaux trônent dans les plus grands hôtels particuliers du faubourg Saint-Germain dont celui du duc de Guermantes qui possède de nombreuses toiles décorant ses salons.
CHARLES SWANN : Il s’agit du deuxième personnage le plus important de la Recherche. Dandy fortuné, fin connaisseur des arts, il fréquente les plus grandes familles de l’aristocratie parisienne. Il possède un charme ironique qui plaît au narrateur qui se reconnaît un peu en lui.
LE CÔTÉ DE GUERMANTES (3ème livre de l’œuvre)
Toute l’œuvre de Marcel Proust dans la Recherche abonde constamment de références picturales.
L’étude du professeur Kazuyoshi Yoshikawa s’attache à démontrer le lien qui existe entre le personnage de Swann et le collectionneur Charles Ephrussi. Les extraits du roman qui sont l’objet de cette étude sont pour la plupart situés dans le troisième livre de la Recherche : Le Côté de Guermantes.
Dans ce livre, un long paragraphe nous intéresse particulièrement : le narrateur, invité à dîner pour la première fois chez le duc de Guermantes, se met à table après avoir admiré les nombreux tableaux d’Elstir que possède les Guermantes.
Avant d’analyser les différents passages de ce texte, et afin de mieux les comprendre et les expliquer, je montre le texte en entier ci-dessous. Voici les paroles que les Guermantes adressent au narrateur :
« — Tenez, justement, me dit Mme de Guermantes en attachant sur moi un regard souriant et doux et parce qu’en maîtresse de maison accomplie elle voulait, sur l’artiste qui m’intéressait particulièrement, laisser paraître son savoir et me donner au besoin l’occasion de faire montre du mien, tenez, me dit-elle en agitant légèrement son éventail de plumes tant elle était consciente à ce moment-là qu’elle exerçait pleinement les devoirs de l’hospitalité et, pour ne manquer à aucun, faisant signe aussi qu’on me redonnât des asperges sauce mousseline, tenez, je crois justement que Zola a écrit une étude sur Elstir, ce peintre dont vous avez été regarder quelques tableaux tout à l’heure — les seuls du reste que j’aime de lui, ajouta-t-elle. En réalité, elle détestait la peinture d’Elstir, mais trouvait d’une qualité unique tout ce qui était chez elle. Je demandai à M. de Guermantes s’il savait le nom du monsieur qui figurait en chapeau haut de forme dans le tableau populaire, et que j’avais reconnu pour le même dont les Guermantes possédaient tout à côté le portrait d’apparat, datant à peu près de cette même période où la personnalité d’Elstir n’était pas encore complètement dégagée et s’inspirait un peu de Manet. « Mon Dieu, me répondit-il, je sais que c’est un homme qui n’est pas un inconnu ni un imbécile dans sa spécialité, mais je suis brouillé avec les noms. Je l’ai là sur le bout de la langue, monsieur… monsieur… enfin peu importe, je ne sais plus. Swann vous dirait cela, c’est lui qui a fait acheter ces machines à Mme de Guermantes, qui est toujours trop aimable, qui a toujours trop peur de contrarier si elle refuse quelque chose ; entre nous, je crois qu’il nous a collé des croûtes. Ce que je peux vous dire, c’est que ce monsieur est pour M. Elstir une espèce de Mécène qui l’a lancé, et l’a souvent tiré d’embarras en lui commandant des tableaux. Par reconnaissance — si vous appelez cela de la reconnaissance, ça dépend des goûts — il l’a peint dans cet endroit-là où avec son air endimanché il fait un assez drôle d’effet. Ça peut être un pontife très calé, mais il ignore évidemment dans quelles circonstances on met un chapeau haute forme. Avec le sien, au milieu de toutes ces filles en cheveux, il a l’air d’un petit notaire de province en goguette. Mais dites donc, vous me semblez tout à fait féru de ces tableaux. Si j’avais su ça, je me serais tuyauté pour vous répondre. Du reste, il n’y a pas lieu de se mettre autant martel en tête pour creuser la peinture de M. Elstir que s’il s’agissait de « la Source » d’Ingres ou des « Enfants d’Édouard » de Paul Delaroche. Ce qu’on apprécie là dedans, c’est que c’est finement observé, amusant, parisien, et puis on passe. Il n’y a pas besoin d’être un érudit pour regarder ça. Je sais bien que ce sont de simples pochades, mais je ne trouve pas que ce soit assez travaillé. Swann avait le toupet de vouloir nous faire acheter une « Botte d’Asperges ». Elles sont même restées ici quelques jours. Il n’y avait que cela dans le tableau, une botte d’asperges précisément semblables à celles que vous êtes en train d’avaler. Mais moi je me suis refusé à avaler les asperges de M. Elstir. Il en demandait trois cents francs. Trois cents francs une botte d’asperges ! Un louis, voilà ce que ça vaut, même en primeurs ! Je l’ai trouvée roide. Dès qu’à ces choses-là il ajoute des personnages, cela a un côté canaille, pessimiste, qui me déplaît. Je suis étonné de voir un esprit fin, un cerveau distingué comme vous, aimer cela. »
ANALYSE D’APRÈS L’ÉTUDE DU PROFESSEUR KAZUYOSHI YOSHIKAWA
1. Manet et ses asperges
Edouard Manet – Bouquet d’asperges, 1880, Walhaf-Richartz Museum, Cologne
Edouard Manet – L’asperge, 1880, Musée d’Orsay, Paris
« Swann avait le toupet de vouloir nous faire acheter une « Botte d’Asperges ». Elles sont même restées ici quelques jours. Il n’y avait que cela dans le tableau, une botte d’asperges précisément semblables à celles que vous êtes en train d’avaler. Mais moi je me suis refusé à avaler les asperges de M. Elstir. Il en demandait trois cents francs. Trois cents francs une botte d’asperges ! Un louis, voilà ce que ça vaut, même en primeurs ! »
A la fin de ce long texte, le duc de Guermantes fait une allusion aux asperges. Les lecteurs connaissant l’art reconnaitrons facilement qu’il s’agit du Bouquet d’asperges d’Edouard Manet peint en 1880. Proust incite donc le lecteur à deviner que le tableau peint par Elstir fait référence à la toile de Manet. Ainsi il laisse reconnaître dans le personnage d’Elstir, Manet lui-même.
Dans cette histoire d’asperges, Charles Ephrussi apparaît pour la première fois. Il se trouve que, en 1880, c’est lui qui commande à Manet un tableau représentant une botte d'asperges ; il est si content du tableau qu'au lieu de verser les 800 francs convenus (et non les 300 francs dans le récit de Proust), il envoie 1 000 francs à Manet qui, en remerciement, lui adresse huit jours plus tard une petite toile représentant une seule asperge accompagnée de ce message : « Il en manquait une à votre botte ». Charles Ephrussi fit donc l’acquisition des deux tableaux de Manet représentant des asperges.
Il paraît donc probable que, à la fin du siècle, Proust vit les deux toiles d’asperges chez Ephrussi. Il n’avait plus qu’à insérer le tableau de la botte d’asperges dans son livre Le Côté de Guermantes et ainsi laisser sous-entendre un lien entre le personnage d’Elstir et le peintre Edouard Manet.
2. Zola et ses critiques annuelles du Salon
« (…) tenez, je crois justement que Zola a écrit une étude sur Elstir, ce peintre dont vous avez été regarder quelques tableaux tout à l’heure. »
La duchesse parlant d’un écrit de Zola sur une étude d’Elstir fait donc référence à la longue critique que Zola dans son compte-rendu du Salon de 1867 fit à Edouard Manet.
3. Les paysages de Claude Monet
Il apparaît que Proust vit d’autres tableaux chez le collectionneur. Une preuve le démontre : le superbe passage, ci-dessous, qu’il écrivit dans Jean Santeuil en 1895 en songeant sans aucun doute à Matinée sur la Seine, près de Giverny peint en 1897 par Claude Monet.
Ce tableau appartenait lui aussi au tournant du siècle à Charles Ephrussi. La note entre parenthèses à la fin du texte du nom de Charles Ephrussi comme propriétaire du tableau démontre bien que Proust l’avait vu.
« (…) voyez le reflet bleu des bois, le reflet bleu du ciel, voyez comme tout se tait, comme l’eau écoute le silence des rives, comme tout s’amortit, comme tout est bleu et déjà un peu sombre à l’ombre bleue des bois sur l’eau, tandis qu’au milieu, dans le reflet bleu du ciel, de la lumière persiste encore, en dernier reflet (chez Ch. Ephrussi). » - Jean Santeuil
Claude Monet – Matinée sur la Seine près de Giverny, 1897
4. Les canotiers de Renoir
Dans le même paragraphe dans Le côté de Guermantes, tandis que le narrateur mange des asperges, il est question dans la conversation d’un autre tableau d’Elstir.
« (…) Je demandai à M. de Guermantes s’il savait le nom du monsieur qui figurait en chapeau haut de forme dans le tableau populaire, et que j’avais reconnu pour le même dont les Guermantes possédaient tout à côté le portrait d’apparat, datant à peu près de cette même période où la personnalité d’Elstir n’était pas encore complètement dégagée et s’inspirait un peu de Manet. »
Et plus loin dans la phrase : « ce monsieur est pour M. Elstir une espèce de Mécène qui l’a lancé, et l’a souvent tiré d’embarras en lui commandant des tableaux. Par reconnaissance — si vous appelez cela de la reconnaissance, ça dépend des goûts — il l’a peint dans cet endroit-là où avec son air endimanché il fait un assez drôle d’effet. Ça peut être un pontife très calé, mais il ignore évidemment dans quelles circonstances on met un chapeau haute forme. Avec le sien, au milieu de toutes ces filles en cheveux, il a l’air d’un petit notaire de province en goguette. »
Certains spécialistes de l’art ont cru reconnaître dans ce passage la toile de R